Réflexions sur « Le capital au XXIe siècle » de Thomas Piketty

jeudi 31 octobre 2013, par François Chesnais *

Le capital au XXIe siècle de Thomas Piketty [1] est un gros livre (plus de 950 pages) au titre ambitieux, ce dont il est tout à fait conscient. Le livre aurait pu être plus long encore, puisque Piketty renvoie à des annexes sur son site Internet. Cependant, il cerne soigneusement son sujet. On sait dès les premières lignes qu’il va traiter de l’évolution de la répartition des richesses dans le long terme et du rapport entre l’accumulation de capital privé et sa concentration. Il s’agit, « au début de ce siècle de tirer de l’expérience des siècles passés quelques modestes clefs pour l’avenir » portant sur l’évolution des inégalités de revenu et de patrimoine tout en sachant que « l’histoire invente ses propres voies » (p. 60). Piketty veut aider ses lecteurs à l’aide de références littéraires qui peuvent être une incitation à relire, ou à lire pour la première fois, les grands romanciers observateurs de la société bourgeoise anglaise et française du XIXe siècle et du début du XXe. Il reste que, si la lecture du livre section par section est généralement claire et facile, sa structure en rend le maniement ardu et l’accessibilité assez difficile.

1. Un livre important sur la répartition des revenus et des patrimoines

Celles et ceux qui s’y attelleront auront entre les mains un livre qui servira longtemps de travail de référence concernant certaines facettes majeures des inégalités sociales analysées sur une très longue période. Depuis plus de quinze ans, Piketty travaille sur la répartition des revenus, et, chose plus rare, sur celle des patrimoines, en France mais aussi, avec des collègues proches, au Royaume-Uni et aux États-Unis (Emmanuel Saez en particulier). On trouve donc réunis dans un cadre de présentation homogène des travaux qui ne pouvaient précédemment être consultés, en français ou en anglais, que de façon éparse. Piketty ne s’intéresse pas seulement au partage du revenu entre capital et travail, mais aussi à la transmission par héritage. Le chapitre sur « Mérite et héritage dans le long terme » met ce facteur en regard des autres facteurs d’inégalité et montre à quel point il a retrouvé depuis vingt ans une grande importance. On a affaire à un immense travail de présentation et d’analyse des données statistiques. Sur la question des inégalités, chacun dispose désormais pour trois pays capitalistes avancés de données chiffrées de longue période, ce qui est considérable. Un index en aurait rendu la consultation plus facile, même pour des chercheurs. À plusieurs reprises, je vais donc employer des expressions comme « me semble-t-il ». J’espère que Thomas Piketty me le pardonnera.

On est en présence d’un livre qui prend parti. Dans le monde de l’enseignement et de la recherche, Piketty se situe avec un certain panache du côté de celles et ceux qui cherchent à résister à l’emprise presque sans faille que les néolibéraux ont établie sur les départements de science économique et sur la section économie du CNRS. Pour lui, « il n’y a d’autre place pour l’économie que comme sous-discipline des sciences sociales aux côtés de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, des sciences politiques et de tant d’autres. Je n’aime pas beaucoup l’expression sciences économiques qui me semble terriblement arrogante et qui pourrait faire croire que l’économie aurait atteint une scientificité supérieure, spécifique, distincte de celles des autres sciences sociales » (p. 945). Plus encore, Piketty défend l’engagement politique des chercheurs au sens noble du terme (celui de Pierre Bourdieu) : « Les chercheurs en sciences sociales comme d’ailleurs tous les intellectuels et surtout tous les citoyens doivent s’engager dans le débat public. (…) L’idée selon laquelle l’éthique du chercheur et celle du citoyen seraient irréconciliables et qu’il faudrait séparer le débat sur les moyens et celui sur les fins me semble être une illusion dangereuse. Trop longtemps les économistes ont cherché à définir leur identité à partir de leur supposées méthodes scientifiques. En réalité ces méthodes sont surtout fondées sur un usage immodéré des modèles mathématiques qui ne sont souvent qu’une excuse permettant d’occuper le terrain et de masquer la vacuité du propos » (p. 946). 

2. Un livre qui ouvre un débat théorique sur le capital et la propriété

Venons-en aux remarques critiques. Dans la Revue du Conseil scientifique d’Attac elles seront plus longues et plus précises que dans mon article paru dans Le Monde des livres [2]. La première difficulté concerne la structure même du livre, qui est divisé en deux parties épistémologiquement distinctes : D’abord, dans les trois premières parties de la table des matières, présentation pour la France, l’Angleterre et les États-Unis des statistiques montrant l’évolution en longue période des différents facteurs d’inégalité des richesses ; ensuite, dans la quatrième partie, les réponses que « le politique » peut apporter pour freiner et corriger. Les premières parties suivent un plan analytique et sont découpées en chapitres sur le rapport capital/revenu, le partage capital/travail, mérite et héritage, etc. Piketty y introduit chaque fois des éléments historiques et géopolitiques, mais celles ou ceux qui n’auront pas très bien en tête dans ces chapitres l’histoire de l’expansion coloniale, des guerres et des crises seront assez perdus. Piketty aurait pu parler aussi des travaux d’historiens économiques sur les similarités et différences entre la « première mondialisation » propulsée par le capitalisme au XIXe siècle, avec un apogée entre 1880 et 1914, et celle qui commence dans les années 1980 avec la libéralisation de la finance, des investissements et des échanges. Il y a là l’un des facteurs explicatifs majeurs de la forme en U des courbes des inégalités. La « nouvelle économie-monde » ne surgit, sans grande précision, qu’au début de la quatrième partie.

La seconde remarque est que, s’agissant des inégalités il est très peu question de la propriété des moyens de production comme étant un de leurs fondements. Le chapitre sur le mérite et l’héritage, me semble-t-il, n’en dit rien. Cela a peut-être un rapport avec le fait que Thomas Piketty, sans parler bien sûr du capitalisme comme un « horizon indépassable » à la François Furet, le prend comme un système économique et social dont il n’est jamais question que l’humanité puisse sortir. Il n’y pas vraiment un « autre monde possible » pour reprendre un terme d’Attac et de l’altermondialisme. Ce système n’est pas exactement un invariant, puisqu’il est marqué par « une dynamique de la répartition des richesses (qui) met en jeu de puissants mécanismes qui poussent alternativement dans le sens de la convergence et de la divergence » (p.47), mais cette dynamique ne va pas dans le sens du dépassement. Le fondement théorique en est (p.92-93) une « inégalité fondamentale », pour ne pas dire une loi, qui ne peut être corrigée que par l’action politique et des mesures étatiques. Elle se résume dans la notation toute simple r > g, qui dit que le taux de rendement du capital, lequel comprend les profits, les dividendes et les intérêts nourrissant la rente financière, mais aussi les loyers attenants à la rente immobilière à laquelle Piketty prête fort justement grande attention, est tendanciellement supérieur au taux de croissance. Le constat statistique est que, sur un siècle et demi, le rendement du capital après impôt a été de l’ordre de 4 à 5 % par an, tandis que la croissance moyenne des pays riches a été de l’ordre de 1 à 2 %, conduisant mécaniquement à une concentration toujours plus élevée des patrimoines. Dans son article bête et méchant dans Le Monde des Livres, Jean-Marc Daniel écrit qu’en disant cela Piketty ne se sépare guère des « économistes » qui « savent depuis longtemps que la ’règle d’or de la croissance’ est que le taux d’intérêt doit être égal au taux de croissance. Dans une situation de taux d’intérêt supérieur au taux de croissance, apparaît un déséquilibre favorisant les détenteurs de capital ». Daniel ne doit pas avoir lu le livre bien loin, car aux pages 262-263 Piketty introduit une « seconde loi fondamentale » notée B = s/g. Elle relie cette fois-ci le taux de croissance au taux d’épargne et dit qu’un « pays qui épargne beaucoup et croît lentement accumule un stock énorme de capital », de sorte que « dans une société en quasi-stagnation les patrimoines issus du passé prennent une importance démesurée ». De là le rôle grandissant de l’héritage dans la croissance des inégalités.

Les références faites à la mondialisation dans différentes sous-sections des trois premières parties sont, à moins que je n’aie manqué quelque chose, pratiquement toutes liées à la mondialisation financière. Elles concernent les placements en actions et en titres de la dette publique et les flux d’investissement de portefeuille. Il n’est pas question de l’investissement étranger direct et des relations politiques et sociales dans lesquelles naissent les flux de dividendes et d’intérêts. Ceci me conduit aux rapports de Thomas Piketty avec Marx. Celui-ci est très présent dans le livre puisque la question qu’il pose d’entrée de jeu est de savoir si l’évolution de la répartition des richesses et le rapport entre l’accumulation de capital privé et sa concentration dans le long terme est marquée par leur polarisation croissante ainsi que Marx l’annonçait, ou au contraire par leur atténuation sous l’effet de la croissance comme l’ont affirmé Kuznets et d’autres économistes américains des années 1950. Marx est abondamment cité dans le passage sur le rôle de la dette publique dans l’accumulation de capital-argent et la formation, notamment en France, d’une importante couche de purs rentiers (pages 210 et suivantes). Tout en disant que ses « conclusions sont moins apocalyptiques » que celles de Marx, Piketty constate que les données qu’il a rassemblées donnent plutôt raison à ce dernier, en dépit du fait, ajoute-t-il tout de suite que « (sa) théorie repose implicitement sur une croissance rigoureusement nulle de la productivité à long terme » (p. 56). Utiliser le terme « implicitement », c’est ici non pas suggérer qu’on n’a pas lu Le Capital, ce qui n’est vraiment pas le cas de Piketty, mais qu’on l’a lu essentiellement sous l’angle des rapports de distribution ou de répartition du revenu. Pour reprendre une distinction importante de Marx, il s’intéresse au capital comme capital-propriété et non comme capital-fonction. Cela le conduit à dire, à propos de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, que, chez Marx comme chez ses contemporains, « on produit plus uniquement parce que chaque travailleur dispose de plus de machines » (p. 306). C’est faire l’impasse sur les passages qui, tout au long du Capital, évoquent la surveillance des travailleurs pour s’assurer de l’intensification du travail et la hausse de sa productivité qui annonce le taylorisme, de même que sur ceux qui concernent la productivité du capital investi en capital constant fixe et circulant (les passages sur la durée de vie des machines et les temps de rotation). S’agissant de la situation actuelle, on ne trouvera presque rien, même sous forme de renvois à des lectures, sur les technologies de l’information, la concentration industrielle, l’internationalisation de la production ou la mise en concurrence mondialisée des travailleurs. Ce sont pourtant ces facteurs qui sont le substrat de la hausse du rendement du capital, notamment, de façon immédiate, des profits et des dividendes. Avant de pouvoir répartir la richesse, il faut l’avoir produite, et les conditions sociales de cette production déterminent dès le départ la configuration de cette répartition. Aujourd’hui, ce sont la propriété privée des moyens de production à un très haut niveau de concentration et la mise en concurrence directe des travailleurs entre pays et entre continents, permise par la libéralisation de l’IDE et des échanges, qui façonnent le partage capital-travail. Je regrette donc que la question posée à propos de la Chine est de savoir si elle « va posséder le monde » (p. 737 et suivantes).

3. Retour à l’économie politique

Assez tôt, dans son introduction, Piketty affirme avec force que « l’histoire de la répartition des richesses est une histoire profondément politique et ne saurait se résumer à des mécanismes purement économiques » (p. 47). On attend donc avec grand intérêt les chapitres où il est question du rôle du politique, aussi bien quant aux moyens à employer pour freiner ou même renverser les mécanismes économiques que quant aux acteurs sur lesquels leur mise en œuvre repose. C’est la partie du livre de Thomas Piketty qui a été le plus commentée et je serai donc plus bref. Je ne répéterai pas ce que j’ai écrit dans Le Monde des Livres. Je relèverai deux choses qui m’ont frappé. La première est que, dans cette partie, l’engagement politique du chercheur revêt un caractère normatif. La recherche en sciences sociales se mue en économie politique. Il ne s’agit plus, comme à la page 18, « d’établir patiemment des faits et des régularités et d’analyser sereinement les mécanismes économiques, sociaux et politiques susceptibles d’en rendre compte (…) en sorte que le débat démocratique soit mieux informé et se focalise sur les bonnes questions ». Il s’agit de dire « quel doit être le rôle idéal de l’État dans l’organisation économique et sociale d’un pays, quelles sont les institutions et les politiques publiques nous rapprochant le plus d’une société idéale ». (p. 945) Il n’y a qu’un pas à franchir pour proposer des mesures à l’intention des gouvernants. La seconde chose qui m’a frappé, c’est que la mobilisation des travailleurs et l’action politique des citoyens me paraissent bien absentes. Dans le chapitre intitulé « Un État social pour le XXIe siècle », qui revient assez longuement sur sa formation au XXe siècle et où l’attention est portée sur l’Angleterre, la Suède, la France et les États-Unis, il n’y a rien sur le rôle que pourraient avoir joué la grève générale dans les trois premiers pays et une très forte poussée de syndicalisation dans le quatrième. Les derniers chapitres touchent aussi à des questions où les militants d’Attac se sont investis comme salariés et comme citoyens. Dans sa défense de « l’utopie utile » de l’impôt mondial sur le capital, Piketty aurait pu parler de la taxe sur les transactions financières (« taxe Tobin ») dont la mise en œuvre aurait été un premier pas. Il n’est pas favorable au combat pour l’audit citoyen de la dette en vue de son annulation au moins partiel et à la renationalisation-socialisation du système bancaire dans laquelle l’association Attac est engagée. Ce serait courir le risque « de panique bancaire et de faillites en cascade » (p. 888). Il nous revoie ainsi à un « impôt exceptionnel ». Beaucoup de questions donc à débattre au sujet d’un livre dont, je répète, la parution dans le climat intellectuel et politique actuel est plus que bienvenue.

Notes

[1T. Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.

[230 août 2013.

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