Éléments de réponses à François Chesnais

mercredi 30 octobre 2013, par Thomas Piketty *

Je voudrais d’abord remercier François Chesnais pour sa lecture attentive de mon livre et pour ses commentaires élogieux. Je vais ici me concentrer sur quelques remarques permettant de préciser certains points de désaccords possibles.

Premier point 

François Chesnais note à plusieurs reprises que je me concentre – selon lui – sur le capital-propriété davantage que sur le capital-fonction, et que je m’intéresse davantage à la mondialisation financière qu’aux rapports de production et aux investissements directs étrangers. Ce n’est pas tout à fait exact. Quand j’évoque – dès les premières lignes de la première partie – le cas du massacre en juillet 2012 de la mine de platine de Marikana, propriété des actionnaires de la société londonienne Lonmin, il s’agit bien d’un investissement direct étranger. Plus généralement, les placements financiers internationaux, dont je retrace l’histoire depuis le XIXe siècle et l’histoire coloniale jusqu’au temps présent, prennent en pratique la forme prédominante de participations fortes ou majoritaires en actions, si bien que la frontière avec les investissements directs est plus que poreuse. Si je ne parle pas beaucoup des relations entre les actionnaires internationaux (tels que ceux de Lonmin) et les salariés concernés (comme les mineurs sud-africains), c’est parce que ces rapports se réduisent souvent à un transfert financier des seconds vers les premiers (il n’est pas sûr qu’ils aient souvent l’occasion de se rencontrer).

Second point (plus important sans doute)

François Chesnais me reproche de privilégier l’impôt progressif sur le capital, au détriment des propositions fondées sur la répudiation de la dette publique et la nationalisation du système bancaire. Ce débat est parfaitement légitime, mais il y a un point que je ne comprends pas : François Chesnais semble penser que mes propositions cherchent avant tout à formuler des mesures « à l’intention des gouvernants », et non du mouvement social dans son ensemble. Quelle idée étrange ! Les gens qui nous gouvernent ne lisent pas de livres. Mon livre et mes propositions s’adressent à tous ceux qui en lisent, et donc à tous les militants et tous les citoyens, qui je l’espère porteront un jour au pouvoir un gouvernement mettant en place les meilleurs politiques possibles permettant de conduire à une société juste. Or il se trouve que l’impôt progressif sur le capital me semble une meilleure politique que la répudiation de la dette, en particulier du point de vue des plus modestes. Quand on annule la dette publique à une grande échelle, personne ne sait très bien qui en fera les frais (quels établissements de crédit feront faillite, quels épargnants perdront les économies). L’idée selon laquelle il suffirait de prononcer les mots « nationalisation du système bancaire » pour garantir une répartition juste et harmonieuse des efforts et des richesses me semble peu cohérente avec les leçons de l’histoire : il existe sur tous les continents quantité d’exemples de systèmes bancaires étatiques qui n’ont aucunement apporté aux plus modestes les services et les garanties qui avaient été annoncés. L’impôt progressif sur le capital me semble une solution plus prometteuse, car elle permet de s’assurer, de façon transparente et démocratique, que les patrimoines inférieurs à un certain seuil ne paieront rien, et que les efforts demandés progresseront avec le niveau des patrimoines. C’est par exemple ce qu’a réalisé l’impôt de solidarité nationale de 1945 (dont les taux allaient de 0 % pour les plus bas patrimoines à 25 % pourules plus élevés, voire 100 % pour les enrichissements les plus importants survenus entre 1940 et 1945), de façon beaucoup plus juste que l’inflation des années 1945-1948, qui a ruiné nombre de petits épargnants.

Je voudrais enfin préciser un point essentiel

Il n’existe aucune raison naturelle pour laquelle le taux de rendement du capital – c’est-à-dire ce que rapporte un capital au cours d’une année (sous forme de loyers, dividendes, intérêts, profits, plus-values, quelle que soit la nature juridique de ces revenus), en pourcentage de sa valeur initiale – s’abaisse au niveau du taux de croissance de l’économie. La façon la plus simple de s’en convaincre est de constater que la croissance a été quasi nulle pendant l’essentiel de l’histoire de l’humanité, alors que le rendement du capital a toujours été nettement positif (typiquement 4 % à 5 % pour la rente foncière dans les sociétés agraires traditionnelles). Cela ne pose aucun problème logique d’un point de vue strictement économique. Bien au contraire, plus le marché du capital est pur et parfait, au sens des économistes, plus l’inégalité entre rendement du capital et croissance économique sera forte. Par contre, cela conduit à des inégalités extrêmes et peu compatibles avec les valeurs méritocratiques sur lesquelles se fondent nos sociétés démocratiques. Cette contradiction fondamentale entre capitalisme et démocratie était une évidence pour Marx (pour qui la croissance provenait pour l’essentiel de l’accumulation du capital, si bien que la croissance pure de la productivité était nulle ou quasi nulle à long terme). On l’a oublié au XXe siècle, car les chocs causés par les guerres ont provisoirement réduit le rendement du capital, et ont durablement dopé la croissance du fait de la longue phase de reconstruction et de rattrapage qu’ont constituée les Trente Glorieuses. Elle réapparaît aujourd’hui de la façon la plus crue. Il est temps d’apporter à cette contradiction logique fondamentale des réponses plus pacifiques – et surtout plus durables – que celles apportées jusqu’ici.

29 septembre 2013

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