A propos du « Bloc arc-en-ciel », d’Aurélie Trouvé :
Ouvrir des portes dans la muraille de Chine
par Thomas Coutrot
La cohérence entre la pensée et l’action : voilà ce que donne à voir Aurélie Trouvé dans son « Bloc arc-en-ciel. Pour une stratégie politique radicale et inclusive ». Le livre mêle intimement une analyse socio-politique affûtée et une riche expérience de luttes sociales, rendues vivantes au lecteur par un foisonnement d’événements vécus. Ainsi, la radicalisation autoritaire du néolibéralisme est analysée avec les outils théoriques adéquats, mais aussi restituée très concrètement par la description de cette nuit de garde à vue et d’humiliations dans une cellule exigüe et glaciale, pour avoir approché le palais de l’Elysée en manif avec des portraits de Macron décrochés dans des mairies. Aurélie le reconnaît : « cette nuit-là, ma première réaction a été de me dire : je ne participerai plus à des actions de désobéissance civile, je ne veux pas revivre ça ». Mais elle élargit immédiatement le propos : « bien entendu, ce que j’ai vécu n’est rien à côté de celles et ceux arrêtés puis jugés et condamnés de façon injuste en comparution immédiate, ou mutilés par des balles de LBD, ou matraqués et roués de coups… (…), une répression féroce qui n’a d’autre but que d’étouffer tout mouvement susceptible d’ébranler les rapports de domination actuels », marqués par la convergence croissante entre la « droite des riches » et la « droite identitaire ».
Aurélie Trouvé appartient à une génération arrivée à l’âge adulte à la fin des années 1990, au début du renouvellement des luttes sociales et de l’essor altermondialiste, après les « générations perdues » pour le militantisme (nées dans les années 1960 et 1970), et juste avant la rupture consécutive au 11 septembre et à l’essor de la « guerre des civilisations ». Sa génération a hérité des modes de militantisme traditionnels (l’engagement comme mode de vie, la perspective de long terme, l’attachement à une organisation…), tout en étant imprégnée des valeurs des mouvements sociaux émergents (féminisme, écologie, antiracisme décolonial). Elle se situe donc à une charnière entre deux mondes militants.
Aurélie note sans amertume cette rupture dans les « formes de socialisation politique » : « les vagues de politisation suivent désormais les connexions rhizomatiques des liens internet que les lignes hiérarchiques des organisations ». Elle n’est pas affectée par le syndrome du « c’était mieux avant » qui pèse sur les générations ayant connu mai 68 et l’ébullition des années 1970. Si l’altermondialisme a eu les ailes brisées par le 11 septembre, les mouvements des places qui ont émergé à partir du printemps arabe de 2011 ont pris le relais. Aurélie note à juste titre la créativité des mouvements, leur vitalité internationale, l’engagement massif de jeunes, la centralité de l’aspiration égalitaire et démocratique. Elle plaide de façon convaincante pour la « complémentarité des luttes et des tactiques » : aucun mouvement ne peut prétendre être hégémonique, les différentes oppressions se cumulent sans se hiérarchiser. Celles et ceux qui prétendent qu’une dimension – celle de la classe, du genre ou de la race – est centrale, ou bien qu’une seule forme de lutte – la manifestation classique, la désobéissance non violente, l’action insurrectionnelle – est valable, sont incapables de comprendre la diversité et la complexité des expériences de l’oppression et des ressorts de la révolte.
Le livre ne se contente évidemment pas – quoique cela aurait amplement justifié son existence – de proposer une vue kaléidoscopique des mobilisations sociales les plus inventives des dix dernières années. L’ambition politique présente dans le titre nourrit toutes les pages : « l’enjeu est d’irriguer le champ politique de l’énergie de ces mouvements, de leur capacité de rassemblement, des alliances inédites qui s’y construisent, de manière à faire émerger une conscience commune et à donner forme à un bloc social rouge-vert- jaune-multicolore, arc-en-ciel » (p. 67). Le propos est bien plus audacieux qu’il ne semble : la culture ultra-dominante dans les mouvements sociaux, particulièrement en France, érige traditionnellement une muraille de Chine vis-à-vis de la sphère politique.
Il y a à cela d’excellentes raisons : la subordination du mouvement syndical, et pas seulement de la CGT, à des stratégies politiques extérieures (rappelons que Force Ouvrière a été créée avec l’appui de la CIA), a eu des effets catastrophiques sur sa capacité à défendre les intérêts des salarié.es. Et la collaboration étroite entre mouvements sociaux et partis politiques de gauche (au Brésil, en Bolivie, en Grèce…) s’est souvent traduite, lorsque ces derniers accédaient au pouvoir, par la cooptation de nombreux leaders sociaux et l’affaiblissement voire la domestication des mouvements. Aurélie rappelle ainsi comment « Syriza a siphonné les mouvements sociaux, dont de très nombreux dirigeants étaient devenus des cadres gouvernementaux », bloquant toute résistance à la capitulation de Tsipras devant la Troïka en juillet 2015.
Pourtant, Aurélie souligne combien cette muraille de Chine est problématique : du côté des mouvements, « à quoi rime de feindre l’indifférence aux élections et à la prise du pouvoir quand on porte des revendications qui passent par des changements dans la loi ? » (p. 58). Du côté des appareils politiques, elle constate leur sclérose, centrés sur des impératifs de survie ou de développement et coupés de la créativité populaire : il faut donc « politiser les mouvements et mettre la politique en mouvement » (p.59).
Comment faire ? C’est là que le lecteur pourra – sans surprise tant le sujet est peu débattu jusqu’à présent - rester quelque peu sur sa faim. La question est abordée – et évacuée ? – en quelques pages (pp. 60-64). L’« instrument politique » à construire permettrait « de représenter les mouvements sociaux lors des périodes électorales, sans hégémonie sur eux ». Une « fédération » réunirait partis de gauche écologique, collectifs citoyens et mouvements sociaux, ceux-ci conservant néanmoins leur pleine autonomie. Le contrôle démocratique sur les instances dirigeantes serait assuré par des principes de rotation et de non-cumul des mandats. Ces instances pourraient être composées, à titre illustratif, par « un tiers de militants élus, comme dans les partis traditionnels, un tiers de représentants de mouvements sociaux choisis par ces mouvements eux-mêmes, et un tiers de membres tirés au sort » (p. 64).
C’est bien sûr insuffisant, et les exemples cités – le parti travailliste britannique et le MAS bolivien – laissent dubitatif. Mais Aurélie a l’immense mérite de poser les termes d’un débat que ni les mouvements, ni les partis – tous englués dans une division du travail obsolète et sclérosée – n’ont eu jusqu’à présent ni la lucidité ni le courage d’aborder. Les mouvements, on l’a dit, par crainte de la récupération et de la cooptation ; les partis, par mépris envers des mouvements « catégoriels » supposés incapables de penser l’intérêt général, chasse gardée du politique. Pourtant l’obsolescence de ces représentations est patente : sans pression organisée de la rue et de la société, sans mécanismes précis de reddition de comptes aux citoyens et aux mouvements, les élu.es s’autonomisent et cèdent aux exigences des pouvoirs en place. Et les alliances organiques entre mouvements – du type de « Plus jamais ça », dont Aurélie est une des chevilles ouvrières - , démontrent de plus en plus leur capacité à croiser et fertiliser réciproquement leurs luttes et leurs causes, au-delà des corporatismes catégoriels. Puisse le livre d’Aurélie stimuler l’essor d’une discussion collective, d’abord au sein des mouvements sociaux, puis avec les partis, afin de commencer à ouvrir des portes dans la muraille de Chine.