Manifestations en Biélorussie - Qui ? Pourquoi ? Dans quel but ? - Analyse politique et économique

jeudi 10 septembre 2020, par Aleksandr Vladimirovich Buzgalin

La vague de débats qui a suivi les événements en Biélorussie a laissé de côté les questions clés : pourquoi les gens occupent-ils les rues de Minsk et d’autres villes, et qui sont ces gens ? Que veulent-ils exactement, et comment se fait-il qu’ils soient prêts à risquer leur liberté, leur santé et même leur vie ? Pourquoi y en a-t-il plusieurs dizaines de milliers et probablement plus ? Et pourquoi cela se produit-il en Biélorussie, qui selon toutes les apparences, est un pays exceptionnellement pacifique et stable, avec de fortes traditions historiques d’antifascisme et d’amitié avec la Russie ?

Avant de suggérer des réponses à ces questions, permettez-moi de souligner que je n’écris pas ces lignes comme un simple observateur. Ma patrie était et reste l’URSS, dont la Biélorussie est une partie inséparable. Ces lignes sont écrites par quelqu’un qui a de nombreux camarades à Minsk, et pour qui le sort de la Biélorussie n’est pas indifférent.

Passons à l’essentiel.

Le capitalisme biélorusse

Au cœur des problèmes actuels du pays se trouvent les particularités de son système socio-économique et politique. Les dernières décennies ont vu la formation en Biélorussie d’un modèle tout à fait distinctif de capitalisme semi-périphérique - d’un système dans lequel le pouvoir économique et politique ne réside pas, fondamentalement, dans le capital privé, mais dans un appareil d’État bureaucratique et paternaliste, dont le symbole (mais pas son propriétaire) est Loukachenko.

Contrairement à la situation en Russie et dans d’autres pays de la CEI (Communauté des États Indépendants), le grand capital oligarchique est peu développé en Biélorussie et sa relation avec l’appareil d’État est celle de subordination. Ainsi, les acteurs du capital qui ne sont pas directement liés à la bureaucratie, se soumettent aux fonctionnaires et leur payent une contribution. Il est important de souligner que cette subordination n’est pas seulement économique, mais également administrative, politique, culturelle et idéologique. Cela s’applique dans la même mesure aux petites, moyennes et grandes entreprises (pour comparer, la situation en Russie est similaire, mais à l’inverse de la Biélorussie, c’est la classe des propriétaires des capitaux qui domine l’État).

Le fait qu’en Biélorussie l’État joue deux rôles à la fois, paternaliste et bureaucratique-capitaliste, est important. En son premier rôle, l’État utilise une partie substantielle des ressources pour le maintien de l’industrie, de l’agriculture, de l’infrastructure et de la population. Dans le second, il soumet et exploite la majorité du peuple travailleur économiquement, politiquement et administrativement, en se positionnant en tant que État-capitaliste.

La majorité des travailleurs

Le point clé ici est qu’en Biélorussie, les travailleurs (j’emploie ce concept, maintenant si peu utilisé, tout à fait délibérément), qui, il n’y a pas si longtemps, vivaient des vies relativement prospères et sûres dans l’ensemble, ont été privé de la possibilité d’être non pas un engrenage dans une machine, ni partie d’une masse obéissante et dépersonnalisée, mais d’être humain. On leur a volé la possibilité d’être des individus sujets de la vie économique, culturelle et politique, à la place d’objets obéissant passivement aux prêches du "Papa" Loukachenko.

Il est également vrai que la « prospérité » de la plupart des travailleurs biélorusses ces derniers temps est devenue tout à fait relative : le développement économique et social a ralenti, tandis que les inégalités sociales se sont accrues.

Ceci a comme conséquence le soutien caché pour les manifestants de la part de la majorité des biélorusses ordinaires. En même temps, il y a une crainte de perdre leur vie relativement stable, car garantie par le paternalisme. C’est de là que vient la position à laquelle adhérait jusque-là la majorité de travailleurs ordinaires : favorable aux changements, mais non en direction du capitalisme libéral. Ainsi, en absence d’une alternative, vaut mieux laisser Loukachenko en place.

Au cours des manifestations, cependant, la dépendance exclusive de Loukachenko à l’égard de la force a modifié la situation non seulement de jour en jour, mais d’heure en heure. Les citoyens « ordinaires » ont pris conscience et se sont rendu compte que le paternalisme implique non seulement la stabilité, mais aussi la stagnation. Pendant ce temps, le capitalisme, même dans sa version paternaliste-bureaucratique, implique l’exploitation et la soumission...

L’opposition : qui et pourquoi

La nature fondamentalement capitaliste de la société biélorusse a encouragé une orientation de la majorité de la population, en particulier de la jeunesse (et encore plus de la jeunesse des "élites") vers un système de valeurs libérales et consuméristes qui domine le monde du XXIe siècle. (J’aimerais ouvrir une parenthèse importante en attirant l’attention sur le fait que ce système de valeurs a été désigné à tort en tant qu’« occidental ». Mais ce n’est pas un système uniquement occidental ; il s’agit bien d’un système mondial d’intérêts et de valeurs qui est façonné par le capital mondial, même si ses racines se trouvent à l’Ouest, il réside depuis longtemps dans l’Est).

La place prépondérante dans ce système de valeurs est réservée à l’auto-enrichissement, qui est associé avec la consommation des marques prestigieuses, le "faire partie de la tendance" et l’individualisme, qui sont en résumé les piliers de l’idéologie et de la psychologie du néolibéralisme. Dans la Biélorussie paternaliste-capitaliste, ces objectifs de la jeunesse sont d’un côté encouragés par le capitalisme et d’un autre réprimés par le paternalisme bureaucratique. La contradiction qui en résulte a mené à une explosion.

En tant qu’alliés de cette position, on retrouve également une partie significative de la petite et moyenne bourgeoisie, les professionnels indépendants, ainsi que tous ceux qui se considèrent (à tort, dans la plupart des cas) en tant que porteurs d’un "capital humain" important. Ces derniers sont surtout représentés par les jeunes des grandes villes qui ont reçu une éducation "occidentale". (Je me permets d’ouvrir une autre parenthèse importante. Dans la Biélorussie de Loukachenko, le système d’éducation, quasi totalement capitaliste, a toujours éduqué les jeunes gens selon l’approche des États-Unis, que ce soit en économie, gestion, philosophie, ou sciences politiques.)

En outre, j’aimerais noter l’absence de toute possibilité d’expression ou de critique du système existant.

Tout cela dans un contexte d’inévitable influence objective du capital mondial politique et économique (« l’Occident ») sur les plans économique, informatif et culturel.

En conséquence, le groupe social mentionné ci-dessus, qui forme la soi-disant "classe moyenne" dans les grandes villes (représentant en réalité les 15 à 20% des gens les plus riches), représente dans sa majorité l’opposition au régime de Loukachenko. Ces gens sont loin d’être une majorité si on prend en compte la population globale du pays, mais ils sont actifs politiquement et dans les médias.

Il faut aussi prendre en compte un autre facteur : la bureaucratie, éloignée de la vie réelle, des intérêts et des problèmes du peuple et du pays dans son ensemble,et échappant au contrôle des citoyens, est inévitablement devenue « stupide », perdant du terrain intellectuellement face à l’opposition. Le résultat est que, dans la plupart des cas, les manifestants gagnent également la guerre de l’information et des communications contre les autorités. Pour cela, ces derniers ont répondu avec des niveaux croissants de force brute, qui ne fait que multiplier le nombre de leurs adversaires...

Le facteur externe

En dernier lieu, nous devons noter le facteur externe. La Biélorussie a des frontières avec l’UE (qui est épaulée par les États-Unis) au nord et à l’ouest, avec l’Ukraine au sud, et avec la Russie à l’est (ainsi qu’avec la Chine, politiquement parlant). « L’Occident » est très actif dans sa lutte pour la Biélorussie en tant que sa tête de pont économique, politique et militaire.

Il déploie non seulement de l’argent mais aussi des techniques politiques sophistiquées contre des biélorusses ordinaires et surtout la jeunesse ; on voit également l’utilisation des méthodes modernes de manipulation culturelle, idéologique et médiatique. L’Est est en train de perdre, d’agir faiblement et d’utiliser des méthodes démodées.

Il essaye de résoudre les problèmes uniquement au niveau des relations personnelles entre leaders, des traités économiques et opérations des services secrets de police.

La somme des facteurs énumérés ci-dessus, fournit une réponse à la question de savoir quelles personnes se joignent aux manifestations, et pourquoi.

Les barricades des manifestations

L’origine du mouvement contestataire actuel est un rejet objectif par la majorité de la soi-disant « classe moyenne » du système politique et économique Biélorusse. Avec le soutien organisationnel et médiatique de « l’Occident », cette contestation a atteint un stade de lutte ouverte. Des facteurs additionnels tels que le sentiment patriotique, l’argent, les provocations et le travail des spécialistes politiques et autres ont contribué au sentiment de détermination de cette classe à sortir dans les rues. Le bouillon de la contestation est arrivé au point d’ébullition.

Qui est-ce qui se trouve de l’autre côté des barricades ? Evidemment, l’appareil d’État et sa machine coercitive.

Qu’en est-il de la majorité des travailleurs ?

Actuellement (ceci a été écrit le 12 août), ils restent pour la plupart à l’écart des manifestations, refusant de prendre part directement, ressentant instinctivement que la victoire de l’opposition néolibérale serait plus dommageable pour les travailleurs que le système actuel. J’aimerais m’expliquer : le système néolibéral ne donnera pas plus de libertés politiques aux ouvriers, paysans, enseignants et au personnel médical biélorusses. Dans le meilleur des cas, on leur fera des concessions formelles qui masqueront la manipulation totale d’opinion publique par le capital des entreprises mondiales et leurs représentants politiques. Dans le pire des cas, ils finiront dans une dictature nationaliste aux penchants fascistes. Économiquement, la majorité des travailleurs (y compris les jeunes manifestants naïfs) ne recevront de la part du néolibéralisme guère plus que la diminution des bénéfices sociaux, déjà maigres par ailleurs, ainsi que la possibilité de passer du prolétariat protégé par le paternalisme et sans droits politiques à la « précarité » l’appauvrissement et sans organisation politique, qui servira d’ingrédient parfait pour le nationalisme et la dictature.

Mais c’est l’état des lieux actuel. Si le système des répressions augmente et commence à s’auto-reproduire (une tendance qui est innée chez tout système d’État répressif échappant au contrôle citoyen), la vague protestataire inclura de plus en plus les biélorusses "ordinaires". Ils comprendront de plus en plus que le régime en place est prêt à réprimer tout le monde sans distinction et qu’il est impossible de le tolérer.

C’est à ce moment-là que la majorité du peuple biélorusse se soulèvera pour de vrai. Ce peuple, si reconnu pour sa patience, sera dépourvu de toute peur, une fois enragé.

Post-scriptum

« Biélorussie, notre chère terre... » - ces paroles proviennent d’une chanson ancienne - fait partie de notre passé, mais pas seulement. Elle fait partie de notre destin, au centre duquel se trouve la victoire dans la grande guerre contre le fascisme, mais aussi l’activité créative. Cette dernière est poursuivie même sous des conditions les plus monstrueuses, en se basant sur l’initiative du peuple et sur l’auto-organisation. Un bon exemple est le mouvement de résistance.

C’est précisément ici que la Biélorussie a montré un exemple pour tout le monde de la façon dont un peuple peut lutter contre un ennemi. Ce n’est pas un hasard si c’est à Minsk, sur les mêmes rues et places où les manifestations se passent aujourd’hui, qu’a eu lieu le premier défilé de la Grande Guerre Patriotique - un juin 1944. Le jour d’après, 57000 officiers et soldats allemands capturés ont été menés à travers les rues de Moscou et l’asphalte fut lavé après leur passage ...

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