Amérique Latine : quelques leçons de la crise des progressismes pour penser l’écosocialisme du XXIe siècle

jeudi 11 avril 2019, par Franck Gaudichaud

Les revers et reflux se sont multipliés en Amérique Latine ces dernières années pour les forces progressistes, « nationale-populaires » et postnéolibérales. Si celles-ci ne disparaissent pas entièrement de la scène politique (Equateur, Bolivie, Uruguay), voire connaissent un succès électoral retentissant (Mexique), elles subissent globalement les coups de force des oligarchies (comme au Brésil), ou connaissent des décompositions profondes (Venezuela) et même des dérives répressives dramatiques (Nicaragua). Il existe néanmoins un regain des luttes, et même l’émergence de nouvelles générations d’activistes, nés à la fin des années 90.

Note : ce texte est une brève réflexion basée notamment sur les témoignages et les articles de nombreux-ses militant·e·s et intellectuel·le·s critiques latino-américain·e·s. Il ne s’agit pas ici de « donner des leçons » depuis la France, mais bien de tirer des bilans critiques de la période 1998-2018 pour penser l’émancipation, ici et là-bas.

Reconfiguration des luttes sociales
On assiste à la revitalisation du syndicalisme au Chili, et même à sa politisation, malgré des conditions de précarisation néolibérales extrêmes. Au Brésil, le Movimento dos Trabalhadores Sem Teto (MTST), qui proteste contre les problèmes d’accès au logement, constitue une force sociale montante. En Argentine, les manifestations contre la réforme néolibérale des retraites de Mauricio Macri, en décembre 2017, ont été massives. Il faut souligner la force du mouvement féministe, radical et populaire, avec « Ni una menos » (pas une de moins) : le mouvement argentin (en 2015) contre le patriarcat et la violence faite aux femmes, a réuni des centaines de milliers de manifestant.e.s, et s’étend ensuite à l’Amérique latine et bien au-delà (notamment au Chili avec la « révolution féministe » de mai-juin 2018 ou au Brésil avec le mouvement « Ele naõ » contre Bolsonaro, le nouveau président d’extrême-droite). Les grandes mobilisations de la jeunesse urbaine brésilienne, en juin 2013, ont aussi constitué le premier grand affrontement social avec le Parti des Travailleurs au pouvoir et affirmé l’émergence d’un cycle de protestation qui a rompu en partie la démobilisation qu’avait pu installer le PT et ses relais au sein des mouvements sociaux et de la principale centrale syndicale (CUT), particulièrement entre 2013 et 2016. En même temps, faute d’alternatives, et dans le cadre d’une instrumentalisation croissante de la question de la corruption, cette dynamique a été mise à profit par la droite, l’extrême-droite et les Eglises évangéliques pour occuper la rue, tout en préparant un coup d’État parlementaire contre Dilma Rousseff (août 2016), et sur le plan judiciaire, l’emprisonnement (frauduleux) de Lula pour la campagne présidentielle de ces derniers mois.

Crise des expériences progressistes
Et c’est là l’un des paradoxes actuels : en l’état, cette conjoncture de crise ne bénéficie pas à la gauche radicale (ou à une option stratégique anticapitaliste) dont les forces s’avèrent trop minoritaires, dispersées, dogmatiques parfois, pour incarner une alternative concrète face au retour du néolibéralisme. Car, ce sont surtout les secteurs oligarchiques et réactionnaires qui relèvent la tête (jusqu’à réussir à conquérir le principal État de la région, le Brésil) et il est indéniable que les États-Unis agissent pour renforcer cette tendance, afin de faire rendre gorge à une Amérique Latine rebelle qui leur a tenu tête. Cette situation difficile est également liée aux choix politiques faits par les gauches de gouvernement, qui ont préféré les compromis avec les secteurs dominants, l’incorporation « bonapartiste » des classes populaires et l’extension des programmes assistancialistes (dans une période de forte croissance) afin de répondre à l’urgence sociale. Ceci sans articuler l’indispensable réduction de la pauvreté et des inégalités avec la construction d’une conscience de classe et l’organisation communautaire ou autogestionnaire. Alors que la crise mondiale a fait chuter brutalement les cours des matières premières, saute aux yeux le prix payé pour la consolidation de modèles économiques dépendants, basés sur l’extractivisme et des États rentiers clientélistes. C’est particulièrement le cas au Venezuela sous Maduro.
Pour surmonter ces défis, sans s’aligner sur les forces conservatrices et oligarchiques, et afin d’affronter les manœuvres hégémoniques (états-uniennes mais aussi chinoises), la clef de période est à rechercher –à nouveaux frais- « en bas, à gauche ». A rebours des interprétations issues du « populisme de gauche », la crise actuelle indique qu’un projet de transformation ne peut en aucun cas se limiter à des réformes étatiques « par en haut », basé sur une redistribution partielle de la rente des matières premières, l’intensification de la matrice extractiviste et des modèles politiques hyperprésidentialistes et « charismatiques ».

Restaurer le « principe espérance »
Il s’agit au contraire de renouer avec les capacités d’auto-organisation des mouvements populaires et des travailleurs, de mettre au centre l’émancipation écosocialiste, ainsi que les antagonismes sociaux de classe, de race et de genre. Cette orientation ne pourra cependant pas être promue dans un seul pays : sans une intégration régionale, solidaire et combinée, l’Amérique Latine ne peut faire face aux dynamiques néocoloniales du capitalisme global, des classes dominantes, et de leurs appareils idéologiques, militaires ou médiatiques. Enfin, les contradictions et tensions existantes au sein des mouvements sociaux, traversés par de multiples réflexes corporatistes ou conservateurs, divisions et violences du quotidien, devront être surmontées. Ce qui n’est pas une mince affaire. Les dynamiques des résistances actuelles offrent néanmoins des raisons d’espérer, pour repenser radicalement, à la racine, une société des communs et du « bien vivre » , non seulement contre l’ordre dominant, mais bien pour restaurer le « principe espérance » au service des futures générations humaines.

P.-S.

Franck Gaudichaud, maître de conférences à l’université Grenoble Alpes, membre du comité éditorial de la revue Contretemps, auteur notamment de : Amériques Latines. Emancipations en construction (Paris, Syllepse, 2013) et Chili 1970-1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde (Rennes, PUR, 2013).

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