Amérique latine. « Au Chili, le socle institutionnel est issu de la dictature »

jeudi 31 octobre 2019, par Franck Gaudichaud

Franck Gaudichaud est universitaire et copréside l’association France Amérique latine. Ce spécialiste du Chili considère que le soulèvement social traduit l’explosion du modèle néolibéral instauré par le général Pinochet. Entretien.

Coauteur de Chili actuel : gouverner et résister dans une société néolibérale (éditions L’Harmattan), Franck Gaudichaud souligne le rôle premier des jeunes dans la révolte actuelle.

Entretien initialement publié dans le journal l’Humanité, le 23 octobre 2019

La hausse du prix du ticket de métro a mis le feu aux poudres au Chili. Cette mesure, sur laquelle le président, Sebastian Piñera, est revenu, suffit-elle à expliquer l’ampleur du mécontentement ?

Franck Gaudichaud Si l’on regarde l’histoire récente du Chili, il y a eu une accumulation de mécontentements. Plusieurs analystes parlent de la goutte d’eau qui aurait fait déborder le vase. La hausse du prix du ticket de métro est l’abus de trop qui a fait exploser la marmite néolibérale chilienne. Encore une fois, la jeunesse est à l’origine de cette révolte, comme en 2011 avec les étudiants, ou encore du mouvement féministe l’an dernier. Puis le mouvement s’est étendu de manière « transclasses » à de nombreux secteurs.

Pouvez-vous définir ce que vous entendez par « marmite néolibérale » ?

Franck Gaudichaud Les historiens parlent souvent du Chili comme du laboratoire du néolibéralisme en Amérique latine. Le pays a été le premier à expérimenter ce modèle économique dès 1975, sous la dictature du général Pinochet. L’un des drames de la démocratisation, qui a commencé dans les années 1990, est qu’elle n’a pas remis en cause le modèle néolibéral ; d’une certaine manière, elle l’a légitimé. C’est ce modèle social violent, inégalitaire qui est aujourd’hui en pleine ébullition. Le Chili est l’un des pays les plus inégalitaires de la région latino-américaine mais également de l’OCDE.

On parle également d’une crise institutionnelle liée à la Constitution chilienne. Qu’en est-il ?


Franck Gaudichaud
Il y a une crise sociale au Chili, une crise de mal-être quotidien en raison des salaires extrêmement bas, et des services de base très chers parce que privatisés. Mais il y a également une crise politique et institutionnelle qui couve depuis longtemps. La Constitution en place a été édictée sous Pinochet, en 1980. Il y a eu des réformes constitutionnelles, mais très limitées. Le socle institutionnel de la démocratie est directement issu de la dictature. C’est un cas exceptionnel en Amérique latine où il n’y a pas eu d’assemblée constituante. L’explosion actuelle révèle que les partis, le système institutionnel, l’État, le modèle économique sont injustes, illégitimes et marqués par le sceau de la dictature.

État d’urgence, couvre-feu ou encore militarisation des rues… Les réponses du président s’expliquent-elles à l’aune de l’héritage dictatorial ?

Franck Gaudichaud Oui. Le dernier couvre-feu remonte à 1987. Il avait été instauré dans le cadre des luttes révolutionnaires contre le dictateur. Cela montre que la gestion politique de ce mouvement de la part du gouvernement est catastrophique. Il témoigne de l’incompréhension totale de ce qui se passe dans la société chilienne. Les mesures prises par Sebastian Piñera sont le signe d’une fuite en avant autoritaire, excessive. Il a été critiqué, y compris par des voix de droite, et contraint d’appeler tous les partis politiques à une rencontre nationale afin d’essayer de renouer avec la société chilienne.

Des organisations sociales telles que la Centrale unitaire des travailleurs (CUT), le syndicat des enseignants, la coordination No+AFP, qui combat le système des fonds de pension privés, appellent à l’installation d’une assemblée constituante. Cette démarche peut-elle constituer une issue à la crise sociale et politique ?

Franck Gaudichaud La situation changera grâce aux mobilisations sociales, par le bas. Les grandes organisations ont eu du retard à l’allumage du mouvement. Les premières réactions ont été très timides. C’est vrai également de la gauche. Les appels de la Table d’unité sociale, où se trouvent ces organisations, sont positifs. Penser une issue à la crise revient à penser assemblée constituante et remise à plat du système de retraite, qui est aux mains des fonds de pension. C’est également, comme le dit le syndicat du métro, penser l’étatisation des transports à Santiago puisque le réseau de bus, lui, est privatisé. L’issue à la crise passe par la remise en cause de l’héritage néolibéral.

Un changement est-il possible dès lors que le modèle néolibéral est institutionnalisé, constitutionnalisé ?

Franck Gaudichaud C’est la question. Depuis la grande mobilisation étudiante de 2011, on s’interroge sur les fissures du modèle néolibéral. Certains pensaient qu’elles allaient s’élargir au point d’ouvrir une perspective post-néolibérale. Pour l’instant, on en est loin. Le Chili est face à une révolte urbaine, forte, violente mais sans perspective politique alternative concrète. L’État chilien est très consolidé, ainsi que les classes dominantes, qui sont fortes et unifiées. Pour renverser ce modèle, il faudra bien plus qu’une révolte urbaine, même si elle montre que la marmite est sur le point d’exploser.

Entretien réalisé par Cathy Dos Santos

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