Dans une économie largement numérisée, où plus de la moitié des échanges commerciaux a lieu entre les filiales d’une même multinationale, le système fiscal international qui continue de considérer ces filiales comme des entités indépendantes, sur le principe dit « de pleine concurrence », apparaît obsolète.
Les États pourraient décider de reprendre le pouvoir face à ce fléau, qui fragilise leur capacité à fournir des services publics de qualité, à lutter contre les inégalités et le réchauffement climatique. Pourtant, beaucoup affichent une volonté de lutter contre l’évasion fiscale tout en faisant le jeu des multinationales, espérant attirer leurs investissements. La course au moins-disant fiscal s’aggrave à un tel point, qu’à ce rythme le taux d’imposition moyen sur les sociétés pourrait atteindre les 0% en 2052 au niveau mondial. La mesure de transparence fiscale des multinationales, au cœur des débats européens depuis les « Luxleaks », risque d’échouer du fait du blocage des États, trop sensibles aux arguments de leurs multinationales.
La France n’échappe pas à cette ambivalence. Malgré des mots forts de Bruno Le Maire au lendemain des « Paradise Papers », les mesures restent limitées, une baisse importante de l’impôt sur les sociétés a été actée, et des dispositifs prévus dans la loi « Essoc » limiteront le contrôle fiscal des entreprises. Plutôt que de s’engager pour des réformes structurelles de la fiscalité, l’obsession du ministre de l’Economie pour obtenir une taxe sur les « GAFA », au nom de la justice fiscale, nous interroge. S’il ne fait pas de doute que les géants du numérique paient trop peu d’impôts et sont experts dans le contournement des règles fiscales, il est extrêmement trompeur de réduire l’évasion fiscale aux « GAFA ». Aujourd’hui, toutes les entreprises sont numérisées et utilisent la mobilité liée au digital dans leurs stratégies d’évasion fiscale. Une nouvelle taxe sur quelques dizaines d’entreprises du numérique pourrait certes rapporter des recettes, mais elle ressemble surtout à un pansement sur une jambe de bois, et les États continueront par ailleurs de perdre des centaines de milliards d’euros chaque année.
La France pourrait pourtant promouvoir de vraies solutions.
Elle devrait jouer de tout son poids diplomatique auprès de ses alliés européens pour faire aboutir la transparence fiscale, qui lèverait enfin le voile d’opacité sur les pratiques des multinationales, et permettrait de lutter effectivement contre l’évasion fiscale.
Afin d’avancer vers des alternatives sérieuses au système de « pleine concurrence », il est nécessaire d’acter le principe d’une taxation unitaire des multinationales, qui permettrait d’imposer leurs activités, y compris numériques, dans les pays où elles réalisent réellement leurs activités et leurs profits.
Des solutions globales sont indispensables. Pourtant, c’est pour l’instant l’OCDE qui a négocié la révision des règles fiscales, excluant plus de 100 pays des discussions, privilégiant les intérêts des pays riches, et sans s’attaquer aux racines du problème. La création d’une Commission à l’ONU, pour que tous les États puissent discuter ensemble des solutions à ce système dépassé, est une urgence, et plus de 130 États l’appellent déjà de leurs vœux.
Le temps presse. Chaque jour, les États perdent un peu de leur souveraineté en matière fiscale. L’impôt est d’autant moins toléré qu’il pèse sur les seules populations et entreprises locales, qui peuvent encore y être pleinement assujetties. La criminalité organisée sait aussi tirer profit de la faiblesse des États dans le recouvrement de l’impôt. Les « Cumexfiles » ont récemment révélé une perte de 53 milliards d’euros à l’échelle européenne.
Bruno Le Maire ne cesse ces derniers jours de défendre la justice fiscale comme impératif démocratique : il doit alors s’engager pour des vraies solutions.