La crise financière n’est pas un accident, elle est le résultat logique d’un gigantesque casino où l’avenir de la planète se joue à la roulette. L’explosion des inégalités, désormais reconnue de tous, vient du détournement vers les actionnaires de la richesse produite par le travail. L’accès de toutes et de tous à un travail décent et aux droits sociaux doit avoir la priorité sur les cours boursiers.
Le typhon sur les Bourses d’Asie menace le reste du monde. La mondialisation du capital financier est en train de mettre les peuples en état d’insécurité généralisée. Elle contourne et rabaisse les nations et leurs États en tant que lieux pertinents de l’exercice de la démocratie et garants du bien commun.
La mondialisation financière a d’ailleurs créé son propre État. Un État supranational, disposant de ses appareils, de ses réseaux d’influence et de ses moyens d’action propres. Il s’agit de la constellation Fonds monétaire international (FMI), Banque mondiale, Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) et Organisation mondiale du commerce (OMC). Ces quatre institutions parlent d’une seule voix - répercutée par la quasi- totalité des grands médias - pour exalter les « vertus du marché ».
Cet État mondial est un pouvoir sans société, ce rôle étant tenu par les marchés financiers et les entreprises géantes dont il est le mandataire, avec, comme conséquence, que les sociétés réellement existantes, elles, sont des sociétés sans pouvoir [1]. Et cela ne cesse de s’aggraver. (Lire notre dossier sur la crise financière actuelle.)
Succédant au GATT, l’OMC est ainsi devenue, depuis 1995, une institution dotée de pouvoirs supranationaux et placée hors de tout contrôle de la démocratie parlementaire. Une fois saisie, elle peut déclarer les législations nationales, en matière de droit du travail, d’environnement ou de santé publique, « contraires à la liberté du commerce » et en demander l’abrogation [2]. Par ailleurs, depuis mai 1995, au sein de l’OCDE, et à l’écart des opinions publiques, se négocie le très important Accord multilatéral sur les investissements (AMI), qui devrait être signé en 1998, et qui vise à donner les pleins pouvoirs aux investisseurs face aux gouvernements.
Le désarmement du pouvoir financier doit devenir un chantier civique majeur si l’on veut éviter que le monde du siècle à venir ne se transforme en une jungle où les prédateurs feront la loi.
Quotidiennement, quelque 1 500 milliards de dollars font de multiples allers et retours, spéculant sur des variations du cours des devises. Cette instabilité des changes est l’une des causes de la hausse des intérêts réels, qui freine la consommation des ménages et les investissements des entreprises. Elle creuse les déficits publics et, par ailleurs, incite les fonds de pension, qui manient des centaines de milliards de dollars, à réclamer aux entreprises des dividendes de plus en plus élevés. Les premières victimes de cette « traque » du profit sont les salariés, dont les licenciements massifs font bondir la cotation boursière de leurs ex- employeurs. Les sociétés peuvent-elles longtemps tolérer l’intolérable ? Il y a urgence à jeter des grains de sable dans ces mouvements de capitaux dévastateurs. De trois façons : suppression des « paradis fiscaux » ; augmentation de la fiscalité des revenus du capital ; taxation des transactions financières.
Les paradis fiscaux sont autant de zones où règne le secret bancaire, qui ne sert qu’à camoufler des malversations et d’autres activités mafieuses. Des milliards de dollars sont ainsi soustraits à toute fiscalité, au bénéfice des puissants et des établissements financiers. Car toutes les grandes banques de la planète ont des succursales dans les paradis fiscaux et en tirent grand profit. Pourquoi ne pas décréter un boycottage financier, par exemple, de Gibraltar, des îles Caïmans ou du Liechtenstein, par l’interdiction faite aux banques travaillant avec les pouvoirs publics d’y ouvrir des filiales ?
La taxation des revenus financiers est une exigence démocratique minimale. Ces revenus devraient être taxés exactement au même taux que les revenus du travail. Ce n’est le cas nulle part, en particulier dans l’Union européenne.
La liberté totale de circulation des capitaux déstabilise la démocratie. C’est pourquoi il importe de mettre en place des mécanismes dissuasifs. L’un d’entre eux est la taxe Tobin, du nom du Prix Nobel américain d’économie qui la proposa dès 1972. Il s’agit de taxer, de manière modique, toutes les transactions sur les marchés des changes pour les stabiliser et, par la même occasion, pour procurer des recettes à la communauté internationale. Au taux de 0,1 %, la taxe Tobin procurerait, par an, quelque 166 milliards de dollars, deux fois plus que la somme annuelle nécessaire pour éradiquer la pauvreté extrême d’ici au début du siècle [3]..
De nombreux experts ont montré que la mise en œuvre de cette taxe ne présente aucune difficulté technique [4] . Son application ruinerait le credo libéral de tous ceux qui ne cessent d’évoquer l’absence de solution de rechange au système actuel.
Pourquoi ne pas créer, à l’échelle planétaire, l’organisation non gouvernementale Action pour une taxe Tobin d’aide aux citoyens (Attac) ? En liaison avec les syndicats et les associations à finalité culturelle, sociale ou écologique, elle pourrait agir comme un formidable groupe de pression civique auprès des gouvernements pour les pousser à réclamer, enfin, la mise en œuvre effective de cet impôt mondial de solidarité.
Ignacio Ramonet
Directeur du Monde diplomatique de 1990 à 2008.