Par un formidable contre-pied à l’histoire et à l’ordre des puissances, une coalition de forces d’opposition syriennes, dirigée par l’organisation islamiste nationaliste Hayat Tahrir El-Cham (HTC), a débarrassé la Syrie et le monde en quelques semaines de la tyrannie des Assad, aux commandes du pays depuis 54 ans.
Depuis mars 2011 Assad avait engagé la guerre au peuple syrien. Bilan : des centaines de milliers de Syriennes et Syriens assassiné·es, disparu·es, torturé·es, emprisonné·e·s. Des millions de familles forcées à l’exode, séparées, endeuillées. Une société muselée, une économie ruinée, un avenir empêché.
Depuis la chute du régime, le 8 décembre et la fuite de Bachar Al Assad, le déferlement de joie dans toute la Syrie et dans la diaspora s’est fait entendre dans toutes les classes, ethnies, langues, cultures et confessions, villes et villages qui font le peuple syrien. Pour toutes les Syriennes et Syriens, une ère nouvelle s’est soudain ouverte, pleine d’espoirs et d’inconnues.
A leur côté, pour nous aussi, individus ou collectifs, ami·es du peuple syrien et attaché·es à l’auto-détermination des peuples, à leur émancipation et à leur souveraineté démocratique, à une Syrie d’égalité et de justice sociale, une ère nouvelle de solidarité s’est ouverte.
La nouvelle Syrie et le contexte de sa naissance
La Syrie nouvelle naît dans un contexte géopolitique mondial, régional et national extrêmement préoccupant et qui multiplie les risques et les forces ennemies pour la réussite de sa transition démocratique.
En premier lieu, Israël, avec le soutien inconditionnel des États-Unis, ivre de son génocide contre le peuple palestinien, a immédiatement appliqué à la Syrie sa politique de hors-la-loi arrogant, de fait accompli et sa raison du plus fort : annexion de territoires syriens nouveaux ; annonce de l’annexion "éternelle" du Golan ; bombardements incessants de l’armement et des infrastructures de défense syriennes ; déstabilisations et incitation à la guerre civile par infoxication et activation d’agent·es infiltré·es.
En parallèle, les manœuvres de la Turquie, via son instrument ANS -Armée Nationale Syrienne- ou directement par ses forces armées, hostile à toute implantation territoriale kurde à sa frontière sud, viennent encore ajouter au caractère préoccupant et tensiogène de la situation… Quant à la Russie et l’Iran, elles sont pour le moment occupées à d’autres priorités.
Au plan mondial, la Syrie nouvelle naît alors que le mode d’accumulation capitaliste a porté le monde et tout le vivant dans l’impasse écocidaire, dans les tensions inter-puissances et intercapitalistes exacerbées, comme au temps des guerres mondiales du siècle passé, et porte aujourd’hui à la mise au pas autoritaire et brutale des sociétés, domestiques ou sous domination, comme mode de gouvernement présent ou potentiel.
Autour de la Syrie et dans toute la région (mal) nommée « Grand Moyen Orient » par les stratèges étasuniens, la brutalité de la domination impériale, de plus en plus géostratégique plutôt qu’économique, ne fait que s’accentuer. Partout dans cette région, du Soudan à l’Afghanistan, de la Libye à l’Irak, la liste des États détruits directement ou indirectement par le « nouvel ordre mondial », parfois avec la complicité des classes dirigeantes locales, est tragique. Et les hommes, femmes, enfants de ces pays, sont les premières victimes et paient de leur exil et parfois de leur mort de désespoir ou en mer, la brutalité de cette domination.
Le génocide en direct en ce moment même des Palestinien·nes est le plus cruel exemple de cette accentuation de la brutalité de l’ordre impérial. Et l’attaque du 7 Octobre 2023 par le Hamas, n’est pas suffisante pour expliquer pourquoi c’est bien dans le cadre de l’ordre mondial que se commet le génocide des Palestinien·nes, un peuple récalcitrant à cet ordre mondial, un peuple qui résiste et refuse de se taire, un peuple qui donne le mauvais exemple, et avec lequel les damné·es de la terre autour du monde se solidarisent instinctivement.
Au plan national syrien : L’effondrement éclair, sidérant du régime Assad, a néanmoins évité, dans les régions qu’il contrôlait, la destruction de l’infrastructure d’État existante, biens et personnels des administrations et services publics et a permis leur transition rapide au nouveau pouvoir. Dans les régions du nord, sous administration de forces politiques rivales, les forces turques et leurs affidés syriens de l’Armée nationale syrienne (ANS) mènent la guerre aux Forces démocratiques syriennes (FDS), dirigées par le Parti kurde syrien (PYD), afin de les chasser des villes et villages restant peuplés de Kurdes et d’Arabes, au sud de la frontière syro-turque.
Autre marqueur : la forme armée de la lutte politique, en Syrie est un fait général. Elle est due en premier lieu à la décision d’Assad d’utiliser les armes dès 2011 contre le peuple syrien et sa révolution naissante qui se voulait pacifique, forçant l’opposition démocratique à s’armer. Sans oublier l’intrusion par le nord du « débat armé » et les combattants islamistes issus de la destruction de l’Irak et ceux libérés par le pouvoir syrien dès 2011. Ils ont conduit à l’émergence de multiples forces islamistes armées concurrentes dont Ahrar Al Cham, liée aux Frères musulmans, de Jabhat Al Nosra, devenu HTS, et du futur Daesh. Enfin, la Turquie et les brigades de l’ASL du Nord de la Syrie, ont repris, depuis mars 2018, aux FDS les zones de peuplement kurde cédées par le régime au PYD dès 2011 ou gagnés par la suite par les FDS sur Daesh.
Dans la nouvelle situation, et le moment actuel, nous soutenons les Syrien·nes qui dénoncent la reprise du conflit armé entre forces syriennes au sud de la frontière turque. Nous soutenons aussi le débat politique pacifique entre Syrien.nes sans restrictions.
Des signaux encourageants pour la Syrie nouvelle
Dans ce contexte armé pourtant, il est remarquable et encourageant d’observer que les autres forces politiques syriennes restant armées, notamment au Sud de Damas et chez les Druzes se sont retenues depuis le 8 décembre 2024 de « négocier et débattre par les armes ». Elles privilégient pour le moment l’échange politique civil et la construction institutionnelle. Une rencontre a eu lieu entre, Mazloum Abdi, le dirigeant des Forces démocratiques syriennes (kurdes) et Ahmed Charaa, pour préciser la demande d’autonomie -sans séparation- revendiquée par l’Administration kurde.
La remobilisation rapide de la société syrienne : A cet égard les Syrien.nes, toutes classes confondues, ont déjà montré leur clairvoyance. Les manifestations pacifiques survenues à Damas, dès la chute du régime, pour les droits et libertés des femmes et des minorités., les manifestations de chrétien·nes après la destruction d’un arbre de Noël par des troupes de HTS près de Hama,etc. Les mobilisations démocratiques se poursuivent aujourd’hui.
Le nouveau pouvoir à Damas, sous domination de HTS-Hayat Tahrir Al Sham, multiplie les signaux « à caractère démocratique » : la presse et les médias sont laissés libres de leur mouvement et diffusion depuis le 1er jour ; les libertés d’association et d’expression ne sont pas menacées par le pouvoir de HTS, dans les faits et les déclarations ; la prise de pouvoir par HTS à Damas, devant les caméras du monde, fut un modèle, folklore médiatique inclus, de « passation de pouvoir » telles qu’elles sont mises en scène en Europe ; Les déclarations des nouveaux dirigeants démontrant attention aux questions économiques et au retour des millions d’exilé·es sont à relever, de même que l’appel par M. Ahmed Shara’a (nom civil de Ahmed El Jolani, dirigeant de Nosra puis de HTS), dirigeant de facto de la transition en cours, à HTS et toutes les forces politiques de fondre leurs forces militaires dans la future armée nationale.
Il est cependant important de rappeler que Hayat Tahrir Al Sham, qui gouverne depuis 2014 des territoires dans la zone d’Idlib, a suscité de multiples manifestations contre son pouvoir absolu, ses prélèvements financiers abusifs, l’emprisonnement et les menaces d’exécutions d’opposant·es politiques, des hausses de prix ou les retards de paiement des fonctionnaires. Son bilan, tant en matière démocratique que de gestion économique, libérale et parfois anti sociale, soulève des interrogations et des doutes, que même les contraintes de l’administration par temps de guerre ne lèvent pas.
Des risques puissants contre une Syrie souveraine et démocratique
- Les puissances extérieures agissantes en Syrie, en premier lieu les USA, Israël et la Turquie, sont opposées, en raison de leurs intérêts supérieurs, à l’avènement d’une Syrie unifiée, pleinement souveraine, pluraliste et démocratique... et qui échapperait à leur contrôle ! C’est le cas aussi des régimes de la région, avec en tête, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis.
- Dans leur vision stratégique et leurs intérêts supérieurs, à des degrés divers, les USA, Israël et la Turquie ont plus intérêt à un ’dépeçage’ de la Syrie. Cela n’est pas sans rappeler les découpages qui furent fabriqués dans cette même région de Syrie-Palestine par les puissances britannique et française (accord secret Sikes-Picot, 1916) lors de la 1re guerre mondiale, recourant commodément, comme aujourd’hui, aux discours-alibis essentialistes et confessionnels, que nous servent en boucle les médias occidentaux et risquent d’emporter les opinions publiques occidentales. Par contraste, l’avènement d’une Syrie unifiée, pluraliste, non confessionnalisée et indépendante stratégiquement ne servirait pas leurs intérêts de puissance. C’est ce risque qui est matérialisé par leurs initiatives dès le 8 décembre 2024 : annexions, destructions, déplacement de populations par Israël, intervention du commandement central US dès le 8 décembre auprès de ses affiliés (FDS, etc) et réarmement, attaques de l’armée turque directe et via sa créature ANS (Armée nationale syrienne) dans les régions à majorité kurde, bataille de Manbij dès le 7 décembre 2024.
- Pour une transition pacifique, démocratique et socialement juste, le danger le plus immédiat nous semble être ces interventions concurrentes et contradictoires des USA d’Israël et de la Turquie, directes ou via proxies. Les interventions de la Russie et de l’Iran seront à analyser à l’avenir. Pour le moment elles sont tournées vers d’autres fronts.
- Le risque d’avènement d’un régime autoritaire (islamiste, ou pas) sur toute la Syrie, en raison de ce contexte sur-armé et des besoins criants de financement d’une reconstruction rapide, est grand. Un régime politiquement autoritaire et économiquement libéral escamotant les questions sociales et de redistribution, restreignant les libertés d’association et d’expression individuelles et collectives, négligeant le rôle des femmes, des travailleur·ses, des paysan·nes ainsi que les questions écologiques au profit d’un régime néo-libéral, clientéliste, corrompu, soumis aux puissances, nous parait un autre risque important aujourd’hui.
- Des tensions surgissent dans la population. Par exemple des militantes laïcs et féministes manifestant pour une Syrie laïque et sans discriminations de genre sont accusé·es par d’autres Syriens d’avoir été protégés par le régime assadiste.
En Europe et en France, quelle solidarité ?
Il est trop tôt pour connaître quels seront les besoins prioritaires exprimés par les Syriennes et les Syriens. Néanmoins, en raison de l’étendue des dévastations matérielles et humaines infligées à la société syrienne, nous savons que ces besoins sont massifs. Les Syriennes et les Syriens ont démontré, dans leur longue histoire, leur génie créatif et leurs ressources. Notre solidarité active, à tous les plans et sous toutes les formes, sera cependant bienvenue.
En écho avec les Syriens et Syriennes, qui ont rencontré des journalistes étrangers, nous réclamons :
- La suppression des sanctions contre la Syrie pour accélérer et faciliter la reconstruction.
- L’envoi de matériel d’analyse ADN pour retrouver l’identité des centaines de milliers de personnes exécutées et enterrées dans des charniers par le régime.
- Nous soutenons les demandes des Syrien.nes de mise à disposition du nouveau pouvoir immédiate des avoirs financiers détenus par les banques françaises et leurs filiales du régime Assad et ses ex-dirigeant·es ainsi que de leurs propriétés.
- Soutien aux demandeurs d’asile et aux réfugié·e·s : les exilé·e·s syriens et syriennes doivent pouvoir choisir librement de retourner ou non en Syrie, mais aussi s’y rendre en visite temporaire sans perdre leur statut de réfugié·es. De même, les nouvelles demandes d’asile des Syriennes et Syriens doivent bénéficier du traitement favorable accordé depuis 2011.
Nous devons faire pression sur les gouvernements français et de l’Union européenne ainsi que sur le Parlement de l’UE, pour favoriser des politiques de soutien à la Syrie nouvelle. Nous nous opposerons à d’éventuelles politiques de déstabilisation initiées par nos gouvernements.
Plus que jamais, nous appelons à la solidarité internationale citoyenne pour aider à l’émergence d’une Syrie nouvelle, libre de tout autoritarisme, non confessionnelle, plurielle, démocratique et garantissant à tou·tes ses citoyen·nes, hommes et femmes, le droit à la liberté, à l’égalité et à la justice sociale, conditions nécessaires à la réalisation de leur bonheur et du nôtre. Les démocrates syrien.nes auront besoin du soutien des forces démocratiques dans le monde pour faire face aux tentatives hégémoniques de HTC et à la répression dont iels pourraient être victimes au cours des années à venir.