« Le monde est à l’envers » - Entretien avec Susan George

mardi 3 avril 2018, par Isabelle Bourboulon

« Le monde est à l’envers : l’environnement devrait être au sommet des préoccupations et la finance un outil au service de l’économie et des besoins humains ». Entretien avec Susan George [1], écrivaine, présidente d’honneur d’Attac France.

Si je me souviens bien, c’est au moment de la campagne contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) qu’un premier contact a eu lieu avec toi, Susan…

Au moment de la naissance d’Attac, j’étais en effet présidente de l’Observatoire de la mondialisation créé, entre autres, par Agnès Bertrand et Christian de Brie du Monde diplomatique. En 1997, nous avions réussi à nous procurer le texte secret de cet accord grâce à Tony Clarke du Polaris Institute (Canada). Et c’est ainsi que nous avons appris que des négociations se tenaient depuis 1995 au siège de l’OCDE à Paris sous la supervision du Fonds monétaire international (FMI) et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Avec la possibilité donnée aux multinationales de poursuivre les gouvernements devant des tribunaux d’arbitrage privés, l’AMI était une véritable menace sur les politiques de santé publique, d’environnement, d’éducation, de développement…

Après une grande campagne de presse, une commission mise en place par le gouvernement Jospin, la Commission Lalumière [2], était chargée d’étudier les conséquences de l’AMI pour la France. Avec Greenpeace, nous avons été les seules ONG à apporter notre témoignage devant cette commission et j’ai su, depuis, que notre intervention, de l’avocat Nuri Albala et moi-même, avait été déterminante. Nous avions pour slogan « Dracula n’aime pas la lumière », inventé par Lori Wallach de l’ONG nord-américaine Public Citizen. Il faut dire que le Parti socialiste avait envoyé à la table des négociations des gens très peu informés du dossier, alors que nous-mêmes étions extrêmement bien préparés. C’est d’ailleurs pourquoi je recommande toujours aux militant-e-s de bien maîtriser leurs dossiers.

Peu à peu, le monde du cinéma, des associations, des syndicats (c’est à ce moment que j’ai par exemple rencontré François Dufour, de la Confédération paysanne, qui allait devenir avec moi vice-président d’Attac), des élus interpellés par leurs électeurs ont fait front commun et la mobilisation citoyenne contre l’AMI a finalement entraîné le retrait de la France de la table des négociations, suivie bientôt par d’autres États européens. C’est un des très rares succès de ma vie d’activiste que d’avoir réussi avec d’autres à empêcher l’adoption de cet accord.

C’est donc peu après que tu as été appelée à faire partie des fondateurs d’Attac ?

Une grave crise financière secoue l’Asie lorsque Ignacio Ramonet écrit, en décembre 1997, son fameux éditorial qui appelle à désarmer les marchés financiers. À la suite, Bernard Cassen me propose de faire partie des fondateurs à titre personnel. J’ai donc participé à la première réunion, qui m’a permis de découvrir des organisations que je ne connaissais pas du tout, comme par exemple, la CGT-Finances (dont Jean-Christophe Chaumeron a été le premier trésorier d’Attac). Les comités locaux n’existaient pas encore ; il s’agissait avant tout de gérer l’énorme quantité de courrier arrivée au Monde diplomatique suite à l’édito de Ramonet. Nous nous sommes concentrés essentiellement sur les sujets financiers avec la taxe Tobin, devenue ensuite « taxe sur les transactions financières » du fait de l’opposition de James Tobin lui-même, qui désapprouvait notre proposition d’en affecter le produit au développement des pays du Sud.

Vient ensuite la grande mobilisation de Seattle (États-Unis), en novembre 1999. Tu y étais, n‘est-ce pas ?

J’y étais pour l’Observatoire de la mondialisation avec une grosse délégation française. Nous nous opposions à l’ouverture par l’OMC d’un nouveau cycle de négociations multilatérales de libéralisation des échanges dont les conséquences, en particulier pour l’agriculture, pouvaient être catastrophiques. C’était la première fois qu’une manifestation réussissait à bloquer un sommet international.

J’ai aussi participé à l’avant-première des Forums sociaux mondiaux (FSM) à Davos avec Bernard Cassen, Christophe Aguiton et Laurent Jesover (le premier webmestre d’Attac). Je n’ai jamais eu aussi froid de ma vie, car évidemment nous n’étions pas dans les hôtels de luxe mais dehors… À ce moment-là, je militais pour un projet auquel j’avais donné le nom de SOVAD, c’est-à-dire « Davos » à l’envers. Au fond, c’était l’idée d’un contre-Davos que nous avons donc concrétisée, en 2001, avec le premier FSM à Porto Alegre. Par la suite, j’ai participé à d’autres FSM, avec le regret qu’ils ne soient pas devenus des instances de décision, par exemple pour organiser des mobilisations internationales, comme nous l’avons fait en 2003, avec une journée commune d’action contre l’invasion de l’Irak.

Tu as dû participer pour Attac à un nombre incalculable de réunions ?

Oui, celles du bureau à Paris, et aussi celles publiques organisées par les comités locaux qui étaient alors presque 200 ! Je garde en particulier le souvenir de la campagne contre l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) et celle contre le Traité constitutionnel européen (TCE) de 2005. Je n’ai pas pu participer à toute la campagne contre le TCE à cause d’une chute que j’ai faite à Dunkerque (toujours le froid) et qui m’a immobilisée un bon moment. Je me souviens toutefois qu’à la fin, nous avions réuni 5 000 personnes au Palais des congrès de Toulouse et 5 000 de plus qui étaient restées à l’extérieur ! Cette campagne a été extraordinaire.

Bien avant l’existence d’Attac, mes premières interventions ont porté sur la guerre du Vietnam. C’est d’ailleurs comme cela que je me suis politisée. Avant, j’étais une jeune fille bourgeoise américaine, même pas féministe car relativement privilégiée : je pensais que les femmes pouvaient, à mon image, faire ce qu’elles voulaient. Je m’étais mariée à 22 ans et j’ai repris des études après que mes trois enfants furent à l’école, en 1965-66. C’est ce que j’ai fait de plus difficile de toute mon existence : j’avais dix ans de plus que les autres étudiants. Ma licence de philosophie m’a ensuite donné la possibilité de faire un doctorat en sciences politiques à l’École des hautes études en sciences sociales.

Que penses-tu de ce qu’est devenue l’association aujourd’hui ?

Je suis très heureuse que beaucoup de jeunes rejoignent Attac. Je suis convaincue, et je le dis depuis longtemps, qu’on peut faire beaucoup sans être très nombreux : ces actions menées contre la BNP ou Apple avec une poignée de militants sont très efficaces. Il faut que la politique soit un peu fun de temps en temps. Mais le néolibéralisme et l’austérité imposée par l’Allemagne (l’ordolibéralisme) sont un désastre pour l’Europe. Le monde est à l’envers : au sommet la finance, puis l’économie, la société et, en dernier, l’environnement. C’est exactement l’inverse qu’il faut faire : l’environnement devrait être au sommet des préoccupations et la finance un outil au service de l’économie et des besoins humains. Parfois je m’inquiète pour les jeunes qui vont devoir se battre toute leur vie, car rien n’est jamais acquis.

Aujourd’hui, je peux toujours voyager, mais je suis devenue plus prudente dans mes déplacements, et je n’ai plus très envie d’écrire. Chaque bouquin a été un peu comme une grossesse pour moi : l’écriture demande énormément de travail. Je termine ma vie dans des fonctions honorifiques : je suis présidente du Transnational Institute (TNI), présidente d’honneur d’Attac France et fellow de la Royal Society of Arts. Je fais ce qu’on me demande, mais je ne me mêle pas du quotidien des organisations que je préside. Quand je suis invitée et que je peux être utile, j’accepte volontiers. Il se trouve que mes livres ont été traduits dans de nombreux pays, je suis donc très souvent invitée à l’étranger. Toutes mes archives, dont celles qui concernent Attac, sont déposées à l’Institut international d’histoire sociale de l’Université d’Amsterdam. On ne sait jamais, ça pourrait intéresser des chercheurs plus tard.

Un dernier mot sur la situation politique aujourd’hui ?

On vit des situations paradoxales. Par exemple, même le Financial Times a publié des informations très précises sur le fait que les multinationales ne paient pas leurs impôts. Et pourtant la finance continue d’être hégémonique. Mais il y a quelque chose de pire que le néolibéralisme : c’est le libertarianisme. Le Cato Institute aux USA en est le think tank, fondé et financé par les frères Koch qui soutiennent tout ce qui est à l’extrême-droite et veulent tout privatiser. Steve Bannon en est le prophète et s’est donné la mission d’expliquer aux Européen.ne.s que c’est la voie à suivre. Cette mouvance est responsable du Brexit, de Trump et d’énormes changements dans bien des pays européens dont l’Italie. Espérons que Macron n’en prenne pas trop le chemin.

Propos recueillis par Isabelle Bourboulon.

Notes

[1Susan George a publié de nombreux livres dont Comment meurt l’autre moitié du monde (Robert Laffon, 1978), Le Rapport Lugano (Fayard, 2000), Un Autre Monde est possible si… (Fayard, 2004), Nous, peuples d’Europe (Fayard, 2005), La pensée enchaînée (Fayard, 2007), Leurs crises, nos solutions (Albin Michel, 2010), Les Usurpateurs (Le Seuil, 2014)

[2Du nom de Catherine Lalumière, ancienne ministre et ancienne députée européenne.

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