Convergences citoyennes pour les droits
- Lors de son dernier congrès à Reims, qui vous a élu président, la Ligue des droits de l’homme a tiré le bilan de ce que vous qualifiez de « révolution néoconservatrice à la française », en particulier depuis 2007. Vos quatre dernières publications annuelles de l’état des droits, à La Découverte, s’intitulent même La démocratie asphyxiée, La société de surveillance, La Justice bafouée et La République défigurée. C’est aussi grave ?
Le bilan est en effet catastrophique. L’homme qui est devenu président de la République, après avoir exercé les fonctions de ministre de l’Intérieur, est à l’origine d’une véritable révolution néo-conservatrice à l’image de ce qui a pu se produire aux États-Unis. Candidat, il avait expliqué que le premier acte de prévention était la répression, ou encore que tenter de comprendre la délinquance revenait déjà à l’excuser.On a vu par la suite et sur fond d’hyper-présidence se développer une surenchère sécuritaire hystérique et une xénophobie d’État avec la désignation de boucs émissaires. Les forces de répression ont été réorganisées autour d’une politique du chiffre qui, dans le domaine de la délinquance, a généré du mauvais travail de police et, dans celui des politiques migratoires, des drames inhumains. Tout cela a abouti à un véritable gâchis politique, abîmant durablement l’image de la France dans le monde, et à un échec économique et social. Car notre pays ne peut vivre à l’écart des flux migratoires, dont il a besoin ; faire peur aux uns et aux autres pour les mettre tous en concurrence ne conduit qu’au délitement éthique et social de la société tout entière.Car la haine concerne tout le monde. Le même gouvernement qui stigmatisait les sans-papiers s’en est pris à ceux qui les aident, les assimilant à des « passeurs », des trafiquants. Puis, ce sont les mariages mixtes qui ont été placés sous le signe de la suspicion, systématique. Et au bout de cette escalade, on a eu le discours de Grenoble à l’été 2010. Rappelons que sous couvert de dénoncer la violence, le chef de l’État y stigmatisait nommément les Roms et suggérait de traiter les Français sur un pied d’inégalité selon qu’ils soient de souche ou naturalisés. Pour le garant de la Constitution, c’était aller loin ! Le Front national a une expression pour ce type de distinction : les « Français de papiers ». Cette remise en cause de l’égalité est extrêmement grave et l’opinion publique ne s’y est pas trompée : Autour d’un collectif d’organisations syndicales et d’associations appelé Halte à la politique du pilori, nous avons pu manifester en France l’indignation de l’opinion publique.
- On reste dans ces domaines très loin de la crise financière qui préoccupe les salariés au premier chef.
Pas si loin qu’on pourrait le croire. Ce quinquennat a également vérifié la communauté de destin entre droits civils et droits sociaux. Des lois liberticides ont été votées à un rythme impressionnant, et l’idée même de droits a été mise à mal. Ce gouvernement ne cesse ainsi de répéter qu’il y a des droits mais aussi des devoirs. Sous ce faux bon sens se cache la volonté de déraciner les droits fondamentaux, politiques et sociaux. Les devoirs ne découlent pas de nos droits, mais de nos responsabilités, et les droits, eux, ne sont pas négociables. Admettre l’inverse, c’est entrer dans cette logique en vogue qui consiste à dire « votre enfant sèche l’école, on vous coupe les allocations familiales » ou « vous avez touché le RSA, mais vous êtes un fraudeur »...Le fait que, dans ce contexte, les travailleurs sans papiers aient réussi à travers une lutte exemplaire à apparaître comme acteurs sociaux à part entière, réclamant la justice, la couverture sociale puisqu’ils cotisent, le droit à vivre ici puisqu’ils travaillent ici, est un événement. La LDH s’honore d’avoir joué son rôle dans le G11, collectif d’organisations syndicales et associatives qui a accompagné le mouvement en articulant conflit du travail et défense de la liberté, de la dignité.Ce mouvement a fait reculer dans l’opinion publique les clichés alors attachés aux « sans-papiers » et l’expression de « travailleurs sans papiers » s’est imposée. Il a amené plus de 7o% de l’opinion française à considérer que les injustices subies par ces travailleurs doivent cesser. Le gouvernement, qui a fait de la haine de l’étranger l’alpha et l’oméga de sa politique, a dû composer, tout en manœuvrant. Mais nous avons obtenu ensemble plus de 3 000 régularisations, fait sauter des verrous administratifs et fait vivre une solidarité qui s’est étendue bien au-delà des frontières de l’Hexagone. L’impact de ce mouvement en Afrique de l’Ouest est considérable. Reste à savoir comment continuer et renforcer la solidarité avec ces travailleurs sans papiers.
- Vous évoquez aussi la mise à mal de nos institutions.
Parallèlement à la remise en cause des droits fondamentaux, l’hyper-président a joué avec les institutions et d’abord avec sa fonction, en réduisant celle du gouvernement. Corollaire : l’appauvrissement du dialogue démocratique et du dialogue social. Chacun sait, pour ne s’arrêter qu’au conflit des retraites, qu’il a été géré directement à l’Élysée et avec un calendrier fixé par Nicolas Sarkozy.Or, jouer avec les institutions sous couvert de volontarisme et d’efficacité, c’est préparer des solutions autoritaires, prétendant que, dans une société complexe, il suffit d’un homme fort avec une détermination sans faille pour trouver des solutions. C’est faux et surtout dangereux. Une telle dynamique alimente en profondeur les réflexes culturels de l’extrême droite, une logique de solutions simples, à base d’écartement – de tous ceux qui posent problème – malades mentaux, jeunes, immigrés, ceux qui ressemblent à des immigrés, les Français de fraîche date...La surenchère sécuritaire et xénophobe à laquelle se livrent actuellement l’UMP et le Front national est l’enfant naturel de cette politique. Elle défigure la République et crée une situation extrêmement dangereuse dans la phase électorale qui s’annonce.Comment imaginer que, dans la situation économique et sociale que l’on connaît, créer des réflexes de peur et de concurrence n’appauvrisse pas la démocratie politique et le dialogue social ? Et que cela n’ait pas de conséquences dans les entreprises, encourageant ceux qui pensent qu’il faut travailler en courbant le dos ?
- Au-delà de sa spécificité, cette politique de Nicolas Sarkozy n’est-elle pas aussi l’écho du néo-conservatisme d’outre-Atlantique, lui-même miroir des jihadistes du 11 Septembre 2001 ? Dix ans plus tard, alors que les peuples du monde arabe se soulèvent contre les dictatures, pour la liberté, la justice, la démocratie, ce néo-conservatisme ne fait-il pas figure d’anachronisme ?
Tout ce qui va mal ne relève évidemment pas de la seule personnalité de Nicolas Sarkozy. Il existe une tendance lourde de nos sociétés inquiètes, déstabilisées par les formes actuelles de la mondialisation, à demander toujours davantage de sécurité. Cette aspiration peut être toxique et asphyxiante. Des démagogues ont su en pervertir le contenu et offrir des solutions non de sécurité, mais sécuritaires. Une solution de sécurité répond à un problème donné par un arrangement social, permettant de dégager les moyens de vivre ensemble de façon paisible. Par exemple en réduisant les inégalités sociales par le biais de l’impôt. A l’inverse, une solution sécuritaire appelle les individus à se méfier des autres. Ainsi passe-t-on progressivement d’un grand service public de la police nationale à des polices municipales puis à des agences de sécurité, puis à des lobbies de la vidéosurveillance en construisant finalement une société de surveillance. C’est ce que Claude Guéant, ministre de l’Intérieur, a essayé de promouvoir cet été à travers l’opération Voisins vigilants. Une telle société est paranoïaque et individualiste, sur un mode exacerbé. Face à l’aspiration des individus de construire un avenir commun, elle oppose la vindicte et la dénonciation de boucs émissaires, choisis de préférence parmi les plus faibles, ou exalte le marché, dédouanant les décideurs de leurs responsabilités.C’est ce qui explique, en Europe, la vague de xénophobie, notamment anti-musulmane, très inquiétante. Sur la base de l’émotion légitime soulevée par les attentats spectaculaires du 11 Septembre, on a assisté à la militarisation de la pensée politique mondiale, sous l’égide du gouvernement des États-Unis, qui n’a fait qu’exacerber les tensions au plan international. Elle n’a ni réglé le terrorisme ni « asséché le bourbier ». La caractéristique géopolitique majeure de cette décennie, c’est l’affirmation de gouvernements autoritaires, sauf en Amérique latine. Partout ailleurs, les gouvernements se sont saisis de la thématique terroriste pour réduire au silence leurs trublions respectifs. La vague des « révolutions arabes » a balayé en quelques jours des décennies de clichés sur les sociétés arabes et musulmanes et il est déplorable que la France ait été l’un des derniers pays à soutenir le régime de Ben Ali, allant jusqu’à lui proposer l’aide pédagogique de sa police antiémeutes, avant de tourner la page. Contrairement à ce que l’on nous racontait, ces sociétés n’étaient pas en voie de basculer vers le terrorisme. Il y avait – et il y a toujours – non seulement une aspiration à la démocratie, mais des forces sociales, notamment au sein de la jeunesse, prêtes à se mobiliser. Cette vague s’exprime dans tous les pays de la rive sud de la Méditerranée. À cet égard, le fait que la Ligue tunisienne des droits de l’homme ait enfin pu tenir un congrès début septembre est le signe des temps nouveaux.
- L’aiguisement de la crise et des politiques d’austérité, en Europe en particulier, suscite la recherche de boucs émissaires et la montée des populismes nationalistes dangereux dont vous parliez, mais génère aussi d’importants mouvements sociaux, où les valeurs de solidarité sont à l’oeuvre. Quelle analyse en fait la LDH ?
La situation en Europe est extrêmement contradictoire. On assiste à une vague de fond d’ultra-libéralisation dont on vient de connaître une nouvelle phase avec l’ultimatum des agences de notation consistant à dire en substance aux États : « arrêtez de faire de la politique », c’est-à-dire de redistribuer les richesses selon des choix qui peuvent être variables. On entre là dans une période radicalement nouvelle où des agences de notation sans aucune légitimité ni compétence veulent dicter les politiques des États. Cette étape nouvelle est terrifiante pour les droits. La notion de droits peut alors disparaître et celle d’égalité devenir inopérante. Les droits sont suspendus à une règle d’or dont l’or est la seule règle, un pas supplémentaire vers la barbarie. Mais il serait contre-productif d’y opposer des réponses strictement nationales, tant au plan politique qu’économique. D’une part parce que l’aspiration à la démocratie est universelle même si les chemins pour y arriver sont diversifiés, leçon numéro un des révolutions arabes. Ensuite parce que, dans cette période de mondialisation, il est possible de s’appuyer sur des éléments positifs au niveau international. Dans la lutte contre les discriminations, le racisme et la xénophobie, la transcription de lois européennes en droit français a permis de dresser des barrières juridiques contre les discriminations, le racisme, le sexisme et l’homophobie. Rester lucides sur les tendances négatives lourdes charriées par la mondialisation ne doit pas conduire à sous-estimer les possibilités démocratiques et convergentes de luttes sociales au plan international voire mondial.La question posée, de façon brûlante, est celle de l’alternative politique, D’où le succès du mot d’ordre « Indignez-vous ». Reste que l’indignation est un mode d’expression, pas un contenu. La question, et nous en avons débattu avec les Indignés d’Espagne, c’est : que faisons-nous de notre indignation ? Un élément de témoignage de ce dont nous souffrons, ou un élément de construction d’une alternative à notre souffrance ? Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas d’indignation, mais qu’il faut la transformer en exigences. Les politiques qui dominent en Europe et aux États-Unis rassemblent très largement contre elles. Nous avons besoin de régulation, de redistribution salariale, fiscale, territoriale, démocratique à travers des institutions qu’il faut moderniser, pour construire de la solidarité. Liberté, égalité, fraternité appellent qu’on redéfinisse leur contenu, et on appelle ça faire de la politique.
- La LDH est à l’origine d’un pacte pour les droits et les libertés qui rassemble cinquante organisations syndicales et associatives, dont la CGT. De quoi s’agit-il ?
La LDH est une association politique, citoyenne. La séquence électorale qui nous attend ne la laisse pas indifférente, qu’il s’agisse de la présidentielle ou, plus importantes encore, des législatives. Quel qu’il soit, le vainqueur de l’élection présidentielle devra gouverner avec une majorité qui risque d’être instable. L’élection présidentielle, en admettant qu’elle soit remportée par la gauche, ne constituerait d’ailleurs pas en soi une solution. Les Français ont donc besoin de débats de fond qui s’enracinent sur les problèmes qu’ils expérimentent et qui préparent des choix alternatifs. Ce qui nous a amenés à proposer à nos partenaires un pacte pour les droits et les libertés. Au cours de la campagne de débats « Urgence pour les droits, urgence pour les libertés », nous avons constaté à la fois la diversité et la richesse des préoccupations et une extraordinaire dispersion des acteurs sociaux et associatifs. Cette diversité ne peut pas faire programme, mais on ne saurait faire programme politique en l’ignorant. L’ambition du pacte est de créer les conditions pour que les citoyens puissent se référer à un ensemble de propositions concrètes et pratiques pour dire aux candidats : « voilà ce que propose une partie non négligeable de la société civile, à quoi vous engagez-vous à ce sujet ? » Il s’agit donc tout à la fois du droit de vote des étrangers aux élections locales, de la fin des contrôles aux faciès — ce qui permettrait de consacrer les forces de police à de vraies tâches de sécurité publique —, de la fin du cumul des mandats, du respect des libertés syndicales à l’entreprise notamment dans les TPME que réclament entre autres la CGT et la CFDT... Le pacte regroupe un certain nombre de propositions qui répondent à la crise civique et sociale, leur donne de la visibilité et de la force, sans impliquer que les acteurs soient responsables de ce que proposent les autres.Nous voulons maintenant faire vivre cette convergence d’aspirations et de propositions. Jusqu’à présent, nous avons privilégié l’expression locale des organisations. Nous allons entrer dans une période de visibilité nationale avec un agenda de rencontres avec les candidats permettant de nourrir un échange sur des questions fondamentales concernant la vie des Françaises et des Français, de tous ceux qui travaillent en France. Cela suppose force et ténacité ; mais il n’y a pas d’autre choix, sauf à se disperser et se condamner à n’être que spectateur. Or, nous ne sortirons de la crise actuelle que par une solidarité construite sur la redistribution, ou bien elle s’exacerbera dans la lutte de tous contre tous, autrement dit, la barbarie. Face aux politiques financières et économiques qui prévalent dangereusement à l’heure actuelle en Europe, il nous faut impérativement mettre en synergie les forces de la société civile, nous placer en situation de jouer notre rôle. À notre place, rien que notre place, mais toute notre place
Entretien réalisé par Isabelle Avran
Source TERRA : http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article4782