Des indicateurs complémentaires
Bien que l’on sache depuis son invention que le PIB comportait des limites, que les comptables nationaux n’ont jamais niées, sa critique a été ravivée depuis l’éclatement de la crise qui est le résultat d’un mode de développement insoutenable socialement et écologiquement. Dans ce contexte, toutes les institutions internationales se sont lancées, avec la frénésie d’un Paul de Tarse sur son chemin de Damas, dans une débauche de préconisations pour élaborer de nouveaux indicateurs. La France a joué un rôle important en mettant sur pied la fameuse commission animée par J. Stiglitz, A. Sen et J.-P. Fitoussi qui a rendu son rapport en 2009 [1]. Dans la foulée, l’INSEE et le CESE en France, la Banque mondiale, l’OCDE, sans oublier le travail pionnier plus ancien du Programme des Nations unies pour le développement avec l’indice de développement humain, ont élaboré des propositions d’indicateurs de richesse et/ou de bien-être, considérés soit comme complémentaires, soit comme alternatifs au PIB. Récemment, le parlement français a adopté une loi portant le nom de la députée Eva Sas pour rendre obligatoire la publication annuelle de nouveaux indicateurs, pendant que France Stratégie et le CESE proposaient une liste de dix indicateurs [2].
Disons-le sans la moindre équivoque : ces indicateurs sont utiles, nécessaires et sont conçus pour apporter des informations complémentaires à celles fournies par les données purement économiques. Néanmoins, pourquoi est-il permis d’avoir quelques doutes quant à leur utilisation dans l’espace public ?
Des informations déjà connues, d’autres biaisées ?
Si l’on examine les trois chapitres du tableau de bord ci-dessus, plusieurs des indicateurs proposés n’ont rien de nouveau. En matière économique, le taux d’emploi, la valeur et le taux de l’investissement, l’ampleur des dettes privées et publiques sont déjà régulièrement publiés. Dans le domaine social, c’est la même chose pour l’espérance de vie en bonne santé, l’écart de revenus et la part des diplômés (pourquoi seulement les diplômés de l’enseignement supérieur et dans la tranche d’âge des 25-34 ans ?). Au sein de ce chapitre, seule la satisfaction à l’égard de la vie ne relève pas d’une procédure de mesure quantitative objective, puisqu’il s’agit du résultat d’enquêtes subjectives d’ordre qualitatif, mais dont on ne peut tirer aucune conclusion agrégeable d’ensemble. Il n’y a que le volet environnemental qui présente un début d’innovation, plus d’ailleurs avec l’abondance des oiseaux (pourquoi les oiseaux plus que les abeilles ou un autre élément de la biodiversité ?) et le recyclage des déchets municipaux qu’avec la consommation carbone de la consommation, déjà mentionnée dans beaucoup de secteurs.
Trois remarques à propos de ce tableau de bord. Premièrement, la plupart de ces indicateurs souffrent d’une moindre visibilité que le PIB, plutôt que d’être inexistants. Deuxièmement, le choix de certains n’est peut-être pas sans incidence sur la manière dont seront menées les politiques publiques : pourquoi par exemple avoir retenu le taux d’emploi et pas le taux de chômage, est-ce pour suivre les préconisations européennes dont on sait combien elles prônent la libéralisation du « marché du travail » ? À l’inverse, on peut approuver le choix de la consommation carbone plutôt que celui de l’empreinte écologique, trop sujette à critiques. Troisièmement, sept de ces indicateurs sur dix sont d’ordre quantitatif, mais hors du champ de l’évaluation monétaire. D’où la nécessité d’examiner leur rapport avec les indicateurs monétaires dont le PIB est le principal.
Le PIB, un faux problème ?
Dans la frénésie qui a entouré la recherche de nouveaux indicateurs, le meilleur et le pire ont côtoyé, et le pire plus souvent que le meilleur. En effet, pour introduire la critique du PIB, indicateur du flux des activités monétaires, trop fréquente est l’erreur commise en affirmant que seules les activités marchandes étaient comptabilisées, alors que les activités monétaires non marchandes le sont aussi. La double confusion entre monétaire et marchand et entre non monétaire et non marchand [3] est à la base des ambiguïtés, voire des propositions explicites d’inclure dans le PIB la soi-disant valeur économique des loisirs, du bénévolat, du travail domestique, etc. La Commission Stiglitz s’était fourvoyée dans cette impasse, avant d’adopter, pire encore, l’indicateur de la Banque mondiale, l’épargne nette ajustée, dont il ressortait que les pays riches (les plus pollueurs et gaspilleurs) étaient les plus soutenables ! [4]
Le rapport rédigé par Géraldine Thiry et Adeline Gueret pour l’Institut de développement de l’information économique et sociale (IDIES), l’Institut Veblen pour les réformes économiques et la Fondation de l’écologie politique ajoute aux regrets précédents celui que « les services rendus par la nature sont absents du PIB » [5]Comme si ces services avaient « naturellement » une « valeur économique intrinsèque » ou que la nature créait « naturellement » un flux de valeur économique pouvant intégrer le PIB. On atteint là le point le plus bas de l’épistémologie de ladite science économique consistant à naturaliser ce qui relève d’une construction sociale, relevant de ce que Marx appelait le « fétichisme » [6]. Cela se traduit par les ambiguïtés concernant les prix qui peuvent être donnés à l’utilisation de la nature : au lieu de voir dans ces prix des prix politiques, ils sont présentés comme exprimant la valeur monétaire intrinsèque de la nature ou celle qu’elle crée, comme si une valeur monétaire tombait du ciel [7].
Il est vrai que les flux du PIB n’incluent pas la dégradation des stocks d’éléments naturels et que, lorsqu’on répare une dégradation, cela accroît ladite valeur ajoutée économique sans augmenter le bien-être, au mieux cela le rétablit. Mais, d’une part, sans cette réparation le bien-être aurait été à coup sûr dégradé ; d’autre part, on ne peut pas à la fois émettre cette critique et vouloir calculer un « PIB vert » puisque celui-ci est construit en ajoutant puis en défalquant la valeur de la réparation. [8].
Les reconstructeurs d’indicateurs soutiennent deux idées contradictoires : ils veulent se débarrasser du PIB pour les plus sévères ou aller au-delà de lui pour les plus indulgents, et ils proposent de mettre en avant des indicateurs de répartition des revenus dont la somme constituent justement le produit national (aux amortissements du capital près). Comment calculer un indice de répartition des revenus sans les outils de la comptabilité nationale ? À cet égard, le groupe de réflexion FAIR [9] a toujours, depuis qu’il existe, revendiqué à juste titre l’élaboration d’indicateurs complémentaires au PIB pour éviter que soit réduit à une quantification monétaire ce qui n’en relève pas. Mais le groupe ayant refusé d’asseoir cette revendication sur la séparation entre richesse et valeur et sur toute théorie de la valeur [10], il se trouve démuni devant la floraison de nouveaux indicateurs imaginés par les tenants des pries politiques néolibérales. Au point que Florence Jany-Catrice écrit en parlant du tableau de bord ci-dessus : « Ces points, très nettement positifs, sont néanmoins entachés d’ombres. Entre autres, le fait que le tableau de CESR soit “complémentaire au produit intérieur brut”, laissant à celui-ci son statut d’indicateur phare. » [11] Qu’ils soient complémentaires était pourtant le point exigé auparavant pour la raison indiquée à juste titre ci-dessus.
Reconstruire des indicateurs ou dépasser le système ?
Il est un dernier point, peut-être le plus important, qui devrait retenir l’attention : les critiques du PIB ne détournent-elles pas l’attention des problèmes réels ? On lit et on entend partout que le PIB doit cesser d’être l’indicateur phare de l’activité économique. Or, il n’est pas, il n’a jamais été et il ne sera jamais cela pour l’économie capitaliste. Aucun investisseur capitaliste ne se préoccupe du PIB (il ne sait pas ce que c’est), de son taux de croissance (il ne sait pas comment il est calculé). Pourtant, les pourfendeurs du PIB le croient ou font semblant de le croire, car le seul indicateur-clé du capitalisme, c’est le taux de profit, le taux de rentabilité des investissements, qui rythme l’anticipation et l’évolution de la dynamique économique, c’est-à-dire de l’accumulation du capital.
Pourquoi cette erreur de perspective ? On peut émettre deux hypothèses qui ne s’excluent pas. La première est d’ordre théorique : le capitalisme étant un système dont le but est de produire de la valeur pour le capital, sans théorie de la valeur, on ne peut ni penser ni critiquer le capitalisme, la crise survenue en 2007, l’ayant encore une fois démontré. Le mot « capitalisme » n’est pas prononcé une fois dans le rapport de Thiry-Gueret. [12] La seconde hypothèse est d’ordre politique : bien que se revendiquant de l’hétérodoxie, les théoriciens reconstructeurs ne prennent pas le risque de mettre en cause le fondement même du système. Est-ce pour cela qu’ils ignorent tous les travaux en dehors de leur propre cercle ? [13]
On pourrait m’objecter au moins (je laisse le soin aux critiques de présenter d’autres objections) une chose. Même si le PIB n’est pas le phare du capitalisme, les politiques publiques le scrutent avec acharnement, ce qui justifierait d’en faire « le » phare. Mais n’est-ce pas un leurre supplémentaire ? Car pourquoi les politiques d’austérité sont-elles menées avec autant d’obstination ? La croissance ne serait-elle pas autant souhaitée que ce que les gouvernements en disent ? Ne faut-il pas voir là que la priorité est plus de donner avantage aux classes dominantes en termes de polarisation des revenus et de pouvoir que de promouvoir une augmentation forte de la production globale ?
L’imbroglio théorique concernant le PIB et la valeur économique dont celui-ci est censé rendre compte culmine dans cette affirmation : « Par ailleurs, l’évaluation d’activités non marchandes (comme l’éducation ou la santé) à leur coût de production n’est pas le garant de leur qualité. Un accroissement du coût des services de santé à qualité de service égale fait croître le PIB. Inversement, on peut considérer que le travail des enseignants n’est pas toujours reconnu à sa juste valeur. » [14] Ici, est oubliée la distinction fondamentale entre une marchandise et un service non marchand : la première inclut un taux de profit du capital dans son prix, le second ne l’inclut pas. Cette distinction est omise et, à la place, est introduit un contresens au sujet de la qualité du service de soin qui n’est pas comptée dans le PIB non marchand. Mais s’est-on demandé si la qualité du service rendu par l’automobile coincée dans les embouteillages était comptée dans la valeur de cette marchandise et donc ensuite dans le calcul de la productivité du travail ? Bien entendu, est totalement ignorée l’idée que le travail dans les services non marchands est productif.
Je partage toutes les convictions des « reconstructeurs d’indicateurs » sur la nécessité de changer de mode de développement. Mais une fois qu’on a dit cela, le problème reste entier. Et ce n’est pas la presse abonnée aux dithyrambes néolibérales austéritaires qui va aider à clarifier les choses. Le Monde du 10 octobre 2015 publie un dossier intitulé « L’économie déboussolée » [15]. La référence journalistique est l’OFCE et notamment deux de ses experts, Laurent Éloi et Jacques Le Cacheux. Connaît-on réellement l’originalité de leurs travaux ? La soutenabilité faible du développement est le paradigme qui les domine : « On peut décider d’une croissance aussi forte que l’on veut (donc d’un prélèvement correspondant sur les stocks de ressources) à condition de disposer d’un niveau de connaissances suffisant pour assurer la pérennité du système », écrivaient Jean-Paul Fitoussi et Éloi Laurent en 2008 [16]. En 2011, É. Laurent contredisait sa profession de foi : « Si nous sommes privés des services que nous rendent gracieusement des écosystèmes dont la munificence s’épuise, toute notre intelligence ne suffira pas à leur substituer des artefacts pour satisfaire nos besoins élémentaires : respirer, boire, manger, contempler. » [17] Mais cette conversion s’inscrivait explicitement dans la croyance néoclassique de la valeur fondée sur l’utilité individuelle.
Bref, le remplacement d’un PIB désormais déclaré « périmé » par une fonction d’utilité sociale impossible à définir à cause de la non-transitivité des préférences individuelles à l’échelle collective est une impasse totale.
Tout cela parce que les économistes néoclassiques comme les dissidents du PIB « reconstructeurs » confondent richesse et valeur, pensent que la valeur d’usage est réductible à la valeur d’échange, adhèrent au fétichisme de la valeur née du capital ou de la nature et détournent l’attention vers les indicateurs, alors que ce pourquoi et pour quoi le capitalisme est motivé est plus ou moins laissé dans l’ombre. [18].