Les pays riches mis en minorité à l’ONU
Le vote du 22 novembre 2023 en faveur d’un projet de résolution des Nations-Unies appelant à une « convention-cadre sur la coopération fiscale internationale » montre, si besoin en était, à quel point l’injustice fiscale pénalise les pays pauvres au profit d’agents économiques puissants soutenus par les États les plus riches.
La résolution prônant une convention des Nations unies sur la fiscalité visant à établir des règles pour lutter contre l’évasion fiscale des entreprises et les flux financiers illicites a été adoptée à la majorité et non au consensus. Si les pays africains l’ont massivement soutenue, certains pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dont l’Union européenne, donc également la France, s’y sont opposés.
Historiquement, ces mêmes pays riches n’ont d’ailleurs de cesse de s’opposer à la création d’un organe des Nations unies voué à remplacer l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans l’élaboration de règles fiscales mondiales.
Certes, en novembre 2022, toujours sous l’impulsion des États africains, les États du monde entier, riches compris, avaient adopté au consensus une résolution décidant d’entamer des négociations intergouvernementales pour renforcer la coopération intergouvernementale sur les questions fiscales [2]. Mais les pays riches, s’ils admettaient-ils jusque-là du bout des lèvres des accords non contraignants, ont continué de privilégier les travaux de l’OCDE.
L’enjeu est de taille puisqu’il porte sur la gouvernance fiscale mondiale. Historiquement, bien que les deux organisations travaillent sur la question depuis les années 1960 [3], depuis le sommet du G20 d’avril 2009, l’OCDE a clairement pris l’ascendant sur l’ONU. Taxé de club des pays riches, l’OCDE a bien tenté d’associer de nombreux pays à ses travaux sur les mesures visant à combattre l’érosion des bases imposables. Mais, outre que les pays riches sont les véritables maîtres d’œuvre des projets de l’OCDE, environ un tiers des pays du monde n’ont pas été associés à ces travaux, lesquels ont au surplus été critiqués en raison de leur iniquité.
Ce vote des États africains en faveur du projet de convention de l’ONU n’est pas surprenant : ils sont de longue date les plus grands perdants des flux financiers illicites et de l’évasion fiscale. À titre d’exemple, « les pays membres de l’OCDE et leurs dépendances (NDR : leurs territoires associés, comme certains paradis fiscaux) sont responsables de 78,3 pour cent des pertes subies par les pays de la planète en raison des deux formes d’abus fiscaux transfrontaliers [4] ».
Inversement, le vote des pays de l’Union européenne, des États-Unis et du Japon s’explique ainsi : si comme partout dans le monde, leurs populations sont victimes de la concurrence et de l’évasion fiscales, les intérêts de leurs agents économiques les plus puissants (multinationales et très riches particuliers) en sortent renforcés.
Refondre la gouvernance fiscale mondiale pour mieux répartir les richesses
De ce point de vue, l’accord formalisé au sein de l’OCDE d’octobre 2021 portant sur l’imposition minimale des multinationales est éclairant. Celui-ci reposait sur deux piliers dont seul le second, prévoyant l’instauration d’un taux minimal de 15 % sur les multinationales, devrait se mettre en place en 2024. Ce taux ne stoppera pas la concurrence fiscale et sociale qui sévit de longue date et s’est intensifiée au cours des 30 dernières années.
Avec les impôts progressifs sur les revenus et le patrimoine, l’impôt sur les sociétés en a été la principale victime. Les taux de l’impôt sur les sociétés dans le monde s’établissent ainsi à 23,4 % en 2022 contre plus de 37 % en 1993 et à 21 % au sein de l’Union européenne en 2022 contre près de 38 % en 1993. Cette baisse a, d’une part, provoqué un manque à gagner budgétaire élevé et d’autre part, dégagé d’importantes marges de manœuvre pour les grandes entreprises, qu’elles ont prioritairement utilisées pour augmenter les distributions de dividendes. Celles-ci sont fortement concentrées sur les plus riches et contribuent à nourrir les inégalités de revenus et de patrimoines, par ailleurs déjà largement favorisées par la financiarisation de l’économie et des politiques fiscales particulièrement accommodantes.
Pour les États plus pauvres, qui bénéficieront bien peu de l’instauration du taux minimal de 15%, cette concurrence fiscale est particulièrement nuisible : elle les force à adopter des législations fiscales et sociales taillées sur mesure pour les multinationales occidentales (zones franches, taux d’impôt sur les sociétés faibles) alors que leurs besoins, en matière de protection sociale, d’éducation, infrastructures, etc, sont immenses.
Non seulement le taux de 15 % issu de l’accord de l’OCDE n’y changera rien, mais il pourrait même aggraver leur situation. En effet, le risque est de voir les États aligner leur taux par le bas pour atteindre 15 %, ce qui assécherait leurs finances publiques et forcerait les pays pauvres à conserver une législation fiscale et sociale très accommodantes pour les puissants. Et autrement dit, largement insuffisante au regard de leurs besoins.
Depuis de longues années, Attac se prononce en faveur de la tenue de Cop financières et fiscales qui associeraient non seulement l’ensemble des États du monde, mais aussi des acteurs de la « société civile » (ONG, organisations syndicales, experts). Le but de ces « Cop » est claire : en finir avec la concurrence et l’évasion fiscales et permettre de mieux répartir les richesses, pour réduire les inégalités et faire face aux enjeux sociaux et écologiques. Une convention fiscale de l’ONU serait un pas vers cette forme de gouvernance.
L’enjeu est désormais simple : faire de l’ONU l’instance de régulation fiscale véritablement inclusif pour faire « appel au monde pour qu’il utilise des principes multilatéraux afin de parvenir à des solutions multilatérales [5] » ou confirmer le leadership d’une OCDE de plus en plus contestée à la légitimité en matière de gouvernance fiscale.
Vincent Drezet