Pouvoir, Résistance et Organisation politique sous le régime Duterte (Philippines)

jeudi 8 juin 2017, par Mary Ann Manahan

Rodrigo Duterte, élu président de la République des Philippines en juin 2016, mène une féroce « guerre conte la drogue » qui semble autoriser tous les excès. Au delà des propos scandaleux d’un chef d’État qui pourrait faire passer Donald Trump pour un gentil trublion, ce sont des milliers de morts et de très nombreuses atteintes aux droits humains qui plongent le pays dans une crise politique majeure où l’autoritarisme nationaliste, bien qu’issu de la « gauche » philippine, accompagne d’immuables politiques néolibérales qui font la part belle à des entreprises prédatrices. Mary Ann Manahan, de Focus on the Global South, livre une analyse de la situation politique dans son pays.

En février 2017, les Philippines ont commémoré le 31e anniversaire de ce qu’on a appelé la révolution EDSA (ou « People Power »), qui avait permis d’évincer l’ancien dictateur Ferdinand Marcos. Une révolution depuis largement reconnue comme un symbole de démocratie et de changement sans effusion de sang. Plus de trois décennies après cette année 1986, et après cinq gouvernements post-EDSA, l’élection de Rodrigo Duterte à la présidence des Philippines incarne un délitement du discours et du symbole même que porte la Révolution « People Power ». Populiste, hommes à poigne et appelé le « bourreau » de Davao (Philippines du Sud) où il a été maire pendant plusieurs mandats, Rodrigo Duterte a mené campagne sur une promesse de « changement », s’appuyant sur la désillusion d’une grande partie de la population : les promesses économiques, politiques et socio-culturelles n’ont pas été remplies alors que les règles électorales ont consolidé le pouvoir des élites philippines. Duterte rejette le discours et l’idéologie portés par la démocratie libérale, dans laquelle les droits de l’homme et la régularité des procédures servent d’idéaux clés, tels qu’ils sont consacrés dans la Constitution de 1987. Bien que dans la sphère économique, il continue de mettre en œuvre des politiques qui suivent le paradigme économique néolibéral classique, l’autoritarisme est de retour à la mode, comme le prouvent :

  • la coalition majoritaire domine sans partage les deux chambres du Congrès, avec un manque d’une réelle opposition ;
  • la non-reconnaissance des droits de l’homme comme principe en faveur de la participation citoyenne et de la démocratie,
  • des projets de loi prévoyant la peine de mort en attente au Congrès,
  • une culture d’impunité, en particulier parmi les forces de sécurité,
  • la mise à l’index des défenseurs des droits de l’homme vu comme des ennemis de l’État,
  • d’anciens généraux et militaires nommés à des postes clefs au gouvernement,
  • une rhétorique nationaliste et des revendications de promotion de la « nation »
  • une « guerre contre les drogues » sanglante, qui a coûté la vie à 12 000 personnes, provenant principalement de communautés urbaines pauvres, auxquelles s’ajoutent l’utilisation de la violence physique comme élément essentiel de la politique de l’État ;
  • avec un discours anti-féministe et patriarcal, une culture de la misogynie et du sexisme, le président Duterte réduit les femmes à des objets sexuels, normalisant les stéréotypes féminins et les stéréotypes de genre pour discriminer les femmes dans les discours politiques et publics.

La guerre contre la drogue, en particulier, a généré de nombreuses alertes de gouvernements, de la société civile et des mouvements sociaux du monde entier.

Puissance symbolique et discursive et Duterte

Les promesses économiques, politiques et socioculturelles de la révolution 1986 n’ont pas été remplies et la justice sociale, un pilier de la Constitution de 1987, est introuvable. S’il faut préciser qu’il n’y a pas eu de consensus social sur le contenu véritable de ces promesses et du « changement » auxquels aspiraient les Philippins après la révolution EDSA, l’arrivée au pouvoir de Duterte peut être considérée comme une manifestation populaire, en particulier celle des classes inférieures et marginalisées, nourrie de la frustration générée par trois décennies de démocratie libérale initiée au lendemain de la révolution. En se présentant comme le candidat anti-EDSA, contre l’oligarchie, de « gauche », et contre l’impérialisme de Manille (capitale des Philippines, archipel de plus de 7000 îles), Duterte a pu se distinguer des candidats traditionnels. Malgré sa connexion qu’il a lui-même avouée avec les Marcos, qui font partie de l’oligarchie, une majorité écrasante a voté pour lui. Je considère qu’une partie de la raison de sa victoire est à rechercher du côté du récit « alternatif » convaincant qu’il a offert, fondé sur (i) l’engagement de secouer le système économique, d’éliminer les mécanismes, règles et processus qui ont creusé les inégalités, la pauvreté et la marginalisation au cœur du système économique philippin (par exemple, la fin de la contractualisation, l’irrigation gratuite pour les agriculteurs, de nouveaux hôpitaux spécialisés à Visayas et à Mindanao, des subventions gouvernementales pour les pauvres ou encore le fait de se débarrasser des traders et des requins financiers dans la chaîne de valeur agricole), ainsi que (ii) lutter contre la drogue et la criminalité et assurer la paix et l’ordre en général. Ce récit contient des cadres et des discours qui déterminent ce que Duterte considère comme la principale question du pays et la solution qu’il a prise ou envisage de prendre. Sur la promesse visant à secouer le système, l’administration Duterte maintient en fait le statu quo et il existe de nombreuses éléments qui permettent d’affirmer qu’il continuera l’agenda économique néolibéral des années passées. Par exemple, sa stratégie et ses politique macroéconomique (appelées « Dutertenomics ») mettent l’accent sur l’augmentation des accords de libre-échange, des investissements directs étrangers, des systèmes de partenariat-public-privé (PPP) et de grands projets d’infrastructure, ce qui augmentera le fardeau de la dette du pays. Il a récemment autorisé le Congrès à rejeter la nomination de Gina Lopez, une fervente défenseur de la cause anti-mines, comme secrétaire à l’environnement. Les intérêts de l’industrie minière ont prévalu.

Concernant le deuxième aspect du récit qui le porte, Duterte est beaucoup plus cohérent. Quatorze de ses trente promesses électorales portent sur la paix et l’ordre, et il a traduit cet engagement par une brutale déclaration de « guerre contre les drogues ». Une guerre qui a jusqu’ici fait plus de 12 000 morts, principalement dans les communautés pauvres, et qui s’est accompagnée, entre autre mesures, d’une diabolisation des droits de l’homme et de ses défenseurs, désormais vus comme des ennemis de l’État, de la volonté d’instaurer la peine de mort, de l’abaissement de l’âge de la responsabilité pénale et de la révision des lois anti-écoutes. Autant de décrets et d’actions coercitives supposées transcrire son discours sécuritaire.

Bien que des secteurs de la société aient critiqué et se soient opposés à ces actions et ces mesures, en particulier la guerre contre la drogue, Duterte jouit encore d’une popularité et d’un capital politique et social importants. De récentes enquêtes montrent néanmoins que sa popularité diminue parmi les classes pauvres mais augmente parmi les classes moyennes et supérieures. Une section de la gauche traditionnelle philippine (le groupe Bayan) soutient également Duterte, dont trois de ses dirigeants occupent maintenant des postes dans les ministères de la réforme agraire, de la lutte contre la pauvreté et dans celui du travail social et du développement communautaire.

Si l’on s’appuie sur une interprétation foucaldienne, la guerre contre les drogues de Duterte constitue un nouveau « régime de vérité et de connaissance » selon lequel les principes universels des droits de l’homme sont des excuses pour détruire le pays, qui justifie que certaines vies sont jugées moins importantes que d’autres, ou encore que la violence justifie la fin politique visant à faire que les gens se sentent en sécurité pendant la nuit, quels que soient les compromis nécessaires.

Le peuple philippin est-il vraiment disposé à échanger contre certaines libertés durement gagnées, comme les droits de l’homme contre la politique menée par Duterte ? Pendant combien de temps Duterte restera-t-il populaire malgré ses politiques et décrets plus qu’autoritaires et limite fascistes ? Ses partisans sont-ils mouillés dans les innombrables meurtres, qui dépassent déjà de plus de 100% les records sous la dictature de Marcos ?

Répondre à ces questions nécessite de s’appuyer sur une compréhension discursive et symbolique du pouvoir (au sens de Bourdieu), ce qui offre des outils conceptuels. Tout d’abord, le pouvoir de mobiliser un nouveau récit, disant que tous les crimes peuvent être attribués à la drogue, fonctionne presque comme une idéologie qui définit une perception collective et une relation avec le reste du monde, que ce soit en relation avec la vie quotidienne, la politique, l’État, ou encore avec le besoin de neutraliser et stigmatiser d’autres récits, comme celui sur les droits de l’homme. C’est pourquoi les victimes de la « guerre contre les drogues » ne se limitent pas aux 12 000 morts, mais à la capacité des populations à faire face et à défendre leurs droits face à la violence réelle. Ceci, à son tour, crée des réalités et des faits alternatifs, de nouveaux régimes de vérité et de connaissances. Il ne s’agit pas d’analyses rationnelles ou de lignes plus pointues, mais de qui a la capacité de soutenir un récit, qui peut fabriquer le consentement de la population et désamorcer les contre-récits dans le contexte de la politique litigieuse (Tilly et Tarrow, 2015).

La création d’une figure et d’un récit mythiques est un élément clé pour soutenir ce récit. Duterte s’est projeté comme le père qui mettra fin au « chaos » et aux problèmes nationaux du pays, ce qui lui permet d’élargir son attrait dans différentes classes sociales. Son langage s’exprime dans une forme d’amour paternaliste qui produit une politique de symbolisme émotif et affectif et non de politique de la raison. Son capital politique et social repose sur les instincts, l’image, les émotions et le symbolisme, le tout représentant un ensemble politique différent de ses prédécesseurs (Bello, 2016). Il attire beaucoup de Philippins, du pays et de l’étranger, car il remue les frustrations, la colère et les émotions profondes, et les canalise dans des actions menées à travers ses diverses guerres et combats (guerre contre les chenapans, lutte contre la police corrompue, guerre contre le monde occidental, guerre contre les médias traditionnels, etc.). Le sociologue français Pierre Bourdieu expliquerait cela comme des « modes tactiques et presque inconscients de domination culturelle et sociale qui se produisent dans les réalités quotidiennes des sujets conscients » (Bourdieu, 1991 : 165-167) [1] . Si nous étendons le concept de pouvoir symbolique de Bourdieu, les larbins propagandistes de Duterte sur les réseaux sociaux imposent des catégories de pensées et de perceptions quela plupart des Philippins commencent à accepter et à utiliser, et avec lesquels ils observent et évaluent la société philippine (par exemple, l’idée selon laquelle les toxicomanes sont inférieurs en humanité et qui méritent de mourir : ou encore l’idée selon laquelle tous les opposants et critiques du Président appartiennent au camp des traitres). La construction sociale des catégories et des moyens de perception justifie la violence, légitime la guerre contre les drogues et, par conséquent, perpétue une structure sociale qui sert l’intérêt de l’administration.

Le pouvoir au peuple ?

Comment les communautés pauvres répondent-elles à la guerre contre les drogues ? Que deviendra l’activisme de base dans le contexte de de politiques autoritaires masquées derrière la guerre contre la drogue ? Les efforts et les rassemblements contre la dictature seront-ils soutenus et transformés en un mouvement politique ?

Les capacités des gens à faire valoir leurs droits sont entravées par la guerre parrainée par l’État en matière de drogue et d’exécutions extrajudiciaires. Certains leaders locaux de communautés urbaines pauvres racontent comment les espaces démocratiques sont réduits à néant, expliquent les dangers clairs et actuels pour leur vie, la surveillance 24/7 par la police, rendant bien plus difficile l’activisme sur le terrain ou l’opposition de se développer. Il existe cependant des modèles locaux émergents sur la façon dont les communautés tentent de se défendre face à de telles violences. Un modèle est de construire des alliances locales avec des leaders religieux éminents, des organisations de populations locales, des avocats, etc. Pour les communautés locales qui ciblent Oplan Tokhang (nom local de la guerre de Duterte sur les drogues), cela revient à travailler ensemble pour que les victimes aient accès à la justice, à s’organiser pour faire de la sensibilisation et développer de la vigilance collective. Certaines communautés locales sont également conscientes et méfiantes des efforts de Kilusang Pagbabago (Mouvement pour changer) qui est la formation politique au niveau local organisée par le secrétaire général du cabinet Leoncio ’Jun’ Evasco afin de consolider la base politique de Duterte en faveur de sa proposition pour le fédéralisme et la modification de la Constitution de 1987 (pour supprimer les restrictions pour les investissements étrangers dans les terres).

D’autres initiatives résident dans les efforts d’exécutifs ou maires locaux pour arrêter Oplan Tokhang, ou lorsque des avocats ont été mobilisés pour répondre à la lettre de la police nationale des Philippines demandant aux résidents d’assister à une assemblée, en forme de consultation, sur la guerre contre les drogues. À la suite de cette lettre, une marche menée par les mouvements sociaux est en cours pour défendre les droits de l’homme et résister aux projets de loi en cours au Congrès visant à rétablir la peine de mort. L’Église catholique a rejoint ces forces pour défendre la vie des gens.

Ces efforts rendent compte de diverses réponses et stratégies, de la résistance à la capacité de s’adapter à la situation actuelle. Ceux-ci font également allusion à la relation entre les acteurs et la structure et comment, même les situations les plus répressives, les acteurs locaux trouvent des « espaces à manœuvrer » (Long, 2001) et des « espaces d’indétermination » ou des zones grises, où les pauvres et les marginalisés peuvent exercer « claim-making » et agir (Dressler, et al., 2012). Il existe également des formes quotidiennes de « résistance » culturelle, des « textes cachés et publics » (voir les armes des faibles évoquées par James Scott), employés par les communautés face à la guerre sur les drogues, qui sont des stratégies aussi importantes que les actions collectives et planifiées telles que les mobilisations. De nouvelles formes de mouvement social ont également émergé pour fournir l’opposition tant nécessaire à ce pouvoir.

P.-S.

Photo : Domaine Public, PCOO EDP

Notes

[1Engels et Marx appellent cela « fausse conscience ».

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