Crise de l’élevage : les symptômes d’une Europe malade

jeudi 24 mars 2016, par Aurélie Trouvé

L’élevage français est aujourd’hui dans une situation économique alarmante. Un quart des éleveurs laitiers ont dégagé moins de 10 000 euros de revenus en 2015. Les prix ne cessent de chuter. Et la disparition des exploitations s’accélère. Il a fallu attendre 2016 pour que le Commissaire européen à l’agriculture, Phil Hogan, reconnaisse que « les difficultés actuelles sont clairement plus profondes et durables que nous ne l’avions prévu ». Et pour cause, la Commission européenne restait jusque-là d’un optimisme béat et refusait d’admettre une crise de surproduction, considérant la Chine et les autres grands pays importateurs comme des perspectives infinies de débouchés.

C’était sans compter sur l’embargo russe et le ralentissement économique des pays émergents, face à des hausses de production dans tous les grands pays producteurs. Les marchés s’engorgent et les prix s’écroulent. Ce qui met en lumière l’extrême vulnérabilité de l’élevage européen, dès lors qu’on l’a plongé, sans filet de sécurité ou presque, dans les marchés dérégulés et la concurrence internationale. Les marchés agricoles souffrent en effet de multiples imperfections. Livrés à eux-mêmes, ils sont totalement illisibles et instables. C’est pourquoi historiquement, presque tous les grands pays producteurs ont régulé les prix et les revenus agricoles. Les États-Unis poursuivent dans ce sens, contrairement à l’Union européenne, obsédée par l’idée de répondre aux signaux du marché.

De ce point de vue, la production laitière est exemplaire. Ce secteur productif a subi, une quinzaine d’années après les céréales et la viande bovine, le démantèlement de la Politique agricole commune (PAC) et de ses outils de régulation. Dans les années 2000, les prix minimum - qu’on garantissait aux producteurs grâce au stockage public de leurs produits – ont été fortement affaiblis et les cours intérieurs ont ainsi été alignés sur les cours internationaux, extrêmement volatiles. Dès 2008-2009, la chute des prix a été violente, de près de 40 %. Puis les quotas laitiers, qui plafonnaient les volumes de production dans chaque État-membre, ont été progressivement supprimés, libérant la compétition entre les régions européennes pour une nouvelle course à l’augmentation de la production. Après une courte embellie des prix, la surproduction a abouti à une nouvelle chute en 2014, sans qu’on puisse en prévoir la fin.

L’Europe libérale est responsable de la crise de l’élevage à bien d’autres titres. L’absence d’harmonisation des normes sociales et fiscales transforme radicalement la nature de la compétition : il ne s‘agit plus d’une compétition entre entreprises pour sélectionner les plus efficaces, mais d’une compétition entre États-membres pour privilégier le moins disant social. Cela permet à d’autres pays de bénéficier de coûts de transformation des produits bien plus faibles qu’en France. Les abattoirs allemands ont notamment développé de façon spectaculaire les embauches de travailleurs détachés : ces intérimaires peuvent être embauchés avec les cotisations sociales de leur pays d’origine, permettant de réaliser jusqu’à 30 % d’économie sur les frais salariaux [1].

Que dire également du droit de la concurrence européen, qui ne dit mot sur la concentration excessive des mastodontes de la transformation et de la distribution, leur permettant de faire pression sur les prix payés aux producteurs, dans un rapport de force extrêmement déséquilibré ? Le gouvernement s’échine à demander des hausses de prix volontaires à ces mastodontes, qui ne tiennent au mieux que quelques semaines. Que dire également de la politique commerciale extérieure, qui poursuit inlassablement l’ouverture des marchés européens et multiplie les accords de libre-échange bilatéraux ? Le dernier en date, avec les États-Unis, ne pourra que fragiliser davantage un élevage déjà en crise.

Faut-il pour autant absoudre la France de ses responsabilités ? Certainement pas. Elle pourrait se saisir de ses marges de manœuvre nationales pour réorienter des activités productives en contradiction avec les besoins sociaux-économiques du moment : produire toujours plus par travailleur et par unité de surface au détriment de l’emploi, de l’environnement et de la valeur ajoutée, augmenter sans cesse les investissements (en machines, en bâtiments ou en alimentation animale) menant à un lourd endettement, produire à bas prix sur des marchés internationaux soumis à la concurrence internationale. Les aides de la PAC, 9 milliards versés aux agriculteurs français, pourraient être plus utilement distribuées en faveur des exploitations qui préservent davantage l’emploi et l’environnement. Enfin, le gouvernement pourrait se saisir de cette grave crise de l’élevage pour porter des propositions fortes visant à réguler à nouveau les marchés et à mieux répartir la valeur ajoutée du producteur au distributeur. Et plus encore, pour sortir de la crise une Europe qui à force de libéralisme incontrôlé, est en train de s’autodétruire.

P.-S.

Article d’Aurélie Trouvé, agroéconomiste, responsable du Conseil scientifique d’Attac, auteure de Le Business est dans le pré. Les dérives de l’agroindustrie (Fayard)

Photo : Mélanie Poulain.

Notes

[1Bocquet E. 2013. « Le travailleur détaché : un salarié low cost ? Les normes européennes en matière de détachement des travailleurs », Rapport n° 527, Sénat.

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