Cela a été dit et répété dans les grands médias : un accord de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis devrait permettre aux deux puissances de part et d’autre de l’atlantique de sortir du marasme économique.
Dans son discours sur l’état de l’Union le 13 février 2013, le Président Obama annonçait : « nous allons lancer des négociations pour un vaste partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI) avec l’Union européenne – parce qu’un commerce atlantique libre et juste permettra de créer des millions d’emplois de qualité en Amérique ».
Des déclarations dont le commissaire européen au commerce Karel de Gucht s’est fait l’écho : « Pour l’Europe, les retombées de cet accord que nous essayons de conclure devraient être de l’ordre de 0,5 à 1% du PIB, avec à la clé des centaines de milliers d’emplois créés… Il apportera de nouveaux clients pour nos producteurs, des pièces moins chères pour nos producteurs et une plus grande concurrence qui rendront nos entreprises plus efficaces [1] »
Pourtant si on considère ces chiffres de plus près, on se rend compte que les retombées économiques du PTCI sont largement surestimées. En fait, non seulement ces promesses en termes de création de richesse et d’emploi ne seront probablement pas tenues, mais les politiques de protection sociale et le droit du travail, considérés comme des « barrières non-tarifaires » au commerce transatlantique, pourraient être sérieusement mis à mal avec l’adoption d’un tel accord.
Des prévisions de création de richesse et d’emploi exagérées
Sur la foi d’études de think tanks financés par l’industrie, la commission européenne a annoncé que le PTCI pourrait créer deux millions d’emplois et augmenter le commerce transatlantique à hauteur de 120 milliards de dollars en cinq années [2]. Subventionné par plusieurs des plus importants acteurs de la finance (qui devraient tirer largement partie du PTCI) comme Deutsche Bank, BNP Paribas, Citigroup, Santander, Barclays, JP Morgan, le Centre for Economic Policy basé à Londres affirme que les gains pour l’économie européenne d’un accord transatlantique devrait se chiffrer à hauteur de 119 milliards d’euros par an, un gain audacieusement traduit par une augmentation de revenu de 545€ par an en moyenne pour une famille européenne de quatre membres [3].
Pour le professeur Clive George, senior economist de l’Université de Manchester, qui a réalisé pour la Commission européenne de nombreuses études d’impact des négociations commerciales, ces prévisions doivent être prises avec la plus grande précaution, considérant que « les modèles économiques sur lesquels ces estimations sont basées ont été décrits par plusieurs économistes de renom comme "extrêmement spéculatifs" [4] ». George note que nombreuses prévisions enthousiastes concernant les retombées économiques du PTCI évoquent une augmentation de croissance de 0,5%, prévision que l’étude d’impact de la Commission européenne qualifie elle-même d’« optimiste ». Selon cette étude, il est plus probable que l’augmentation soit de l’ordre de 0,1% (c’est-à-dire une augmentation inférieure à 0,01% par an sur une période de 10 ans). Cette augmentation, comme le professeur George le note, « est triviale, et la Commission européenne le sait [5] ».
Dans un même registre, le département d’étude d’impact du Parlement européen a critiqué la méthodologie de l’étude de la Commission concernant l’accord transatlantique, pour l’absence de « données quantitatives » nécessaires pour comprendre l’origine des résultats, pour « une évaluation insuffisante des risques et inconvénients » liés à l’accord et pour « l’absence de vérification quant à la crédibilité du modèle employé, qui semble basé sur un certain nombres d’hypothèses idéalisées [6] ».
Pour le journaliste Jens Berger, « les "crimes" commis au nom de l’économétrie ont autant à voir avec la science que la météorologie a à voir avec les entrailles de poulets chlorés (NdT : référence aux sorciers vaudous qui lisent l’avenir dans les entrailles de poulets). Des modèles économiques de plus en plus complexes se substituent à la logique et à la démarche scientifique, alors qu’ils sont ni logiques, ni scientifiques. Il sera toujours possible de trouver l’"institut" capable de produire les résultats désirés via ce type de modèles. [7] »
Pour prévoir les conséquences probables de nouvelles négociations commerciales, la méthode la plus fiable, si l’on en croit Clive George, consiste à considérer les précédentes expériences d’accords commerciaux [8]. Une méthode certes plus fiable... mais dont les résultats s’avèrent moins reluisants. Car si l’on s’intéresse de plus près aux retombées de l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA ou NAFTA en anglais), qui comporte de nombreuses similitudes avec le PTCI, les résultats sont sans appel : les créations d’emploi ne sont pas au rendez-vous… C’est même le contraire !
Accord de libre-échange nord-américain : un million d’emploi détruits aux États-Unis
Quand l’ALENA a été lancé en 1993, le Président Clinton promettait la création de plusieurs millions d’emploi, comme conséquence de l’augmentation du commerce avec le Canada et le Mexique. La chambre de commerce des États-Unis se vante que l’ALENA a permis de multiplier par 3,5 le commerce dans la région (à hauteur de 1200 milliards de dollars). Elle reconnaît cependant que les promesses de création d’emploi n’ont pas été au rendez-vous [9]. Selon une analyse de l’Economic Policy Institute (EPI), le nombre d’emploi créé aux États-Unis via l’augmentation des exportations ne compense pas les pertes d’emploi liées à l’exacerbation de la concurrence et l’importation de produits étrangers. Le nombre total d’emploi détruits est estimé à près d’un million (879 280 emplois détruits) – à comparer aux 20 millions d’emploi promis initialement [10].
Ce bilan provisoire ne prend pas en compte la pression à la baisse des salaires pour les travailleurs étatsuniens induite par l’ALENA, qui a contribué à leur stagnation relative depuis la moitié des années 1970. Selon le Centre for Research on Globalization, l’ALENA a permis aux entreprises étatsuniennes de mobiliser leurs fonds d’investissement pour mettre en place des unités de production le long de la frontière entre le Mexique et les États-Unis (du fait des salaires, du droit du travail et des normes environnementales bien plus faibles côté mexicain), cependant que des usines fermaient aux États-Unis [11]. Cela a rendu possible des profits considérables pour les grandes entreprises, mais a conduit à une détérioration des conditions de travail de part et d’autres de la frontière. En conséquence, les travailleurs étatsuniens se sont vus imposés des baisses de salaires tandis que le chômage a augmenté, alors que les travailleurs mexicains se sont vus privés de leurs débouchés professionnels traditionnels et forcés de travailler dans des conditions proche de l’esclavage pour des entreprises étatsuniennes installées au Mexique [12]. Selon Jeff Faux, Président de l’EPI à Washington, « l’expérience [de l’ALENA] montre qu’un vaste accord de libre-échange […] qui ne donne pas autant la priorité au social et aux conditions de travail qu’à la protection des investisseurs et financiers n’est pas viable. [13] »
Des secteurs entiers menacés de restructuration
Malgré ses modélisations optimistes, l’étude d’impact de la commission européenne évoque tout de même, comme conséquence de l’augmentation du commerce avec les États-Unis, qu’« un choc initial est à prévoir dans les secteurs les plus exposés, et qui devrait conduire à leur restructuration ». Par exemple, des secteurs comme « les producteurs de viande, d’engrais, de bioéthanol et de sucre » seront menacés par « les avantages compétitifs de l’industrie étatsunienne vis-à-vis de ses homologues européens et les conséquences négatives à prévoir pour l’industrie européenne [14] ».
Selon l’étude, la production de machines électriques et d’équipements de transport, ainsi que le secteur métallurgique et ceux du bois et du papier, des services d’affaire, de la communication, des services personnels [15]. Comme le conclut l’étude d’impact, « il pourrait y avoir des coûts d’ajustement substantiels et prolongés. Il est clair que même si la main-d’œuvre a la possibilité d’affluer dans les secteurs où la demande augmente, il y aura des secteurs où les pertes d’emploi seront importantes et où les travailleurs pourront plus difficilement se reconvertir dans les secteurs en expansion, en particulier à cause de l’inadéquation de leurs compétences [16] ». Atténuer de telles conséquences supposerait de prendre en compte des mesures sociales préventives ; mais aucune mesure de ce type n’est prévue ni dans l’étude d’impact, ni dans le mandat de négociation. Au contraire, la commission considère que les revenus générés par l’accord seront suffisants pour les États pour gérer eux-mêmes les dégâts [17].
Il y a pourtant un risque que des régions entières de l’Union européenne soient amenées à payer la facture sociale de la signature d’un tel accord transatlantique, ce qui pourrait accroître encore davantage la fracture entre les États riches et pauvres de l’UE – entre son centre et sa périphérie [18] : les secteurs où les États-Unis sont le plus compétitifs à l’exportation sont précisément ceux où les pays de la périphérie ont des intérêts « défensifs » – comme l’agriculture. L’intégration dans l’Union européenne (et l’adoption de l’euro) a déjà eu pour conséquence une désindustrialisation partielle des pays méditerranéens [19]. Dans la période actuelle, les politiques macro-économiques devraient se donner pour objectif de protéger les citoyens européens plutôt que de les exposer à la compétition internationale.
La course au moins-disant social : moins de droits, plus d’obligations pour les travailleurs
A travers l’harmonisation des normes et règles entre les deux puissances transatlantiques, il se pourrait que le droit du travail soit lui aussi remis en cause. Les États-Unis ont catégoriquement refusé de ratifier certaines des normes les plus élémentaires en matière de droit du travail, dans le cadre de l’organisation internationale du travail (OIT), y compris les conventions sur la liberté d’association et de pratiques syndicales. Dans le même temps, les récentes attaques de la commission européenne sur les salaires, dans le cadre de la crise de l’euro, démontrent les dispositions particulièrement menaçantes de l’UE à l’égard des normes en matière de travail [20]. Le PTCI pourrait servir d’instrument pour réformer la législation du travail en Europe, et l’« harmoniser » avec celle des États-Unis. Celle-ci comprend par exemple une disposition anti-syndicale tristement célèbre, sous une dénomination trompeuse (The Right To Work), qui restreint systématiquement la liberté des employés de s’associer – avec des conséquences désastreuses pour leurs droits [21].
Selon la fédération syndicale AFL-CIO, la législation étatsunienne a contribué à une course au moins-disant social en termes de salaires, de normes de santé et de sécurité, à mesure que les états étaient mis en compétition pour attirer les capitaux [22]. Lorsque la commission européenne annonce qu’elle souhaite faire l’inventaire de la législation du travail de sorte à « réduire le risque de voir l’investissement étatsunien diminuer en Europe au bénéfice d’autres régions du monde [23] », il y a fort à craindre que la compétition entre les États membres de l’Union européenne soit exacerbée par la signature d’un accord transatlantique. Après tout, la législation du travail européenne n’a-t-elle pas été identifiée comme « mesure non-tarifaire » qui ferait obstacle au commerce transatlantique [24] ?
Ainsi, ce ne sont pas seulement des centaines de milliers d’emplois qui sont menacés dans les nombreux secteurs qui seront affectés par la baisse des tarifs douaniers entre l’Union européenne et les États-Unis ; mais aussi le droit des européens à travailler dans des conditions dignes, à s’organiser et à se défendre dans une Europe frappée de plein fouet par l’austérité et le chômage.
Traduit par Frédéric Lemaire pour les Dessous de Bruxelles