L’année où ... le peuple indien affronte un gouvernement hostile

lundi 1er février 2021, par Subodh Varma

Le gouvernement de droite de Narendra Modi a pris prétexte de la pandémie et du confinement pour imposer des politiques d’exploitation. La résistance soutenue de la population est pourtant parvenue à ébranler son arrogance.

Credit photo : Danish Siddiqui - Reuters

Comme le reste du monde, l’Inde a traversé une année mouvementée : la violence de la pandémie a déjà affecté plus de 10 millions de personnes selon des chiffres officiels – sans doute bien inférieurs à la réalité. Le gouvernement a riposté de façon dramatique et hasardeuse en imposant prématurément un confinement dur et mal maitrisé pour ensuite décider de l’assouplir au moment où la maladie se propageait à un rythme effréné. Déjà chancelante, l’économie a été sévèrement touchée par le confinement et le chômage a grimpé jusqu’à atteindre le taux inimaginable de 24 % – le PIB régressant de 23 % pour la période d’avril à juin. Dans ce contexte la faim et la misère ont connu un accroissement sans précédent entraînant, à l’échelle du pays, des souffrances qui risquent de perdurer.

Un autre évènement fera toutefois de cette année 2020 un tournant historique. Le premier ministre Modi et son gouvernement de centre droit, dominé par le BJP, ont pris prétexte de la pandémie et du confinement pour changer radicalement les rapports entre les travailleurs du pays et l’élite au pouvoir, essentiellement issue du monde des grandes entreprises, des négociants, des grands propriétaires terriens et des représentants de capitaux étrangers.
Voici comment :

Une législation agricole favorable aux grandes entreprises

Au mois de juin, au plus fort de la pandémie, le gouvernement Modi a promulgué trois ordonnances qui ont porté un coup dévastateur à l’ensemble du secteur agricole : production, commerce, stockage et prix des denrées agricoles. Ces ordonnances ont été adoptées par le Parlement dans la plus grande hâte dès le mois de septembre. Auparavant, il avait déjà présenté un projet de loi modifiant la législation sur l’électricité (Electricity Act) et supprimant les subventions aux agriculteurs, qui ont ainsi vu leurs charges augmenter brutalement.
Ces trois lois et ce projet de loi s’inscrivent dans une même perspective : livrer délibérément le secteur agricole indien et ses agriculteurs aux grandes entreprises agricoles prédatrices ainsi qu’aux gros négociants. Il demeure que les travailleurs agricoles, les métayers et les fermiers seront également victimes de ces nouvelles dispositions.

La loi relative au commerce des produits agricoles (promotion et facilitation), dite loi APMC, permet à des entités privées de se procurer les céréales alimentaires essentielles directement auprès des agriculteurs, en contournant les comités des marchés des produits agricoles (APMC), sous administration publique, et en ignorant le prix de soutien minimum (MSP) [1] jusqu’ici garanti par le gouvernement.

Ce jeu commercial inégal entre des agriculteurs impuissants et des sociétés gigantesques risque de signer la mort du MSP qui constitue pourtant une bouée de sauvetage pour de nombreux agriculteurs. La loi portant sur la défense des agriculteurs (autonomisation et protection) en matière de garantie des prix et des services, également connue sous le nom de loi sur l’agriculture contractuelle, est destinée à promouvoir une agriculture sous contrat qui transformerait les agriculteurs en travailleurs salariés sur leurs propres terres, tout en les soumettant aux aléas des marchés mondiaux. La troisième loi modifie la législation actuelle sur les denrées essentielles en supprimant toutes les réglementations restrictives sur les stocks de produits alimentaires essentiels et en instaurant la liberté de fixation des prix. Elle contribue ainsi à encourager la thésaurisation et le profit dans le domaine des céréales et des légumes de base.

Au-delà de leurs effets néfastes sur la vie des agriculteurs, ces quatre lois ouvrent la voie à la destruction des marchés publics des céréales vivrières, elle-même susceptible d’entraîner l’effondrement de tout le système public de distribution alimentaire. Les millions d’Indiens qui dépendent des céréales vivrières subventionnées – surtout en ces temps de chômage élevé – risquent d’être abandonnés à leur sort. Ces dispositions sont conformes à ce que les pays capitalistes avancés ont demandé à l’Inde, notamment dans le cadre des négociations de l’OMC, pour pouvoir d’exporter leurs propres céréales vivrières vers l’Inde.

Démantèlement du droit du travail

Le gouvernement Modi a profité des restrictions sur les manifestations publiques pour faire adopter par le Parlement trois nouveaux codes du travail – à la suite d’un premier code qui avait déjà été adopté l’an dernier. Ces textes législatifs, qui remplacent les 29 codes du travail existants, permettent aux employeurs d’augmenter la durée du temps de travail jusqu’au seuil sans précédent de 12 heures par jour et d’instaurer un système de contrat de travail ‘à durée déterminée’. Ces textes ont ainsi permis de démanteler les normes gouvernementales précédemment établies en matière de fixation des salaires et donnent toutes les marges de manœuvre possibles pour pouvoir licencier les travailleurs sans autorisation administrative préalable. Ces nouvelles règles permettent enfin de réunir sous des dispositions générales les travailleurs de divers secteurs professionnels pourtant dotés de caractéristiques et problèmes spécifiques.

Les prestations de sécurité sociale restent limitées et les cotisations des employeurs aux différents régimes de protection sociale ayant été réduites, les ressources des organismes sociaux viennent à se tarir. Déjà à bout de souffle, le mécanisme d’application du droit du travail voit ses capacités d’intervention s’amenuiser toujours plus. Un grand nombre de questions sont désormais laissées à la discrétion des autorités gouvernementales. Le droit de créer des syndicats et d’organiser des manifestations a lui-même été restreint. Les nouvelles lois constituent donc une autorisation d’exploitation intensifiée et débridée, assortie d’une réduction des salaires et d’une plus grande liberté d’embauche et de licenciement – une aubaine pour la classe capitaliste.

Liquidation des ressources naturelles et dilution des réglementations environnementales

La loi sur les ressources minières (amendement) vient modifier deux lois générales relatives au secteur minier – la loi de 1957 sur les mines et les minéraux (développement et réglementation) (MMDR) et la loi de 2015 sur les mines de charbon (dispositions spéciales). Ces modifications autorisent des entreprises à soumissionner pour des blocs d’exploration charbonnière sans aucune expérience préalable et à extraire le charbon sans aucune restriction quant à son utilisation finale. Elles s’intègrent dans le processus politique de privatisation du secteur minier indien, celui du charbon notamment, et permettent à des capitaux étrangers de s’introduire dans ce secteur lucratif. Une série de mesures a été annoncée par le gouvernement Modi pour atténuer ou supprimer les réglementations environnementales applicables aux industries extractives. Le nouveau projet de règlementation relatif à l’évaluation de l’impact environnemental (EIE) exonère d’une grande partie des audiences publiques obligatoires (jusqu’à 50%) des projets entiers et extensions de projets. Il réduit également la période de préavis de ces audiences de 30 à 20 jours. Ces mesures visent à faire taire toute opposition de la part des populations des régions concernées. Les nouveaux amendements valident également les projets qui démarrent sans avoir obtenu l’approbation préalable jusque-là requise. À partir du moment où le gouvernement Modi cède d’importants territoires à des sociétés minières et des sociétés de construction, ces mesures facilitent leur prise de contrôle rapide tandis que les populations locales se retrouvent marginalisées.

La résistance de la population se renforce, le gouvernement est acculé

Tout au long de l’année, alors que les contraintes d’un confinement inadapté dévastent les familles, la demande de soutien des pouvoirs publics, sous forme de distribution de céréales vivrières et de revenus, est devenue de plus en plus pressante. À la suite d’une grève nationale organisée le 8 janvier, plusieurs syndicats, réunis au sein d’une même plate-forme, engagent la lutte pour l’augmentation des salaires et l’arrêt de la privatisation des entreprises du secteur public. En dépit des restrictions liées à la pandémie, ce combat se poursuit tout au long de l’année.

Les 21 avril, 14 mai, 22 mai, 3 juillet, 23 juillet, 9 août et 5 septembre des journées de protestation sont organisées contre l’attitude impitoyable du gouvernement à l’encontre des travailleurs. Les revendications portent sur un soutien en termes de revenus et de distribution de céréales vivrières. La participation de la population et le rayonnement de ce mouvement ne cessent de s’accroître à mesure que la détresse et la colère s’accentuent. Les 25 et 26 juin, des agents de santé communautaire (ASH ) et des employés dédiés à la préparation et à la livraison des déjeuners sur les lieux de travail (MDMW) organisent des manifestations dans tout le pays. Simultanément, alors que le gouvernement poursuit sa politique de privatisation, les travailleurs de différents secteurs industriels continuent de manifester massivement : secteur du charbon en grève du 2 au 4 juillet, manifestations dans le secteur des chemins de fer les 16 et 17 juillet, manifestations des travailleurs du secteur de la défense le 4 août, journée de protestation dans le secteur des transports le 5 août, grève historique de deux jours les 7 et 8 août suivie par les travailleurs de l’ensemble du secteur public, grève des travailleurs du pétrolier BPCL les 6 et 7 septembre. Le 23 septembre, jour de l’adoption des nouvelles lois sur le travail, tous les syndicats centraux lancent un mot d’ordre de protestation ensemble et dans toute l’Inde.

Renforcement de l’unité entre les travailleurs et les paysans

Les différents courants de protestation ont tissé des liens de plus en plus solides et unitaires tandis que la convergence avec les mouvements paysans – eux-mêmes en lutte contre les ‘trois lois noires’ – s’en trouvait renforcée. En effet, dès le mois de juin et suite à la promulgation des ordonnances, les organisations paysannes engagent le combat contre ces lois. Le 9 août, au cours d’une action massive, des centaines de milliers d’agriculteurs et d’ouvriers se rassemblent pour manifester leur colère. Cette action, dite de ‘bharo’ (protestez en remplissant les prisons) se développe dans plus de 450 districts. Le 5 septembre, le Centre indien des syndicats, en collaboration avec l’association nationale des agriculteurs indiens (All India Kisan Sabha) et l’association nationale des travailleurs du secteur agricole, organise une journée d’action des travailleurs et des paysans au cours de laquelle des centaines de milliers de personnes protestent de plus en plus vigoureusement contre les attaques du gouvernement envers les travailleurs. Le 25 septembre, quelques jours après l’adoption des lois défavorables aux agriculteurs, les paysans observent une journée de protestation sous la bannière de l’AIKSCC (une coalition de plus de 350 organisations). Le 5 novembre c’est une autre manifestation, beaucoup plus importante et plus massive que les précédentes qui se déroule dans le pays.

Enfin, le 26 novembre, une grève historique des ouvriers et des employés est déclenchée : elle est considérée comme la plus grande grève jamais organisée dans le monde. Dans le même temps, l’appel lancé par l’AIKSCC pour une marche sur Delhi (Delhi Chalo) voit des milliers d’agriculteurs des États du nord avancer vers la capitale du pays. Les gouvernements de l’Haryana et de l’UP, dirigés par le BJP, leur opposent une violente obstruction qui provoque des batailles acharnées : le gouvernement se trouve finalement contraint de faire marche arrière et d’autoriser les agriculteurs à atteindre les frontières de la capitale où ils campent depuis cette date.

Alors que l’année touche à sa fin, le mouvement des agriculteurs contre les trois lois, mais également contre la loi sur l’électricité et pour la protection légale du MSP, obtient un soutien sans précédent dans tout le pays. Dans la plupart des États, les protestations se poursuivent et des milliers d’agriculteurs et de citoyens de tous horizons manifestent leur soutien au mouvement par des actions de solidarité. Le 8 décembre, une ‘Bharat Bandh’ ou grève générale est lancée pour soutenir les agriculteurs. Plusieurs États font face à un arrêt complet de leurs activités tandis que des manifestations massives se déroulent dans la plupart des autres. Le gouvernement Modi, qui n’a aucune expérience de ce genre d’affrontements et de manifestations de masse, s’efforce de trouver une solution mais il s’accroche obstinément à la défense des lois tout en proposant quelques changements cosmétiques. Le mouvement paysan élargit désormais son champ de revendications en appelant au boycott des biens et services offerts par certaines des grandes sociétés monopolistiques du pays qui ont intérêt à ce que ces lois voient le jour.

Quelle que soit l’issue de la lutte actuelle, la population indienne a fait preuve d’une détermination et d’un courage historiques qui ont ébranlé les plans dévastateurs du gouvernement Modi visant à imposer une politique ouvertement favorable aux entreprises et gravement préjudiciable aux intérêts des citoyens. Ce mouvement s’est également opposé aux politiques toxiques de division inspirées par le sectarisme religieux de ce gouvernement. Cette unité et cette confiance retrouvées face au recul du gouvernement pèseront lourd dans l’agenda social de la nouvelle année.

28 décembre 2020, par Subodh Varma

P.-S.

Texte original : https://www.cetri.be/The-year-that-...
Traduction : Jacques Sultan
Relecture : Marianne Gerrer

Notes

[1Le MSP est le prix public auquel les produits sont achetés aux agriculteurs par les organismes publics

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