Équateur : Une victoire contre l’exploitation minière sur fond de débat entre deux visions antagonistes de la gauche

mercredi 14 avril 2021, par Miriam Lang

Le texte ci-dessous a été écrit avant le résultat des élections présidentielles du dimanche 11 avril 2021 et avant même qu’on sache que le second tour consisterait en un duel entre Guillermo Lasso, banquier conservateur et libre-échangiste et Andrés Arauz, qui avait le soutien de l’ancien président Rafael Correa et qui était arrivé en tête du premier tour. Le texte explore plutôt une possibilité qui n’est malheureusement pas devenue réalité : celle de la victoire d’une gauche anti-extractiviste et plurielle contre une gauche autoritaire et populiste. Les résultats du premier tour avaient d’ailleurs été contestés par Yaku Perez, avocat indigène de la gauche, arrivé troisième avec seulement 0,35 % d’écart derrière le candidat de droite. G. Lasso prendra ses fonctions le 24 mai prochain.

Le dimanche 7 février 2021 l’Équateur n’a pas seulement voté pour les élections présidentielles. Ainsi à Cuenca, la troisième plus grande ville du pays, les électeurs se sont également prononcés contre une série de méga-projets miniers concernant les cours supérieurs des cinq rivières qui alimentent l’aire urbaine en eau. Cette zone, contiguë à un parc national déclaré ‘réserve de biosphère’ par l’UNESCO, compte plus de 4000 plans d’eau, grands et petits, qui sont au cœur de l’écosystème sensible du Páramo et font office de véritable réservoir des Andes. De nombreuses entreprises, canadiennes, australiennes, péruviennes et chiliennes notamment, ont pourtant déjà obtenu 43 concessions pour l’exploitation de divers métaux dans cette zone. Quatorze organisations de base, avaient lancé un référendum, validé par la Cour constitutionnelle en septembre 2020, après approbation du conseil municipal de Cuenca. Ce dimanche, plus de 80% des électeurs ont voté en faveur de l’interdiction de l’exploitation minière industrielle dans cette partie des hauts plateaux andins. Ils ont ainsi exercé un mandat démocratique clair et conforme à la constitution de 2008 qui définit les droits de la nature.

Le résultat du référendum étant juridiquement contraignant, le prochain président sera tenu de le mettre en œuvre. Plusieurs des 16 candidats à la présidence avaient toutefois clairement opté, dans leur plate-forme électorale, pour un renforcement de l’exploitation minière comme nécessaire issue à la crise économique. Un seul d’entre eux s’est toujours clairement prononcé contre ces activités d’extraction minière et contre l’extension de la frontière pétrolière dans la région amazonienne : il s’agit de Yaku Perez Guartambel, candidat du mouvement indigène et de son organisation politique Pachakutik.

Le résultat final de l’élection présidentielle ne sera pas définitivement connu avant le deuxième tour de scrutin du 11 avril. L’héritier politique de l’ex-président Rafael Correa, Andrés Arauz, qui a obtenu 32,2 % des voix au premier tour, y participera certainement. Mais la question de savoir qui sera son adversaire reste en suspens : après le décompte de 99,31 % des bulletins, Perez Guartambel (20,10 %) devance de peu (0,6%) le banquier néolibéral Guillermo Lasso (19,50 %) – un scénario serré qui peut encore réserver des surprises.

Pour la première fois dans l’histoire du pays, un candidat indigène, issu des organisations de base, pourrait remporter les élections. Il s’agit d’un énorme succès symbolique pour le mouvement indigène d’Équateur qui avait déjà fait la une des journaux en octobre 2019 en prenant la tête d’un soulèvement contre la libéralisation des prix de l’essence et du diesel et en s’opposant aux politiques néolibérales du gouvernement Moreno alors en place. Si Perez est présent à ce second tour, la campagne électorale verra s’opposer deux conceptions antagonistes de ce que l’on définit comme ‘gauche’ en Amérique latine : la première, est une gauche populiste et autoritaire, représentée par Rafael Correa – qui a exercé le pouvoir de 2007 à 2017 – et qui mise sur un renforcement des industries extractives pour financer la modernisation des infrastructures et les programmes sociaux. Ces programmes promettent plus d’égalité au prix de la destruction de la nature et d’une restriction de facto des droits démocratiques. La seconde est une gauche interculturelle, plurielle et écologique qui attire principalement les jeunes générations, s’empare des questions de changement climatique et de préservation des forêts tropicales, tout en se référant à la politique communautaire prônée par le grand mouvement indigène des années 90. C’est ainsi que, dans une région qui aspire à un renouveau politique, l’arrivée de Perez, ex-préfet de Cuenca, apporte un souffle d’air frais dans cette polarisation figée entre une vieille gauche progressiste (représentée par Arauz) et une droite très réactionnaire (représentée par Lasso).

Toutefois, dès le soir du premier tour des élections une vaste campagne internationale de diffamation est lancée contre Yaku Perez, campagne relayée par les médias et structures internationales qui s’étaient déjà mobilisées précédemment autour du concept de ‘socialisme du XXIe siècle’. En effet lors des deux premières décennies du XXIe siècle, le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur avaient officiellement proclamé leur engagement pour une nouvelle voie socialiste à travers des gouvernements progressistes. Ce nouvel avatar du socialisme héritait malheureusement de certaines des caractéristiques les moins enviables du ‘socialisme du XXe siècle’, instaurant une approche autoritaire descendante de la transformation sociale, conférant un rôle central au parti gouvernant, favorisant une centralisation de l’État au détriment des équilibres et contre-pouvoirs nécessaires, manifestant enfin une intolérance envers toute contestation, souvent criminalisée et judiciairement persécutée. Il s’en est suivi un climat de polarisation qui a anesthésié toute l’énergie transformatrice qui s’était développée pendant les luttes plurielles anti-néolibérales des années 90 et du début des années 2000, permettant ainsi un retour discret aux accords de libre-échange et à une politique économique favorable aux élites. L’expansion des politiques de modernisation extractivistes axées sur les méga-projets a rencontré une résistance croissante de la part des organisations indigènes et paysannes ainsi que d’autres communautés directement affectées. Par ailleurs les étudiants, les travailleurs et les organisations féministes ont également manifesté leur opposition en invoquant une multiplicité de raisons. Comme l’ont exprimé plusieurs organisations équatoriennes de cette nouvelle gauche plurielle dans une récente lettre ouverte :

"La gauche n’est pas un sujet, un parti, un mouvement, un gouvernement. C’est une mobilisation humaine permanente qui réinvente et transforme la société pour la défense de la vie, pour l’affirmation et le renforcement de la dignité humaine, pour la justice et la liberté sans nuire aux autres espèces ni à la planète (...). Le progressisme équatorien était de gauche lorsqu’en 2006 il traduisait une mobilisation sociale qui voulait construire un destin différent de celui assigné par le capitalisme patriarcal et colonial qui dominait alors en Équateur et dans d’autres pays d’Amérique latine. C’est pourtant à ce moment-là, qu’au lieu de relayer cette mobilisation sociale, il s’est attaché à la saboter, à l’étouffer, à la persécuter, à la réduire au silence. Et c’est alors qu’il a cessé d’être de gauche. Lorsque la gauche devient conservatrice, elle cesse d’incarner une mobilisation, un désir social. Elle devient un parti (Alianza País) avec une étiquette idéologique (Révolution citoyenne) et un caudillo (Rafael Correa) qui abandonne la mobilisation sociale, détruit la résistance et arrête l’histoire dans sa réinvention de mondes humains plus désirables".

Récemment, l’ancien président équatorien Rafael Correa, le candidat correiste à la présidence Andres Arauz et l’ancien vice-président bolivien Alvaro García Linera ont contribué à la création d’une Internationale progressiste qui se voulait un espace de coordination globale et plurielle axé sur une transformation systémique. Pourtant, à l’inverse de ces louables objectifs, ce mouvement a pris des positions regrettables dans l’âpre débat en cours sur les orientations de la gauche en Amérique latine. Aujourd’hui, ouvrant un nouveau chapitre dans ce conflit, ce mouvement déploie sur diverses plateformes tout un éventail d’arguments visant à discréditer Yaku Perez, décrit comme un éco-fasciste de droite, un impérialiste, un oligarque et un homme de coups d’État soutenu par la CIA. On le décrit également comme un ‘éco-blanchisseur’ et on va même jusqu’à utiliser des arguments explicitement racistes pour le délégitimer. Cette campagne s’appuie sur tous les poncifs classiques qui, durant la guerre froide, ont aidé la gauche traditionnelle à construire en noir et blanc une vision du monde délibérément simpliste.

Cette stratégie de polarisation agressive rend non seulement impossible tout dialogue constructif avec les propositions de Perez pour un futur gouvernement mais cherche par tous les moyens à présenter Arauz comme « le seul candidat de gauche » pour le second tour des élections. Elle empêche également tout analyse critique ou toute leçon que l’on pourrait tirer de l’échec de la politique progressiste lorsqu’elle exerçait un pouvoir hégémonique dans l’histoire récente de l’Amérique latine. Mais surtout, cette stratégie détourne l’attention des thèmes réellement importants qui sont désormais en jeu face à une crise multidimensionnelle (qui n’épargne ni la représentation politique ni la démocratie électorale libérale). Elle freine toute initiative visant à la création collective de nouvelles sociétés dans un espace politique ouvert qui permettrait des essais et des erreurs et s’appuierait sur une délibération plurielle. La rhétorique stérile du "soit tu es avec moi, soit tu es contre moi" interdit toute créativité dans l’espace politique et introduit à la place un climat de peur. Elle empêche tout engagement dans une discussion de fond sur ce que signifie aujourd’hui une véritable politique de gauche. En tout état de cause l’avenir dont nous avons besoin ne saurait se construire autour d’un seul candidat, quelle que soit son orientation politique, mais bien plutôt sur la base d’une interaction féconde entre des organisations sociales fortes et des gouvernements qui apprennent à écouter leur base.

A cet égard, la lettre ouverte de l’Équateur fait le constat suivant :

« Le vote en faveur de Yaku Perez et le résultat du référendum de Cuenca montrent qu’une part importante de la société équatorienne partage les préoccupations qu’ils portent. Une nouvelle approche de la gauche, en Équateur et dans toute l’Amérique latine, doit retrouver l’effervescence sociale des années 90 et du début des années 2000. Elle ne peut se contenter de l’affirmation triomphaliste du retour à un ‘socialisme du XXIe siècle’ mais elle doit reconnaître ce qui n’a pas fonctionné au cours de ces années et en tirer les leçons. Cette indispensable autocritique pourrait également inspirer de nombreux autres processus de transformation dans le monde. La nouvelle approche de la gauche doit se recentrer sur les droits de la nature que les politiques de cette gauche "progressiste conservatrice" ont piétinés lorsque celle-ci était au gouvernement. L’Équateur est l’un des pays qui possède la plus grande biodiversité au monde. En cette période d’extinction massive des espèces, toute politique économique s’appuyant sur l’intensification de l’extraction minière et pétrolière pourrait avoir des conséquences incalculables, ses effets pouvant s’étendre bien au-delà de notre petit pays. La pandémie a généré un développement et une accélération des activités destructrices de la nature en plaçant toute l’Amérique latine dans une zone de flou juridique tandis que les contrôles environnementaux étaient largement suspendus. En même temps, le Covid-19 a montré très clairement que l’avancée de la surexploitation capitaliste au sein d’écosystèmes fragiles faisait courir de grands dangers à l’humanité. À Cuenca, c’est toute une population urbaine, et pas seulement les communautés rurales directement touchées, qui s’est prononcée contre l’exploitation minière. Cette décision populaire ouvre la voie à un débat indispensable sur la nécessité d’un changement fondamental et urgent de la politique économique afin que des aspects vitaux comme la souveraineté alimentaire et la salubrité de l’eau soient placés au-dessus des impératifs du marché mondial . »

Miriam Lang enseigne l’environnement et le développement durable à l’université andine Simon Bolivar, Quito.

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