Pourquoi la Commission européenne ne peut pas être « de gauche »

vendredi 21 février 2014, par Bernard Cassen

On comprend que, dans la perspective des élections au Parlement européen de mai 2014, les partis socialistes et sociaux-démocrates cherchent par tous les moyens à se dissocier des politiques européennes, tant ces politiques – qu’ils ont approuvées – sont impopulaires. Pour faire diversion et ne pas avoir à traîner ce boulet, ils entendent mener une campagne commune à l’échelle des vingt-huit États membres sur un objectif – celui de la « réorientation » de l’Union européenne (UE) – et sur un moyen de l’obtenir : disposer d’une majorité au Parlement européen et faire accéder l’un des leurs à la présidence de la Commission européenne en remplacement de José Manuel Barroso.

Pour ce poste, ils ont choisi un candidat que les socialistes français présentent, sans rire, comme « le meilleur d’entre nous »  : Martin Schulz, dirigeant du SPD allemand et actuel président du Parlement européen [1].

Cette démarche a toutes les apparences du bon sens : même si les élections au Parlement de Strasbourg sont en réalité une juxtaposition d’élections nationales, elles débouchent sur la constitution de groupes parlementaires qui, eux, ne sont pas nationaux, mais politiques, en l’occurrence, pour la social-démocratie, le groupe de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D). Un nouveau facteur donne un rôle accru à la représentation parlementaire dans la désignation du président de la Commission : l’article 17 du traité de Lisbonne stipulant que, pour faire ce choix, les chefs d’État ou de gouvernement (le Conseil européen) « doivent tenir compte du résultat des élections au Parlement européen ». Par ailleurs, et la nuance est importante, aux termes du traité, le Parlement va maintenant « élire » le président de la Commission, alors que, auparavant, il devait se contenter d’« approuver » le choix du Conseil européen.

Quand on regarde les choses de plus près, on voit bien que ce qui semble être une clarification des enjeux pour les électeurs n’est qu’une pure illusion. La social-démocratie prétend « politiser » la Commission, ce qui revient à dire que ce n’était pas le cas jusqu’à présent, et que « Bruxelles » était seulement une structure « neutre » ou « technique », composée d’« experts » uniquement soucieux de l’intérêt général européen… Un aveu de taille, bien qu’implicite : le contenu ultralibéral des traités européens successifs, que la Commission met en œuvre avec zèle dans ses propositions, ne serait pas « politique » ; il serait aussi naturel que le cycle des saisons et ne saurait donc être mis en débat. C’est pourquoi, dans la véritable machine à libéraliser qu’est le collège bruxellois, les vingt-huit commissaires issus aussi bien de partis conservateurs que de partis de la gauche dite « de gouvernement » font parfaitement bon ménage. Tout comme le SPD et la CDU/CSU dans le gouvernement allemand de « grande coalition » qui vient d’être constitué. Avec des variantes dans la distribution des partis « coalisés », c’est une situation qui prévaut également dans les gouvernements autrichien, belge, finlandais, grec, italien et luxembourgeois. Ce qui en fait le modèle européen dominant.

On voit mal comment un président se réclamant de la gauche pourrait changer quoi que ce soit à une configuration dans laquelle il aurait d’ailleurs toutes chances d’être politiquement minoritaire, puisque ce sont les gouvernements qui choisissent les commissaires en fonction de leurs propres orientations : des gouvernements de droite – les plus nombreux actuellement – désigneront logiquement des commissaires de droite !

Et même si – miracle hautement improbable – Martin Schulz était élu président de la Commission, et qu’il dispose d’une majorité politique dans le collège des commissaires, il serait institutionnellement tenu de faire appliquer le traité de Lisbonne. C’est-à-dire une feuille de route interdisant toute entorse aux dogmes libéraux. Sauf nouveau traité approuvé à l’unanimité des États membres de l’UE, aucune « réorientation » des politiques européennes n’est possible de l’intérieur. Et l’on ne sache pas que M. Schulz et ses amis sociaux-démocrates, notamment ceux du Parti socialiste français, soient disposés à renier un traité qu’ils ont majoritairement voté…

Dans ces conditions, tenter, comme l’a fait François Hollande dans sa campagne présidentielle, de faire croire aux électeurs que l’UE peut être « réorientée » pour devenir autre chose que ce qu’elle est actuellement relève d’une navrante naïveté ou de la mystification.

On peut s’étonner à cet égard du suivisme du Parti de la gauche européenne (PGE), qui rassemble les partis de la gauche radicale [2], et dont les élus au Parlement européen siègent dans le groupe de la Gauche unitaire européenne/Gauche Verte nordique (GUE/NGL). En désignant Alexis Tsipras, dirigeant de la coalition grecque Syriza, comme son candidat à la présidence de la Commission, le PGE a voulu faire un choix emblématique et mettre en accusation la troïka Commission/Banque centrale européenne/FMI qui est en train de détruire, entre autres, la Grèce et le Portugal. Fort bien. Mais il ne semble pas avoir mesuré que, ce faisant, il se coulait dans le moule de la social-démocratie et contribuait à la légitimation, pour l’opinion, non seulement des mêmes fausses promesses qu’elle, mais aussi de l’ordre juridique et monétaire européen [3] qui empêche qu’elles soient tenues.

Si elles laissent aux formations d’extrême droite le monopole de la rupture avec ce dispositif non « ré-orientable », les composantes du PGE, et notamment le Front de gauche en France, prendront un gros risque : celui de ne pas capitaliser électoralement le rejet populaire des politiques européennes dont les politiques nationales ne sont que la traduction certifiée authentique par la Commission, la BCE et Angela Merkel. 

Notes

[2Pour le choix de cette dénomination et son contenu, on lira Jean-Numa Ducange, Philippe Marlière, Louis Weber, La Gauche radicale en Europe, Broissieux, 73340 Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2013.

[3Pour une analyse de l’effroi que ressentent certains militants de gauche français à l’idée d’être montrés du doigt comme « anti-européens » ou de « parler comme le Front national », lire Aurélien Bernier, La Gauche radicale et ses tabous. Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national, Paris, Seuil, 2014.

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