Nouvelles radicalités politiques dans les Balkans « post-socialistes »

Traduction de Catherine Samary
vendredi 21 février 2014, par Srecko Horvat, Igor Stiks

Jusqu’à récemment, on entendait rarement évoquer les conséquences dévastatrices de la « transition » vers le capitalisme, notamment dans les Balkans – et l’on ignore souvent la renaissance de nouvelles radicalités politiques dans la péninsule rebelle.

La « Transition » a été le fameux nom attribué au processus de transformation des anciens pays socialistes en démocraties libérales, basées sur une économie de libre marché – les deux traits jumeaux apparemment inséparables de cette nouvelle ère. Cela fut associé à un discours public et politique aux connotations quasi bibliques, évoquant l’accès à la « Terre d’abondance » après plusieurs décennies d’« esclavage ».

Bien que les pratiques libérales démocratiques aient été introduites immédiatement après 1989 et que les politiques de marché libre aient commencé dès le début des années 1990, la transition s’est avérée un processus sans fin.

En dépit des promesses démocratiques de 1989 et de la « fin de l’Histoire » supposée arrivée, les citoyens post-socialistes d’aujourd’hui se sentent largement exclus des processus de décision : la plupart des élections n’ont guère consisté qu’à battre chaque fois les cartes du même jeu d’oligarques, sans différences majeures de programmes politiques et de discours. La destruction des vestiges de l’État socialiste a été légitimée par l’exigence d’une réduction rapide de l’appareil d’État omniprésent. Ce processus a recouvert en général le démantèlement des protections sociales existantes aussi bien que les privatisations (qui ont le plus souvent consisté en un vaste pillage des actifs sociaux et publics) ou la corruption absolue de ce qui restait de l’appareil. L’Union européenne (UE), de concert avec des organisations internationales comme l’OMC et le FMI, a soutenu le paradigme néolibéral basé sur les privatisations, les dérégulations et le marché libre encadré par un État minimal. Ces autorités internationales ont, en retour, été une source de légitimation externe pour les élites locales politiques dans leur entreprise prédatrice envers les ressources publiques et leurs pressions sur les revenus de la grande masse des citoyens.

Même aujourd’hui, plus de vingt ans plus tard, on entend que la transition est incomplète. Notre traversée du désert paraît sans fin. En dépit d’une rhétorique de l’incomplétude (proche du discours sur la modernisation incomplète du tiers-monde), on peut observer que le marché libre règne en maître. L’Europe de l’Est post-socialiste est pleinement incorporée dans le monde capitaliste, dans un rôle semi-périphérique. En pratique, cela signifie une force de travail hautement qualifiée et bon marché disponible à proximité des pays du centre, une dépendance économique quasi absolue envers les banques et entreprises multinationales et, finalement, l’accumulation de dettes. Sous l’angle politique, les procédures démocratiques libérales semblent en place formellement. En dépit de tout cela, la notion de « transition incomplète » continue à dominer dans les médias et le discours académique, alors que les élites politiques l’utilisent pour justifier encore une autre vague de privatisations. Comme si personne n’osait dire que la transition est terminée depuis longtemps. Il n’y a plus grand-chose à attendre.

À notre avis, deux objectifs principaux sous-tendent la rhétorique de la « transition incomplète » : éviter la confrontation avec les conséquences de la transition et prolonger les relations et le discours dominants à l’égard des anciens pays socialistes. Autrement dit, une des causes sous-jacentes de l’éternelle transition est le « besoin » de mise en tutelle et de surveillance.

L’UE est le principal protagoniste de la transition en Europe de l’Est. Selon les critères de Copenhague de 1993 [1], elle est supposée éduquer, discipliner et punir tout en offrant le statut de membre à la fin de la course d’obstacles de la transition (où les attend, leur dit-on, le décollage économique et politique). Pourtant, la réalité a détruit la fable : même quand le but a été finalement atteint, la promesse n’a pas été pleinement tenue : tous les membres de la « vieille Europe », sauf trois, ont immédiatement imposé des restrictions à l’embauche limitant la libre circulation des citoyens de la « nouvelle Europe », brisant la promesse d’une citoyenneté égale.

Les observateurs constatent souvent un autre phénomène de la transition – l’apparition de la « nostalgie communiste ». De fervents libéraux y verront le souvenir des « pots de viande » lors de la fuite de l’Égypte qu’évoque l’histoire biblique : les « esclaves » ont toujours la nostalgie de leurs tyrans au lieu de se sentir « libres », même si, comme à présent, ils ne sont pas loin d’atteindre la « terre promise ». On entend interpréter la « nostalgie » – devenue « östalgie », comme on dit en Allemagne – comme le « souhait » de revenir, comme par magie au régime socialiste. Comme si quelqu’un offrait une telle alternative ! Une telle interprétation signifie éviter les questions qui font naître ces sentiments. Pourquoi les gens se sentent-ils politiquement désarmés et économiquement volés et enchaînés ? La réponse doit être trouvée dans le sentiment largement répandu que quelque chose ne marche pas dans le nouveau système et qu’il faudrait une transformation qui poursuive les idéaux qui sous-tendaient les politiques sociales généreuses des ex-pays socialistes. Ceux qui ne peuvent pas reconnaître ou refusent de percevoir ces sentiments tournent un regard aveugle vers le mécontentement croissant et les revendications sociales qui mettent la transition en cause, à la fois dans son processus de réformes et en tant que construction théologico-idéologique de domination. Tout cela est particulièrement vrai dans les Balkans.

Les Balkans et la « terre promise »

Après la série des guerres dévastatrices qui ont ravagé l’ancienne Yougoslavie [2], pour la deuxième fois la « promesse démocratique » n’a pas été réalisée, après la fin du règne de Slobodan Milošević et de Franjo Tudjman en 1999-2000. La dernière décennie a produit une autre vague d’appauvrissement, cette fois gérée par les élites « euro-compatibles » prêtes à appliquer plus à fond les réformes néolibérales présentées comme conditions mêmes du processus d’adhésion à l’UE.

Quand la transition est allée de pair avec la guerre, cette extorsion de richesses a rencontré peu de résistances. Le discours nationaliste a aidé ces élites locales à transférer les ressources antérieurement sociales ou publiques vers les mains privées – les leurs ou celles des membres de leurs réseaux – leur conférant un avantage économique, social et politique considérable à la fin des hostilités. Quand le brouillard s’est finalement dissipé, les citoyens ordinaires se sont retrouvés non seulement dans un pays dévasté, mais aussi les poches vides et sans les anciens filets de sécurité sociale.

La remise en cause de l’ensemble de l’héritage institutionnel communiste, a également dangereusement reposé la « question nationale », comme l’a montré l’exemple de l’ancienne Yougoslavie et d’une partie de l’ex-URSS. Il s’est agi en pratique de la transformation des groupes ethno-nationaux institutionnalisés en concurrents. Leurs élites prédatrices cherchaient à gagner une position plus avantageuse dans le vaste « jeu de la transition » par l’appropriation et le contrôle de la plus grande part possible des ressources. L’histoire de ces « conflits ethniques » initiés par l’incorporation de l’Europe de l’Est dans l’économie capitaliste occidentale, bousculant les arrangements institutionnels ethno-territoriaux et encourageant l’appropriation des territoires, doit encore être écrite sous l’angle de l’accumulation primitive réalisée par des élites ethno-nationalistes. Quand la politique ethnicisée devient la seule source crédible de gains politiques et de pouvoir accrus, il n’est pas étonnant, dans l’environnement multi-ethnique des anciennes fédérations socialistes, que prolifèrent les « conflits inter-ethniques » instrumentalisés par les élites politiques elles-mêmes.

L’UE a été l’acteur économique et politique le plus puissant dans les Balkans post-socialistes dont le paysage politique est plus divers que dans n’importe quelle autre région d’Europe. Et nulle part ailleurs que sur cette péninsule, on n’a assisté de façon aussi évidente à sa « mission civilisatrice ». Bien que la Slovénie ait été pleinement intégrée en 2004, l’UE a exercé un « suivi » particulier sur la Roumanie et la Bulgarie, qui ont été sévèrement critiquées et sanctionnées (la Bulgarie en particulier s’est vu supprimer des millions d’euros sur les fonds européens qui devaient lui être alloués) par insuffisance de « rattrapage » depuis leur adhésion à l’UE en 2007. De plus, il a même été nécessaire de placer des pays des « Balkans de l’Ouest » sous un monitoring spécifique. [3]

Peu après l’euphorie de l’intégration de 2004-2007, ces pays ont été frappés durement en 2009 par la crise économique. Le nouveau venu dans le club, la Croatie rejoignant l’Union en juillet 2013, a immédiatement été classé comme le troisième des membres les plus pauvres, avec un état économique problématique et une dette considérable.

L’UE ne se contente pas de superviser les candidats des « Balkans de l’Ouest » ; le terme « négociation » est un euphémisme pour une communication à sens unique qui diffère peu d’opérations de « traduire-coller » concernant les « acquis communautaires ». Mais elle maintient aussi de fait deux semi-protectorats (Bosnie et Kosovo). L’UE a développé des approches variées : rappel à la discipline et punition des membres (Roumanie, Bulgarie et Croatie), négociations bilatérales d’adhésion combinant carotte et bâton (Monténégro, Serbie et Albanie), interventionnisme (Bosnie), gestion directe (Kosovo, Bosnie-Herzégovine) et finalement, ignorance (Macédoine bloquée à cause de la dispute sur le nom avec la Grèce).

Une opacité sociale règne aujourd’hui sur lesdits « Balkans de l’Ouest ». Ils ont été placés dans une sorte de « ghetto » entouré par les membres de l’UE déployant autour d’eux lentement le cercle de Schengen, avec la Slovénie, la Hongrie et la Grèce pour monter la garde de la forteresse – un rôle que la Roumanie, la Bulgarie et la Croatie ont été conduites à jouer également. On pourrait considérer l’élargissement de Schengen – plutôt que l’élargissement de l’UE – comme la poursuite de la politique d’endiguement (containment) des années 1990, quand le but principal était d’empêcher que la guerre ne déborde de l’ancienne Yougoslavie par-dessus ses frontières internationales. À cet égard, la Yougoslavie – ou plutôt, comme le dit Tim Judah, la « yougosphère » - n’a pas disparu en tant qu’espace géopolitique, en dépit de l’approche en termes de « Balkans de l’Ouest » : celle-ci camoufle le fait que la Slovénie et la Croatie sont encore profondément liées à leur fratrie du Sud et que l’Albanie est en premier lieu proche de sa famille du Kosovo.

L’UE est intervenue directement pour transformer les Balkans, politiquement, socialement et économiquement. « Stabiliser » la région est dès lors une priorité, alors que l’achèvement de l’intégration économique via les restructurations néolibérales ne sera pas forcément suivi – ou en tout cas pas au même rythme – par une pleine intégration politique. L’UE insiste toujours plus pour que les réformes – et les mesures d’austérité qui les suivent – soient entreprises par ces élites « élues démocratiquement » et profondément corrompues qui sont elles-mêmes seules à bénéficier de telles réformes. Le problème est que les réformes néolibérales augmentent les occasions de corruption et de comportement prédateur de la part des élites locales, comme le cas croate le démontre amplement. De telles « occasions » se multiplient dans le processus de privatisation incluant les infrastructures comme les télécommunications, les grosses entreprises industrielles, les ressources naturelles comme l’eau ou l’énergie, les médias et même les services publics, outre les investissements bancaires ou les désastreuses lignes de crédit, comme autant de premières étapes de l’intégration dans la sphère de l’UE. Ce processus de « restructuration » est illustré par le cas de l’ex-Premier ministre croate Ivo Sanader, un temps glorifié par l’UE, qui purge actuellement une longue peine de prison pour corruption de grande ampleur impliquant des partenaires européens.
Le résultat logique est une délégitimation réciproque de l’UE et des élites politiques des pays candidats ou des nouveaux membres. D’où l’accroissement récent de l’euroscepticisme, à la surprise de beaucoup d’observateurs, alors que, pendant plus de deux décennies, l’adhésion à l’UE a été le but principal de quasiment toutes les forces politiques des Balkans. Un tel euroscepticisme, comme on peut s’y attendre, n’est pas seulement une réaction de l’aile droite nationaliste contre les intégrations supranationales, ni seulement une critique de la gauche radicale à l’égard de la façon dont ces intégrations ont été menées, ou des mécanismes de l’UE en général. Il faut aussi le comprendre comme le rejet du discours théologique de la transition, dont l’UE était la finalité sacrée autant que le tuteur de cette histoire de « passage à l’âge adulte ».

Panorama des nouvelles radicalités

Les nouveaux mouvements reflètent le besoin d’une profonde transformation des sociétés des Balkans. Étant donné les dimensions multiples de la situation évoquée plus haut, il n’est pas surprenant que les mouvements soient divers dans leurs luttes, leurs orientations idéologiques et leurs types d’actions. Ils sont essentiellement des réactions à la détérioration de leur situation sociale et économique et aux nombreux abus de pouvoir des élites politiques. Néanmoins, ils sont souvent un vivier d’idées nouvelles et de projets novateurs offrant une vision progressiste sur la société.

On peut proposer ici une typologie de ces mouvements et actions en les répartissant en cinq groupes principaux : des protestations anti-régime, des mobilisations sur les « communs », des mouvements étudiants, divers luttes ouvrières et – last but not least – la recherche d’une nouvelle hégémonie culturelle et intellectuelle.

Les protestations anti-régime ont émergé régulièrement dans tous les Balkans. En Croatie, au printemps 2011, pendant un mois, jusqu’à 10 000 personnes ont manifesté dans Zagreb tous les soirs en dénonçant l’ensemble des partis du système politique. En Slovénie, en 2012 et 2013, des « soulèvements » généraux ont mobilisé tout le pays, contribuant à la chute du gouvernement de droite et d’un certain nombre de personnalités corrompues. En Bulgarie, au printemps 2013, de puissantes protestations, déclenchées par des hausses drastiques de factures d’électricité, ont conduit des milliers de personnes dans les rues, provoquant des élections générales qui furent suivies par des mobilisations encore plus importantes au cours de l’été 2013. Pendant des semaines, les masses ont protesté contre la corruption des élites politiques, leurs liens avec la puissante mafia et les magnats de la presse. En Roumanie, des protestations ont été sporadiques depuis 2010, en réponse à des conditions sociales insupportables et à de continuelles mesures d’austérité. En juin 2013, même la Bosnie-Herzégovine, toujours divisée entre partis et « entités » nationalistes, des protestations « citoyennes » ont émergé : elles ont commencé comme moyens de pression pour forcer les politiciens à résoudre la question des numéros d’enregistrement des citoyens – bloquée comme tant d’autres questions par les conflits entre politiciens nationalistes ; puis le mouvement s’est transformé en protestation générale, touchant toutes les communautés et « entités » administratives du pays, contre ces élites mêmes. Pareilles protestations, avec des intensités variables, ont été constatées en Serbie, au Monténégro et en Albanie.

Tous ces exemples indiquent qu’on assiste pour la première fois à bien davantage que de simples discours en eux-mêmes anti-gouvernementaux, avec l’expression de sentiments anti-régime : c’est non seulement l’État, mais tout l’appareil sur lequel s’appuie l’oligarchie dominante, qui est mis en cause par des citoyens auto-organisés (bien que de façon chaotique). Et ce type de rébellions ne se marque pas avec des couleurs, car il ne peut manifestement espérer aucun soutien extérieur – ces mouvements sont d’ailleurs fort peu couverts par les médias internationaux. Ils invitent à revoir les termes de l’analyse des situations politiques, économiques et sociales dans les Balkans, et, au-delà, en Europe de l’Est. La réflexion ne concerne pas seulement la nature, les faiblesses et échecs des appareils d’État ; elle s’intéresse aussi à la nature du régime post-socialiste : même s’il s’est (presque) cimenté sur les deux dernières décennies, il reste susceptible de craquer sous le poids de ses propres contradictions et de ses propres productions – comme la pauvreté rampante. Se rebeller contre de tels régimes est d’autant plus difficile qu’ils n’ont souvent pas une facette unique, n’ont pas de dictateur, pas de familles régnantes et ne sont pas caractérisés par une répression ouverte et la censure.

Ces expressions occasionnelles de colère sont les graines de nouvelles dynamiques politiques et sociales, bien sûr. Pourtant, elles sont aussi caractérisées par leur volatilité et par des surgissements aléatoires ; et elles sont généralement accompagnées de messages politiques confus et souvent contradictoires. Une des luttes les plus développées concerne les « communs » – la défense des biens publics et communs, tels que les espaces publics (souvent des parcs), la nature (l’eau, les forêts, les collines, la campagne), les espaces urbains et les infrastructures de services publics (électricité, chemins de fer, etc.). Les exemples sont abondants : le mouvement « Droit de cité » en 2009-2010 à Zagreb, a mobilisé des milliers de personnes en défense d’une place dans le centre-ville ; à Dubrovnik, des citoyens se sont organisés pour défendre une colline proche contre sa transformation en terrain de golf ; dans la deuxième plus grande ville de Bosnie, Banja Luka, les citoyens ont voulu défendre l’un des rares parcs publics ; à Belgrade, de petites manifestations ont été provoquées par la décision d’abattre de vieux arbres dans l’une des rues principales pour élargir des places de parking, ou contre la destruction d’un parc ; en Bulgarie, en 2012, les gens ont manifesté contre la privatisation des forêts ; en Roumanie, en 2012, contre celle des services d’urgence et en 2013, avec succès, contre l’ouverture d’une mine d’or et son exploitation écologiquement désastreuse par une compagnie canadienne, etc. Ces mouvements, centrés sur un objectif unique, bien que rarement victorieux, se sont avérés être des canaux d’expression d’un insatisfaction générale et ont reçu le soutien d’une large majorité de citoyens qui percevaient la privatisation des communs ou la non-prise en compte de l’intérêt général comme des pratiques intolérables.

Il faut ajouter à ces exemples des mouvements étudiants très puissants qui se sont développés depuis 2009 en Slovénie, Croatie, Serbie – et jusqu’à un certain point en Bosnie-Herzégovine et au Monténégro. Le déclencheur a été la commercialisation de l’éducation publique, que beaucoup perçoivent comme un bien commun et social par excellence. Alors que les étudiants ont principalement protesté de façon classique en Bosnie-Herzégovine et au Monténégro (par des manifestations et des pétitions), en Slovénie, en Serbie et tout particulièrement en Croatie, le mouvement étudiant a expérimenté de nombreuses occupations et une démocratie directe. Le cas croate mérite qu’on s’y attarde. Là, un mouvement étudiant indépendant s’est articulé avec une forte résistance contre la privatisation et la marchandisation de l’enseignement supérieur. Sa protestation contre les réformes néolibérales dans le domaine de l’éducation s’est muée en ce qu’on peut probablement considérer comme le premier mouvement d’opposition politique, non seulement contre le gouvernement, mais en fait contre le système politique et social en général. Pendant trente-cinq jours au printemps et deux semaines à l’automne 2009, plus de vingt universités dans toute la Croatie ont été occupées par des étudiants qui, en pratique, les ont dirigées. [4] Jusque-là, en soi, rien de nouveau sous le soleil, pourrait-on dire. Mais la façon dont ils ont occupé et dirigé les universités mérite qu’on y prête attention pour son originalité dans un contexte plus vaste que les Balkans ou l’Europe de l’Est.

Les étudiants ont mis en place des assemblées plénières citoyennes – appelées « plenums » – dans lesquelles non seulement les étudiants, mais tous les citoyens, étaient invités à débattre d’enjeux publics d’importance collective, comme l’éducation ; ils devaient en outre décider du cours des actions de rébellion à mener. Le plenum le plus important dans la Faculté de philosophie (Filosofski fakultet, où s’étudient les langues, les sciences humaines et sociales) de Zagreb a rassemblé jusqu’à mille participants délibérant sur le déroulement de l’action. [5] Cet évènement a donné naissance au mouvement pour la démocratie directe, considérée comme le correctif indispensable de la démocratie électorale et basée sur les partis – voire comme une réelle conception alternative. La nouvelle gauche croate, dont les idées se sont répandues rapidement dans tout l’espace post-yougoslave, ne considère pas que la démocratie directe se limite à la pratique de référendums ; elle la voit plutôt comme un moyen d’organisation politique pour les citoyens, depuis les municipalités locales jusqu’au niveau national. Ce modèle horizontal a été utilisé depuis par beaucoup d’actions collectives dans l’ensemble de l’espace post-yougoslave (depuis des mouvements d’occupations jusqu’aux manifestations de rues, en passant par des grèves de travailleurs et des protestations de paysans). Elles relèvent de diverses formes de lutte : des grèves classique au contrôle des travailleurs sur la gestion d’entreprises majoritairement en propriété d’État et pour s’opposer à leur privatisation (par exemple, l’entreprise Petrokemija en Croatie) ; ou encore des tentatives de reprise d’entreprises par leurs travailleurs, avec ou sans succès (comme Jadrankamen et TDZ en Croatie) jusqu’à des modèles d’actionnariat ouvrier (dont l’exemple le plus connu est Jugoremedija en Serbie). On assiste aussi à de nouvelles coopérations entre des mouvements sociaux (comme ceux des étudiants) et des travailleurs dans l’élaboration d’une stratégie commune anticapitaliste.

Enfin, il faut s’attarder sur un autre type de lutte, s’efforçant de construire une nouvelle hégémonie culturelle et intellectuelle : le but est de modifier le climat public général, les discours dominants dans les médias et de réintroduire plus largement des idées progressistes dans la société. L’objectif premier est de saper l’hégémonie néolibérale qui, depuis 1989, a réussi avec succès à délégitimer les traditions de gauche et a promu la démocratie électorale basée sur le pluripartisme – bien que s’achevant souvent dans des systèmes autocratiques – et le libre marché comme les seuls possibles. Dans le contexte post-yougoslave, cette orientation générale post-socialiste fut couplée, pas toujours de façon harmonieuse, avec la domination de courants conservateurs nationalistes et anticommunistes. Cela a dès lors heurté de plein fouet les tentatives libérales de « démocratiser » ces sociétés. Les efforts se sont focalisés principalement sur les réformes institutionnelles et le processus d’intégration à l’UE. Les privatisations criminelles ont été contestées, mais pas l’orientation néolibérale en général.

L’introduction des idées progressistes et d’une pensée radicale dans le discours dominant était une tâche impossible jusqu’alors. Pourtant, le choc économique et financier de 2008, suivi par la crise de l’UE, a ouvert un espace pour des mouvements qui étaient jusque-là marginaux, leur permettant d’exprimer leur critique du système économique et politique. Ces tentatives prennent des formes multiples : rassemblements publics, forums, festivals (comme l’École de Mai à Ljubljana, le Festival subversif de Zagreb, l’Antifest de Sarajevo), universités d’été, séries d’ateliers réunissant activistes et chercheurs, conférences ; elles s’expriment dans des journaux, revues et magazines sur internet (de Zarez et la version locale du Monde diplomatique en Croatie, jusqu’à CriticAtac en Roumanie et le réseau LeftEast ou Mladina en Slovénie).

Ces luttes pour la conquête d’une hégémonie, au sens où la définissait Gramsci, sont en fait aussi nécessaires que les mobilisations concrètes. Elles pavent la route pour de nouvelles rébellions et leur permettent de se relier à un agenda politique clair. Cependant, leurs stratégies politiques restent pour l’instant confinées à des protestations et occupations occasionnelles – souvent marquées par le rejet de la démocratie représentative au nom de l’horizontalité – des pétitions, voire des initiatives de référendum. Mais on ne peut détecter jusqu’alors de tentative de créer un sérieux débouché politique institutionnel à ces luttes, bien que le modèle offert par Syriza, comme coalition de mouvements prêts à engager des luttes parlementaires en Grèce, soit largement apprécié.

Conclusion

Nous avons voulu montrer que le concept même de transition était une construction idéologique basée sur le discours d’intégration de l’ancienne Europe socialiste dans les pays du centre occidental, camouflant une transformation néocoloniale monumentale de cette région en une semi-périphérie dépendante. Les concepts associés évoquant des « États faibles » ou « États défaillants » par exemple cachent le fait qu’il ne s’agit pas d’anomalies de la transition mais d’un de ses principaux produits. Le fameux problème de la corruption constitue un véritable puzzle pour les observateurs et chercheurs, qui les conduit à conclure – dans la mesure où le système libéral lui-même ne peut être mis en cause – qu’une corruption d’une telle ampleur doit être reliée à des cultures ou des comportements dépendant d’un héritage historique structurant « l’Est » ou encore « les Balkans », selon la perception orientaliste de cette région.

Pourtant, la corruption semble en réalité être la conséquence directe du bouleversement néolibéral post-1989 en Europe de l’Est, voire d’un comportement endémique affectant toute l’UE elle-même. Pour comprendre l’embarrassant état d’éternelle transition post-communiste, et en particulier la situation actuelle, politique et économique dans les Balkans, il faut s’emparer de la notion de régime. Le régime post-socialiste est un conglomérat regroupant les élites politiques, leurs clientèles d’affaires et leurs partenaires occidentaux, les entreprises médiatiques aux ordres, les ONG qui promeuvent le couple sacré de la démocratie électorale et de l’économie libérale, le crime organisé, lui-même intimement lié aux élites politiques et économiques, les banques prédatrices sous domination étrangère et, finalement, un système juridique corrompu et des syndicats intégrés. D’autres appareils idéologiques du régime peuvent trouver place ici pour aider à cimenter la grande transformation néolibérale.

Mais cette transformation est maintenant menacée par de nouveaux mouvements sociaux dans les Balkans. Une nouvelle génération entre en politique via des actions de démocratie directe et de rue et non pas au travers des canaux politiques de la démocratie électorale et de la politique classique des partis. La nouvelle gauche que nous détectons dans ces mouvements est distincte à la fois du socialisme d’État du passé et des partis traditionnels sociaux-démocrates. Il peut se faire que, dans des endroits aussi inattendus que les Balkans post-socialistes, une radicalité originale puisse émerger et inspirer des formes et méthodes de rébellion politique d’autres régions du globe en ce 21e siècle.

P.-S.

Ce texte est une variante de l’introduction au recueil Welcome to the Desert of Post-Socialism : Radical Politics after Yugoslavia, édité par Srecko Horvat et Igor Stiks, qui doit être publié par Verso, fin 2014.

Notes

[1Les critères dits de Copenhague proposés par la Commission européenne et établis lors du sommet européen de 1993 se tenant dans cette ville regroupent les conditions supposées appliquées dans les négociations avec les nouveaux candidats : un État de droit (pluralisme politique et respect des minorités) ; une économie de marché “viable” ; et l’incorporation des “acquis communautaires” (ensemble des législations adoptées qui doivent être transcrites dans les institutions des futurs membres). (NdT)

[2Après la déclaration d’indépendance de la Croatie et de la Slovénie en 1991, les conflits armés ont ravagé plusieurs parties de la Croatie : en 1991 les rebelles serbes ont proclamé des territoires “autonomes” ethniquement purs que l’armée croate a démantelés en 1995, en expulsant plusieurs dizaines de milliers de Serbes. La part de ceux-ci dans la population est passée de 12 % à 5 %. Les guerres de nettoyage ethnique ont particulièrement ravagé la Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995 (avec officiellement plus de 100 000 morts et 10 000 personnes toujours portées disparues – et, selon le recensement de fin 2013, une perte globale de plus de 500 000 habitants avec une émigration massive). La guerre de l’OTAN à propos du Kosovo, après l’échec des négociations de Rambouillet en février 1999 sur le statut de la province, a duré de mars à juin 1999. Elle s’est conclue par la mise en place d’un protectorat de l’ONU sur le Kosovo – celui-ci a proclamé son indépendance en 2008. (NdT)

[3Les “Balkans de l’Ouest” sont une catégorie utilisée par l’UE pour désigner les pays des Balkans alors non candidats à l’UE, auxquels elle offrait ce qu’elle appelait “un avenir européen”, autrement dit une possibilité d’intégration à l’Union. Cette offre, formulée pour la première fois en 1999, à l’issue de la guerre de l’OTAN, excluait alors d’y inclure Belgrade tant qu’y règnerait Milosevic – cherchant à isoler son pouvoir. Après la chute de celui-ci (2000), l’offre a été officialisée en 2003 au sommet de Thessalonique pour l’ensemble des “Balkans de l’Ouest”. Elle s’adressait donc aux anciennes républiques yougoslaves (sauf la Slovénie déjà engagée dans le processus d’adhésion) et à l’Albanie. Une démarche spécifique de négociation régionale avec ces pays s’est donc ajoutée aux “critères de Copenhague” : le parcours du combattant passe par des Accords de stabilisation et d’association (ASA), sorte de pré-candidature avant les négociations d’adhésion proprement dites ; la conclusion d’ASA implique en particulier que les pays concernés par les guerres de nettoyage ethnique – notamment Croatie, Serbie et Bosnie-Herzégovine – collaborent avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Depuis juillet 2013, la Croatie ne fait plus partie de cette catégorie puisqu’elle a rejoint les dix autres “nouveaux États membres”” (NEM) post-socialistes ayant adhéré à l’UE en 2004 et 2007. (NdT).

[4Nous avons écrit de nombreux textes sur les rebellions étudiantes et citoyennes conduisant à l’occupation des universités, mais aussi dans notre livre Pravo na pobunu – Uvod u anatomiju građanskog otpora (Le droit à la rébellion – Une introduction à l’anatomie de la résistance citoyenne), Zagreb, Fraktura, 2010.

[5Lire sur ce sujet The Occupation Cookbook, or the Model of the occupation of the faculty of Humanities and Social Sciences in Zagreb (Le livre de cuisine de l’occupation, ou le modèle de l’occupation de la faculté des sciences humaines et sociales de Zagreb), Minorcomposition, New York, 2011.

(*) Srećko Horvat et Igor Štiks ont été les principaux animateurs du Festival subversif de Zagreg, en Croatie, où ils ont notamment impulsé depuis 2012 un Forum social balkanique. Ils ont invité en 2013 Attac-France à y co-organiser une journée entière de tables rondes autour des enjeux “leur crise, notre démocratie”. Ils ont publié ensemble “Le droit à la révolte” mis en référence dans la note 5.

Srećko Horvat est philosophe, vivant à Zagreb en Croatie. Parmi ses derniers ouvrages, After the End of History. From the Arab Spring to the Occupy Movement (Laika Verlag, Germany, 2013) ainsi que Sauvons-nous de nos sauveurs, écrit en collaboration avec Slavoj Žižek (Editions Lignes, France, 2013).

Igor Štiks est écrivain et chercheur associé à l’Université d’Édimbourg. Il a notamment co-édité avec Jo Shaw le recueil : Citizenship after Yugoslavia (Routledge, 2012) et Citizenship Rights (Ashgate, 2013). Né à Sarajevo en 1977, il publie régulièrement les textes littéraires dans la presse et dans les revues littéraires d’ex-Yougoslavie. Ses romans A Castle in Romagna (Un château en Romagna) et Elijah’s Chair (La Chaise d’Elija – dont une pièce a été tirée) ont été récompensés par de nombreux prix et traduits dans une douzaine de langues européennes.

Srećko Horvat et Igor Štiks ont initié un appel de soutien d’un collectif d’intellectuels aux citoyens de Bosnie-Herzégovine, que le CADTM a relayé sur son site : « Lettre ouverte en soutien aux citoyen/ne/s de Bosnie-Herzégovine ».

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