Prostitution : un discours loin des réalités et des besoins du terrain

vendredi 21 février 2014, par Carine Favier *

Le débat autour de la proposition de loi sur la prostitution élaborée à la suite du rapport de Danièle Bousquet et Guy Geoffroy [1] s’est fait dans une grande confusion : amalgame entre prostitution et traite, approche de « la prostitution » et non « des prostitutions », glissement d’une approche sociale d’accompagnement des personnes vers une approche pénale pour « éradication » de la prostitution, prises de positions idéologiques plus souvent basées sur des fantasmes que sur l’analyse d’une réalité, elle-même marquée par une grande hétérogénéité.

Or, mener à bien ce débat exige d’appréhender la complexité des réalités de terrain mais aussi de donner toute sa place au point de vue des personnes concernées, dans leur diversité.

Le débat autour de la proposition de loi sur la prostitution élaborée à la suite du rapport de Danièle Bousquet et Guy Geoffroy [2] s’est fait dans une grande confusion : amalgame entre prostitution et traite, approche de « la prostitution » et non « des prostitutions », glissement d’une approche sociale d’accompagnement des personnes vers une approche pénale pour « éradication » de la prostitution, prises de positions idéologiques plus souvent basées sur des fantasmes que sur l’analyse d’une réalité, elle-même marquée par une grande hétérogénéité.

Or, mener à bien ce débat exige d’appréhender la complexité des réalités de terrain mais aussi de donner toute sa place au point de vue des personnes concernées, dans leur diversité.

L’expérience de la prostitution revêt des réalités très différentes en France aujourd’hui et a connu des transformations profondes ces trente dernières années, comme le soulignait un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) [3].

Lorsqu’on parle de prostitution, est le plus souvent évoquée la prostitution de rue, qui a vu l’arrivée massive depuis les années 1990 de femmes étrangères en provenance d’Europe de l’Est ou d’Afrique, la plupart sans papiers et souvent liées aux réseaux, qu’ils soient d’esclavage sexuel ou de passeurs de migrants. Mais il existe aussi des pratiques prostitutionnelles moins visibles, via internet ou dans les appartements, les salons de massage, les boîtes de nuit, les bars, les foyers de migrants, les cités... Celles-ci concernent des personnes isolées, généralement moins expérimentées et donc exposées aux risques sanitaires ou de violences.

Dans la prostitution, on rencontre majoritairement des femmes mais aussi des hommes, des personnes transidentitaires, avec un renforcement de la concurrence, une toxicomanie lourde associée à une prostitution plus précaire. C’est l’ensemble de ces réalités que nous devons prendre en compte.

Pourtant, ces derniers mois, c’est la prostitution des étrangères qui a été mise en avant (elles représenteraient 90 % des personnes qui se prostituent, chiffre jugé invérifiable). Outre qu’elle n’aborde qu’une seule facette de la réalité, cette visibilité des personnes étrangères représente un autre danger : celui de la stigmatisation de personnes très exposées, car souvent sans papiers. C’est la prostitution visible qui dérange les riverains, et par ricochet les maires, celle que l’on a refoulée en périphérie des villes, avec la loi de sécurité intérieure et l’interdiction du racolage passif. Ces mêmes personnes subiront les effets de la pénalisation des clients.

En effet, dans un contexte très répressif à l’égard des étranger-ère-s sans papiers, le risque est grand de leur renvoi dans leur pays d’origine, via l’interpellation des clients : seules, celles qui auront accepté d’arrêter la prostitution bénéficieront d’un titre de séjour temporaire de six mois et d’une allocation temporaire d’attente… [4]

La France n’est pas le seul pays dans lequel politique migratoire et politique vis-à-vis de la prostitution sont liées. « La loi votée par le Parlement le 29 mai 1998 en Suède est en grande partie une réponse à l’entrée de la Suède dans l’UE. Pendant les deux ans qui ont précédé le référendum de 1994, la presse était pleine de rapports mettant en garde contre le fait que des femmes d’Europe de l’Est étaient sur le point d’envahir le pays… Il y avait la peur qu’avec l’entrée dans l’Europe la Suède ne devienne le grand bordel de l’Europe » [5]. Et toujours, la peur de l’étranger…

La mise en exergue des situations les plus extrêmes développe une vision misérabiliste de « femmes victimes », réduites au seul acte de prostitution et qu’il faut protéger. Cette vision nie les compétences des personnes, qui malgré les difficultés, mettent en œuvre des stratégies face aux violences par exemple (de l’évitement à la dissuasion ou la protection).

La revendication du libre choix, quant à elle, ne rend pas davantage compte des réalités tant elle concerne un nombre limité de personnes. Comme le souligne Lilian Mathieu [6] « Les discours sur la prostitution échappent rarement à un écueil courant lorsqu’on parle de groupes dominés : l’essentialisation. La parole n’est jamais donnée aux premières et premiers concerné-e-s, au contraire est posé sur eux un regard empreint d’idéologie, duquel ressort une image déformée mais conforme aux attentes des groupes qui ont la parole. Les abolitionnistes ne voient que des victimes aliénées quand les réglementaristes voient des travailleuses libres et affranchies », niant dans les deux cas la diversité des situations des personnes qui se prostituent.

Ainsi se construisent des politiques publiques sans consultation des personnes concernées, refusant de reconnaître qu’elles sont les mieux placées pour mesurer l’exploitation qu’elles subissent et les solutions qui leur paraîtraient les plus appropriées. Les prostitué-e-s refusent autant la stigmatisation de leur condition que le statut de victimes. Ils et elles exigent la reconnaissance de leurs droits et refusent la discrimination subie dans l’application des lois sur les violences sexuelles, les agressions, les voies de fait et le harcèlement.

Alors que la prostitution suscite des débats enflammés dans les médias et au sein de la classe politique, les personnes qui se prostituent ont toujours autant de difficulté à faire entendre leur voix, que ce soit lorsqu’elles protestent contre les violences, en particulier policières, ou qu’elles défendent la possibilité d’exercer leur activité. Des associations communautaires ou syndicats de personnes qui se prostituent manifestent et interpellent les politiques, mais elles sont peu écoutées.

Pour donner la parole à ces personnes sans voix, Médecins du monde, qui a réalisé 18 000 entretiens en 2013, a enregistré un DVD de témoignages, dans toutes les langues, envoyé aux 577 député-e-s pour que les personnes qui se prostituent, quels que soient leur langue, leur sexe ou leur identité, aient leur mot à dire sur les décisions que prendront les politiques « pour leur bien ». Car dans leur grande majorité, elles ne sont pas d’accord avec la pénalisation des clients.

1. Comment qualifier aujourd’hui les controverses sur la prostitution ?

L’exercice d’une activité prostitutionnelle est aujourd’hui autorisée, mais la loi réprime celui qui aide ou protège la prostitution d’autrui comme celui qui en tire un quelconque profit. Elle réprime également les clients de prostitué-e-s mineur-e-s ou particulièrement vulnérables. Enfin, la loi du 18 mars 2003 inscrit dans le Code pénal l’infraction de racolage actif et passif.

De fait, si la prostitution n’est pas interdite, son exercice est largement entravé par les différentes mesures prises par les maires sur l’occupation de l’espace public, par les contrôles policiers, par les poursuites contre les propriétaires ou les hôteliers qui louent un hébergement à des personnes qui se prostituent.

Au XIXe siècle, la prostitution était une activité sous haute surveillance. Elle obligeait l’enregistrement sur des registres publics et elle était soumise à des contrôles gynécologiques réguliers. L’abolition visait la suppression de la réglementation de la prostitution : celle-ci a été abolie en 1946, avec l’interdiction des maisons closes en France métropolitaine, puis en 1960 avec la suppression de tout fichage de la prostitution.

Aujourd’hui, il nous est proposé d’aller plus loin et de pénaliser le client pour « assécher » la demande et donc abolir la prostitution. Le « mouvement abolitionniste » s’est ainsi radicalisé sur une position prohibitionniste.

Le projet de résolution, adopté en 2011 à l’Assemblée nationale, envisage la création d’un délit de « recours à la prostitution », à l’image de ce qui se pratique déjà en Suède. Le grand reproche adressé à cette politique est d’avoir mis en œuvre une mesure essentiellement symbolique, en se désintéressant de ses conséquences pratiques sur les personnes : s’il peut être respectable de dire que la prostitution ne devrait pas exister, encore faut-il que les politiques publiques contribuent à desserrer les contraintes, et non l’inverse, par de vrais moyens en termes d’aide et d’alternatives.

Si les prostituées sont des victimes, on va chercher le coupable : le client. La loi de sécurité intérieure de 2003 avait tenté de vider les villes de la présence gênante des prostituées, la pénalisation des clients produira le même effet de déplacement vers des zones plus discrètes donc plus dangereuses, plus isolées, où les personnes sont à la merci des agresseurs.

C’est ainsi le droit essentiel à la sécurité qui est remis en cause, sous prétexte de « protection ». L’expérience grandeur nature a déjà lieu. Sur les routes du Narbonnais, en décembre 2013, un « Comité de défense contre la prostitution » s’est fixé pour objectif de « dégager les prostituées du bord de route » : des pancartes, affichant en direction des clients « la pipe, c’est 1500 euros », laissent croire que la loi est passée. Les personnes qui se prostituent sont harcelées « pour qu’elles aillent ailleurs »…

Comment peut-on imaginer régler par la répression des situations relevant des conditions économiques et des rapports sociaux de sexe ? Tout au plus, parvient-on à rendre invisible le phénomène ou à le déplacer géographiquement.

L’exemple de la Suède est à ce titre probant. Plusieurs études universitaires [7] dénoncent l’hypocrisie d’une telle mesure : si la prostitution de rue a diminué (avec une grande difficulté de mesure en l’absence de chiffres fiables), celle qui se pratique sur Internet ou dans des salons s’est généralisée. Sans impact sur le comportement des clients, pourtant l’objectif affiché de la loi. La prostitution n’a pas disparu ou diminué : elle s’est transformée et adaptée en se cachant. Selon la police suédoise elle-même, le commerce sexuel est resté au niveau de ce qu’il était avant la promulgation de la loi, mais une moitié de cette activité est devenue clandestine.

Le rapport 2012 de la commission mondiale sur le VIH et le droit du Programme des Nations unies pour le développement [8] renforce les conclusions de ces études : les politiques répressives menées par de nombreux pays, y compris ce modèle suédois de pénalisation du client, font le jeu de l’épidémie de VIH et mettent en danger les personnes prostituées.

Ce qu’il faut combattre dans la prostitution, c’est l’exploitation par la contrainte de la prostitution d’autrui, tant par des moyens physiques que psychologiques. Oui, la mondialisation et le développement de la marchandisation font de la traite un secteur très rentable (7 milliards de dollars par an selon l’ONU et une fille rapporterait 100 000 dollars par an) et ce, dans un contexte marqué par des conditions d’injustice économique croissante. Les écarts entre riches et pauvres, Nord et Sud, ont un impact désastreux sur les conditions de vie des femmes, toujours en première ligne.

Des lois existent pour défendre les victimes de la traite et condamner les souteneurs, il s’agirait de se donner les moyens de les appliquer. Combien de procès actuellement ? Très peu, trop peu. Certes, ces actions complexes, de longue haleine, nécessitent des moyens importants pour intervenir simultanément dans différents pays et, de plus, se heurtent à des résistances politiques. Il faut les compléter par l’observation du renforcement des phénomènes liés aux migrations. A-t-on aujourd’hui une volonté politique suffisante pour développer cette lutte contre les réseaux d’esclavage sexuel ? La réponse sera dans les moyens et la détermination mis en œuvre pour amplifier ce combat.

2. Réinscrire la prostitution comme question sociale, politique et prendre en compte les questions de genre

Il faut réinscrire la question de la prostitution à la fois comme une question sociale et économique dans son rapport au marché du travail, à la santé publique, au logement social et à l’immigration, dans le continuum de la domination masculine qui concerne toutes les femmes. Il existe en effet un continuum entre la situation de la femme prostituée et celle de la femme mariée, car comme le souligne Catherine Deschamps « n’oublions pas qu’un continuum est une gamme entière, avec un centre et deux extrêmes opposés » [9]. Les échanges économiques dans la sexualité ne sont pas réservés à la prostitution ! Je suis personnellement contre la moralisation du consentement et je ne comprends pas qu’on puisse décider pour les autres que l’acte sexuel ne peut s’accomplir sans désir. À mes yeux, désir et consentement sont deux choses différentes et c’est l’absence de consentement qui fait violence.

Notre droit affirme très clairement le caractère res extra commercium du corps humain (le corps humain est une chose hors du commerce, ne pouvant être vendue). L’article 16-1 du Code Civil pose donc que « le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial » et l’article 16-5 précise que « les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles ». On ne peut donc pas vendre son corps (par exemple, en prélever un bout et le céder contre de l’argent, car c’est bien cela que recouvre cette interdiction) ni le louer.

Si la prostitution revient à louer son corps, elle enfreint les principes posés par le Code civil, comment se fait-il alors qu’elle soit légale ? Mais la prostitution n’étant pas illégale, pourquoi punir légalement le client qui y a recours ? Si la prostitution est une violence, voire un viol, comment se contente-t-on d’une simple amende ? Nous sommes dans une impasse juridique dont on se tire par la morale !

Le mouvement féministe, et tout particulièrement Le Planning familial, s’est mobilisé dans les années 1975 pour dénoncer la stigmatisation des personnes qui se prostituent et pour l’amélioration de leur situation, Pourquoi ce mouvement féministe s’est-il progressivement désolidarisé des prostituées depuis les trente dernières années, avec une totale absence de solidarité lors de la loi de 2003 ?

Il semble que la prostitution représente pour certaines féministes « une aliénation tellement indépassable qu’il vaut mieux la réduire au silence ». Ainsi, les prises de parole publiques de certaines prostituées affirmant que leur vie n’est pas faite que de malheur sont-elles discréditées au motif qu’elles sont « atypiques ». Ce faisant, des féministes semblent reproduire ce contre quoi elles ont toujours lutté, «  seraient-elles devenues les ’dominantes’ qui énoncent pour les autres, sans se soucier d’eux  ? » Présenter toutes les femmes prostituées comme des victimes sans capacité d’initiative renforce les préjugés de genre sur la passivité des femmes et leur incapacité à s’émanciper.

Avoir comme projet de société l’égalité femmes/hommes et la construction d’autres représentations du masculin et du féminin, notamment grâce à l’éducation à la sexualité, doit conduire à soutenir les personnes qui se prostituent et qui sont les plus exposées aux violences de genre et à l’exclusion, non à les juger, à les exclure et ainsi à renforcer la stigmatisation dont elles sont victimes.

Le rapport de l’IGAS éclaire sur la situation de la prostitution aujourd’hui. Dans la dernière partie de sa synthèse, il est notamment précisé que «  l’exercice de la prostitution ne permet pas de définir une catégorie de population dont les caractéristiques et les besoins communs appelleraient une politique dédiée. Une « politique de la prostitution » en tant que telle apparaîtrait comme inadaptée. En revanche, il est nécessaire de mieux prendre en compte les problématiques prostitutionnelles dans les différentes politiques menées, et tout particulièrement d’évaluer l’impact sanitaire des mesures prises dans les domaines de la sécurité et de l’ordre public, de l’immigration et du régime juridique de la prostitution ». La synthèse se termine en suggérant de « développer une approche pragmatique visant à organiser et faire converger les efforts de tous les acteurs au-delà des clivages idéologiques et des blocages actuels ».

L’État doit sortir de cette posture répressive qui est la sienne depuis trop longtemps, pour jouer son rôle de protecteur en garantissant aux personnes en situation de prostitution les droits sociaux communs à tous, un titre de séjour pour les personnes sans papiers, assorti de réelles aides pour celles et ceux qui veulent sortir du système prostitutionnel, sans conditions de renoncement à la prostitution.

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