Éditorial : Sur fond de crise démocratique…

vendredi 21 février 2014, par Jean-Marie Harribey *, Jean Tosti *

Le deuxième numéro des Possibles arrive dans une phase critique pour l’avenir du continent européen. D’un côté, au sein de l’Union européenne, les divergences entre pays s’accentuent, par suite de l’application de politiques d’austérité draconiennes aux peuples déjà exsangues à cause de la crise économique. De l’autre, aux frontières de l’Union, la désintégration de l’ancien bloc de l’Est n’en finit pas de produire ses dégâts sociaux et politiques. De part et d’autre, des menaces pèsent sur la démocratie : là où celle-ci est ancienne, car les partis politiques xénophobes et d’extrême droite gagnent inexorablement du terrain pendant que gauche et droite mènent des politiques sensiblement identiques d’allégeance à la finance mondiale ; là où elle venait juste d’être conquise, car la corruption, les nouvelles oligarchies, voire les mafias, ont pris le dessus.

Notre dossier trimestriel est donc consacré à l’Europe. Il n’y sera cependant guère question, malgré sa date de parution, d’élections européennes. Nous avons choisi d’aborder surtout des thèmes qui font rarement l’objet d’articles détaillés.

Nous commençons par la publication d’une contribution originale sur l’avenir de l’euro : un entretien croisé de Thanos Contargyris (Attac Grèce) et de Peter Wahl (Attac Allemagne). Cet intéressant dialogue montre, comme le dit Dominique Plihon ayant réalisé l’entretien, que « leurs critiques sur la zone euro convergent largement. Par contre, leurs analyses et propositions pour l’avenir de la construction monétaire européenne se différencient sur plusieurs aspects, reflétant ainsi la diversité des réflexions actuelles au sein du mouvement altermondialiste ».

Suivent deux articles consacrés aux Balkans. Le premier, écrit par Srećko Horvat et Igor Štiks, évoque la « Transition », terme désignant le processus de transformation des anciens pays socialistes en démocraties libérales, basées sur une économie de libre marché. Qu’il s’agisse de pays déjà intégrés à l’Union européenne (UE) ou aspirant à y entrer, cette transition se révèle catastrophique. Le second article, dû à Catherine Samary, aborde de façon plus précise la situation de chacun des États des « Balkans de l’Ouest » candidats potentiels à l’adhésion à l’UE : Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Serbie. Là encore, le bilan est inquiétant.

Catherine Samary évoque aussi, dans un autre article et à travers le cas ukrainien, un phénomène assez méconnu, celui de la Politique européenne de voisinage conduite entre l’Union européenne et des pays voisins, au Sud ou à l’Est (à l’Est, il s’agit du Partenariat oriental, instauré à Prague en mai 2009). Ces pays, contrairement aux précédents, n’ont pas vocation à intégrer l’UE, mais à la rejoindre dans une zone de libre-échange. C’est du moins ce que souhaite l’Union, mais ses désirs sont parfois contrariés, comme le montre la situation ukrainienne, dont Catherine Samary s’efforce de décortiquer la complexité.

Toujours en lien avec l’Est, depuis le 1er janvier 2014, les travailleurs bulgares et roumains ont enfin en France des droits identiques à ceux des autres travailleurs de l’UE. Cela concerne directement un bon nombre des Roms que Manuel Valls s’est efforcé de chasser du territoire, après avoir démantelé leurs campements de fortune. Avec le texte d’Évelyne Perrin, on verra que les Roms ne sont pourtant pas au bout de leurs peines et que les discriminations du passé restent bien présentes.

Mais l’Union européenne peut faire pire encore : Vicky Skoumbi a intitulé son article « La dissuasion par la noyade : l’Europe forteresse et ses cimetières marins ». Elle y montre comment, en Grèce notamment, les garde-côtes, sous le regard bienveillant de l’agence Frontex, ne se contentent pas de repousser les migrants cherchant à accoster sur les rivages de l’UE, mais les poussent eux-mêmes à la noyade. Pourtant, l’UE a besoin d’un afflux de migrants pour compenser le vieillissement de sa population. Vicky Skoumbi montre que le paradoxe n’est qu’apparent et que le capitalisme y trouve son compte, par l’extension de la précarité à toutes les populations, qu’elles soient migrantes ou autochtones.

Autre discrimination, celle qui concerne les femmes dans le monde du travail. Stéphanie Treillet montre que, malgré quelques avancées de façade, la stratégie européenne pour l’emploi, qui affiche comme objectif une augmentation significative du taux d’activité et d’emploi des femmes dans tous les pays de l’Union européenne, demeure loin du compte et ne propose qu’une « égalité » au rabais.

L’emploi est aussi au cœur d’un article de Raoul Marc Jennar consacré au détachement des salariés dans l’Union européenne. Là encore, malgré quelques propositions de la Commission européenne allant dans le bon sens, on est loin du compte, et le dumping social demeure une réalité qui n’est pas près de s’éteindre dans l’UE.

Un article de Bernard Cassen évoque directement les prochaines élections européennes, ou du moins l’étape institutionnelle qui les suivra, avec l’élection du président de la Commission européenne par le Parlement, chaque grand parti de l’UE ayant déjà, au moins officieusement, désigné son candidat. Selon Bernard Cassen, il s’agit là d’un leurre auquel il regrette que le Parti de la Gauche européenne (PGE) participe.

On ne quitte pas les contradictions institutionnelles de l’Union européenne avec la décision que vient de rendre la Cour constitutionnelle allemande siégeant à Karlsruhe : le programme de rachat sans limite d’obligations d’État par la Banque centrale européenne serait contraire aux dispositions des traités européens qui interdisent à celle-ci de prêter aux États. Pierre Khalfa soulève trois paradoxes dans cette décision qui sont autant de marques de la faillite de la construction européenne néolibérale. Pour sauver celle-ci, la BCE envisage de transgresser les traités qui l’organisent. Mais la BCE, selon les traités, étant indépendante des États, de quoi se mêle la Cour allemande ? Sans doute celle-ci est-elle consciente de son incompétence puisqu’elle renvoie la décision finale devant la Cour de justice de l’Union européenne. Dans ce ping-pong à trois, une grande absente : la démocratie.

L’espace « Débats » de ce numéro s’ouvre sur deux textes consacrés à la prostitution, que le récent débat à l’Assemblée nationale consacré au projet de loi centré sur la pénalisation des clients a remis au premier plan. Le premier de ces textes est proposé par Carine Favier, en tant que militante féministe et d’éducation populaire, et par ailleurs coprésidente du Planning familial. Elle soulève plusieurs contradictions. La première est de pénaliser le client au risque de remettre en cause le droit des prostituées à la sécurité, si les lieux de prostitution sont rejetés aux pourtours des villes. La deuxième est de considérer la prostitution comme une violence enfreignant les principes du Code civil et de se contenter de la sanctionner par une simple amende. La troisième contradiction n’est pas la moindre, puisque, au nom du féminisme, on en viendrait à se désolidariser des prostituées, à déconsidérer leur parole et à décider pour elles sans les écouter.

Le second texte consacré à la prostitution est proposé par deux chercheuses, Catherine Bloch-London et Esther Jeffers, qui interviennent ici en tant que militantes d’Attac, pour appeler à l’abolition de la prostitution. Leur hypothèse est forte : la marchandisation conduite par le capitalisme néolibéral s’étend jusqu’au corps humain, et particulièrement le corps des femmes. Elles récusent autant la position régulationniste, surtout si celle-ci en venait à considérer la prostitution comme relevant d’un libre choix, que la position prohibitionniste fondée uniquement sur des considérations morales. Pour les deux auteures, la prostitution est l’expression de l’oppression et de la domination subies par les femmes. Elle est donc contraire aux droits et à la dignité de la personne.

Si la marchandisation généralisée des activités humaines et des êtres eux-mêmes est le propre du capitalisme, il n’est pas inutile de revenir sur les caractéristiques de sa phase contemporaine, le néolibéralisme, et de voir comment celui-ce tente de s’adapter à la crise qu’il a provoquée. L’article de l’économiste Michel Cabannes propose une synthèse mettant en relief une reconfiguration du néolibéralisme dans deux directions. La première est, comme il le dit, un « retour de l’État secouriste », un « garde-fou » contre la finance. Mais la seconde est celle d’un renforcement du néolibéralisme pour mener à bien – enfin ! – les fameuses réformes dites structurelles. Nouvelle contradiction en perspective : un rebond du néolibéralisme, mais incapable de changer le type d’organisation et de croissance économiques.

Il est encore question de marchandisation dans l’article de Guillaume Pastureau. Elle concerne ici l’aide sociale. En faisant un retour en arrière, depuis la création du Mont-de-Piété à la fin du Moyen Âge, l’auteur distingue trois phases de l’évolution de l’aide sociale au fur et à mesure du désencastrement de l’économie de la vie sociale, puis de l’institutionnalisation de l’aide avec la « Grande Transformation », et enfin de la phase néolibérale qui impose un modèle économique restreignant les droits sociaux. À travers la marchandisation de l’aide sociale, on voit se dessiner une autre conception de la monnaie, qui tend à dissoudre ce qui fait de cet instrument une institution de la société.

Notre revue Les Possibles veut aussi être l’écho des recherches théoriques les plus approfondies. C’est le cas avec la présentation du récent ouvrage de Vincent Laure van Bambeke qui revient sur le problème dit de la transformation des valeurs en prix de production. Les économistes spécialistes de Ricardo et de Marx savent qu’une sorte d’énigme a traversé deux siècles de théorie économique : comment rendre compatibles la théorie de la valeur-travail et la tendance à l’égalisation des taux de profit qui modifie l’équivalent monétaire du travail contenu dans les marchandises, en fonction des structures plus ou moins capitalistiques des entreprises ? L’auteur passe en revue les différentes solutions apportées traditionnellement à cette question et en propose une reformulation pour tenir compte du capital fixe, dont l’utilisation s’étale sur plusieurs cycles de production. Ainsi, les intuitions de Marx seraient confirmées, notamment l’idée que tout le profit vient de la plus-value extorquée au travail.

Nous publions aussi un extrait du livre d’André Cicolella Toxique planète, Le scandale invisible des maladies chroniques. Il tire la sonnette d’alarme contre la très insuffisante attention accordée aux maladies chroniques non transmissibles. Elles sont présentées à tort comme « naturelles » et nous empêchent de voir que notre modèle de développement est en cause. Pourtant, nous devrions tirer les leçons du passé : c’est en améliorant l’environnement, l’eau, les déchets, l’habitat, l’éducation, en reconnaissant des droits sociaux, que l’on a éradiqué la peste et le choléra.

Michel Thomas, Jean-Claude Salomon et Omar Brixi complètent ce tableau en montrant combien la société souffre à la fois d’une sous-médicalisation touchant des populations en difficulté et d’une surmédicalisation dans certains domaines. Cette situation renforce le risque de fragilisation de la solidarité.

La lutte contre les paradis fiscaux est l’Arlésienne des gouvernements néolibéraux. Aussi le livre récent de Gabriel Zucman, La richesse cachée des nations, Enquête sur les paradis fiscaux (Paris, Seuil, La République des idées, 2013), a été salué et Gérard Gourguechon y consacre une note de lecture très détaillée en présentant ses principales données et en commentant ses propositions : pourquoi ne portent-elles que sur les disposition sur lesquelles les États pourraient se mettre d’accord entre eux, alors qu’il faudrait aussi agir à l’intérieur des États eux-mêmes et contre les banques ?

Le n° 1 des Possibles avait ouvert un débat sur deux ouvrages publiés en 2013 : le premier de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle  ; le second de Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste. Les débats sur ces deux livres se poursuivent dans d’autres revues dont nous donnons les liens.

La troisième partie de cette livraison donne accès, par la présentation de Jacques Cossart, à une revue internationale des revues dont les contributions font référence, ne serait-ce qu’implicitement, aux biens collectifs ou publics mondiaux : éducation, recherche, climat, santé, sécurité, retraites, énergie solaire, etc. A contrario, la persistance de la pauvreté, l’aggravation des inégalités, la croyance en un marché autorégulateur restent des obstacles à surmonter.

Nous terminons cette présentation en annonçant aux lecteurs que, pour donner un prolongement à certains chantiers ouverts ici, le dossier de notre prochain numéro portera sur la régulation écologique, dans la perspective de la réunion de la 21e conférence de l’ONU sur le climat, qui se tiendra à Paris fin 2015. Cette annonce vaut appel à contributions.

André Intartaglia

Au moment où la « revue des revues » à l’intérieur des Possibles prend la relève de la Lettre du Conseil scientifique, Attac veut rendre hommage ici à André Intartaglia qui vient de nous quitter le 29 décembre 2013.

Pour André, la retraite était synonyme de plus de temps libre pour militer. C‘est pourquoi, au sein d’une petite équipe technique de bénévoles, André a participé non seulement à la publication des numéros de la Lettre mais aussi aux débats que suscitaient certains articles. Son engagement et sa disponibilité étaient à la hauteur de sa franchise et de ses prises de position, attitude qui a contribué à construire l’identité d’Attac.

— Edgard Deffaud, Sophie Lambert-Evans, Éric Le Gall, Wilfried Maurin, Pascal Paquin, Tom Roberts, Rémi Sergé, Olivier Tétard

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