Jean-Marie Harribey ne se contente pas de parcourir les sentiers sur lesquels ont cheminé les théoriciens de l’économie politique (Smith, Ricardo et Marx), il utilise les catégories et les concepts élaborés par ceux-ci pour rendre intelligible le monde actuel. Mais, en plus d’expliciter et de commenter méticuleusement le travail de ses prédécesseurs, l’auteur reprend l’analyse de questions théoriques majeures dont il donne un éclairage personnel novateur et pertinent. Par exemple, il propose « un concept de valeur non marchande, quoique monétaire, produite par les travailleurs de la sphère non marchande et non pas prélevée sur la valeur produite par les travailleurs employés dans le secteur capitaliste, en rupture avec tous les dogmes dominants, au sein du paradigme néoclassique bien sûr, mais aussi au sein d’un certain marxisme orthodoxe, bien peu fidèle à Marx, ainsi qu’au sein d’une certaine nouvelle doxa écologiste. [2] »
Bien conscient de la nécessité de ne pas se limiter à un retour aux sources, Jean-Marie Harribey précise : « Le retour à la critique de l’économie politique que nous proposons ne sera donc pas une répétition de celle-ci, mais essaiera d’élargir sa perspective pour intégrer en son cœur la dimension qui lui manque, celle de la crise écologique, qui est révélée avec acuité par la crise systémique de l’économie capitaliste. [3] »
Jean-Marie Harribey résume l’objet de son livre : « proposer une synthèse sur le débat théorique concernant la richesse et la valeur au sein d’une société dominée par le capitalisme. Un capitalisme qui tend à réduire toute richesse à la seule valeur capable d’être transformée en capital, selon un processus qui ne comporte pas de fin (au sens premier de ce terme) en lui-même, sinon sa propre fin (au sens de finalité). Mais le but de ce livre est aussi de montrer les enjeux politiques qui se dessinent derrière la théorie. Le projet est donc celui d’une critique de l’économie politique et écologique, pour paraphraser et compléter une formule célèbre de Marx, qui va – qui doit aller – jusqu’à une critique de l’économie politique et écologique critique, de manière à aider à penser une transition vers l’après-capitalisme. [4] »
L’auteur se livre à une critique de fond de la théorie néoclassique qui domine encore aujourd’hui la pensée. Il démontre que les travaux, certes utiles à certains points de vue, de la Commission Stiglitz sur les indicateurs de richesse, s’appuient « sur tous les fondamentaux hautement critiquables de la théorie économique dominante néoclassique [5] ».
Jean-Marie Harribey passe aussi en revue les productions théoriques d’une série d’auteurs hétérodoxes contemporains comme André Orléan [6], Frédéric Lordon [7] ou Bernard Friot [8]. Il s’oppose aux généralisations abusives sur le capitalisme cognitif avancées par André Gorz et d’autres [9]. Il propose également une critique des théoriciens de la décroissance [10] : Serge Latouche, Gilbert Rist et Paul Ariès. Espérons que, dans un prochain ouvrage, Jean-Marie Harribey pourra élargir la réflexion critique à des auteurs comme Michael Hudson [11] ou David Graeber [12], qui abordent la problématique de la monnaie et des dettes d’une manière tout à fait intéressante.
Jean-Marie Harribey propose une distinction très stimulante entre la richesse et la valeur (sous ses différentes formes) et affirme : « Au-delà de l’économique, il n’y a pas rien, il y a beaucoup, mais dans un espace incommensurable au premier, parce qu’il concerne l’ordre des valeurs, et non pas de la valeur, ou bien l’ordre des richesses, qui déborde celui de la richesse économique ou valeur, a fortiori celui de la valeur marchande : il est celui de l’inestimable. [13] »
Selon Jean-Marie Harribey, les ressources naturelles en leur état naturel n’ont pas de valeur monétaire intrinsèque. Sa position est convaincante. Je pense que nous devons dénoncer la vague actuelle qui consiste à donner un prix à la nature. On n’arrivera pas à compenser réellement par des moyens financiers les dégâts causés à la nature et aux communautés humaines qui en vivent.
Mais, ce qui précède étant dit, nous sommes favorables à ce que des entreprises, des institutions, leurs dirigeants et leurs grands actionnaires soient condamnés à de lourdes peines financières et à d’autres mesures répressives pour les dégâts qu’ils ou elles (les dirigeants et les entreprises en tant que personnes morales) ont commis ou sont en train de commettre.
Très concrètement, nous appuyons la justice équatorienne qui a condamné Chevron à verser 13 milliards de dollars de dommages et intérêts aux victimes de l’exploitation de pétrole dans ce pays, victimes qui s’étaient constituées partie civile contre cette entreprise. Nous donnons raison au juge argentin qui a décidé de geler / exproprier les avoirs de Chevron en Argentine à concurrence de 13 milliards de dollars à transférer vers l’Equateur pour que la décision de la justice équatorienne soit exécutée (Chevron n’a plus d’activités en Équateur). Nous dénonçons l’instance juridique argentine qui a cassé le jugement contre Chevron pour faire plaisir au gouvernement argentin, à l’administration Obama, à Chevron, aux autres entreprises étrangères et aux capitalistes argentins eux-mêmes.
Bien sûr, on ne changera pas fondamentalement le système capitaliste productiviste prédateur extractiviste par des amendes, aussi lourdes soient-elles. Ce système n’est d’ailleurs pas réformable. Pour le changer il faut des actions de masse, il faut une révolution mettant en pratique des changements structurels radicaux.
Mais, dans notre combat quotidien, nous luttons pour que de lourdes amendes soient payées par les entreprises coupables de pollution. Nous sommes aussi pour que certaines entreprises hautement polluantes soient disloquées, fermées, avec reconversion pour les travailleurs dans des activités utiles (avec maintien du salaire, de l’ancienneté et tous les droits acquis). Nous sommes pour que les responsables de dégâts ou des crimes environnementaux soient condamnés à des travaux utiles pour la société. Le patron de Chevron et ses collègues pourraient être condamnés à aller travailler dans les zones que leur entreprise a polluées. On voudrait voir le patron de BP condamné à ramasser du pétrole sur les plages du golfe du Mexique. Cela ne nous délivrerait pas du capitalisme productiviste et prédateur, mais cela n’en serait pas moins utile et juste. Des entreprises hautement polluantes et leurs dirigeants devraient se voir retirer le droit d’exercer certaines activités. Ce qui précède ne prétend pas être complet, il s’agit pour moi d’une orientation générale. Je me demande ce qu’en pense Jean-Marie Harribey.
Deux petites remarques critiques, l’une sur l’endettement public, l’autre sur l’impôt. Jean-Marie Harribey écrit : « L’endettement est légitime lorsqu’il s’agit de financer la production d’une richesse collective sous forme d’éducation, de santé, de recherche ou d’infrastructures publiques. [14] » Cette formule est trop générale, car certaines recherches publiques (recherche militaire, recherche en faveur des OGM…) et certaines infrastructures publiques ne sont pas légitimes (centrales nucléaires, une partie du réseau autoroutier, les bases militaires…).
Jean-Marie Harribey emploie une formule forte qui transfigure la réalité en l’embellissant, il écrit : « L’impôt... c’est le prix socialisé d’une richesse supplémentaire. » [15] Or l’impôt ne sert pas qu’à payer l’éducation, la santé publique ou la protection de l’environnement, il sert aussi à payer la dette illégitime, à produire et/ou à acheter des armes de destruction massive, à réprimer des luttes d’émancipation, à mener des guerres d’agression, à espionner les citoyens et citoyennes... Heureusement, Jean-Marie Harribey corrige partiellement le tir à la page suivante : « C’est ainsi que l’équivalent de plus de 80 % de l’impôt sur le revenu en France part en intérêt aux créanciers. »
En fin de livre, à l’issue de son impressionnante démonstration, Jean-Marie Harribey avance, parmi plusieurs objectifs, celui de la mise en place d’« une économie qui s’insère donc dans un cadre social démocratique, à l’intérieur duquel la propriété commune prime sur la propriété privée, surtout en ce qui concerne les biens essentiels auxquels tout le monde a droit. Le bornage strict de l’espace marchand et profitable ouvrira-t-il un nouveau chemin vers le socialisme ? Ce n’est pas à un livre de le dire, ce sera à la vie, faite de luttes dans ce sens. [16] »
On peut parfaitement être en désaccord avec Jean-Marie Harribey sur un certain nombre d’idées qu’il développe ou nuancer les critiques qu’il adresse à une série d’auteurs, mais ce qui est sûr, c’est que son livre constitue un outil très précieux pour celles et ceux qui veulent comprendre le monde pour le changer.