1. La lutte des classes n’explique pas tout
Durant tout le XXe siècle, d’aucuns ont pensé que l’alternative était portée par le communisme, avec le marxisme en guise de guide suffisant. La chute du mur de Berlin a sonné le glas de cette perspective. Mais l’histoire ne tourne pas aisément les pages. Nous continuons à payer la faillite du marxisme. Non pas dans ce qu’il a de meilleur (oui l’exploitation salariale existe et la lutte des classes avec), mais dans ses impasses, sa prétention à tout expliquer. La thèse selon laquelle la lutte des classes née du rapport d’exploitation salariale surdétermine tout « en dernier ressort » interdit de penser la portée révolutionnaire de l’État social, mais aussi, et non sans lien avec lui, de la démocratie. L’État, dans cette optique, ne peut finalement être que bourgeois ou capitaliste, à l’instar de la démocratie elle-même.
Contre cette lecture, il est possible de soutenir que la totalité sociale ne se réduit pas à l’exploitation salariale, que l’État n’est pas que bourgeois ou capitaliste, même « en dernier ressort », qu’il existe un État social, une « main gauche de l’État » comme l’a reconnu tardivement Pierre Bourdieu. La publication des cours de ce dernier au Collège de France (Sur l’État, 2012), atteste toutefois de la difficulté à penser l’État social bien au-delà du marxisme. La thèse de Bourdieu peut être résumée comme suit. Il invite clairement à s’éloigner de la pensée marxiste : en réduisant l’État à un extérieur à lui-même (le pouvoir de la bourgeoisie dont il ne serait finalement qu’une marionnette), elle interdit de le penser comme un champ spécifique. Or il est un champ à part entière, celui du pouvoir par excellence, un champ d’autant plus irréductible aux autres, qu’il a, comme « méta-capital », un pouvoir sur eux [1]. Bourdieu souligne ensuite qu’il importe de distinguer l’État absolutiste d’Ancien Régime et l’État moderne. Dans le premier, l’État s’identifie à la maison du Roi, et celui-ci peut proclamer « L’État c’est moi » [2]. Dans le second, ceux qui ont le pouvoir sur l’État, la noblesse d’État, sont contraints, pour asseoir leur pouvoir, d’invoquer l’intérêt général ou plutôt « l’universel » pour reprendre l’expression de Bourdieu, puisque celui-ci, comme il a longtemps rechigné à utiliser le mot État, rechignera toujours à utiliser la notion d’intérêt général. Mais l’analyse ne s’arrête pas là. Il critique ceux qu’ils nomment les demi-savants qui prennent plaisir « à découvrir les arrière-boutiques, les arrières-scènes » : c’est la « sociologie spontanée du sociologue demi-savant, pour parler comme Pascal. Ce demi-savant dit : le monde est un théâtre, et ça s’applique très bien à l’État » (p. 48) [3]. La lecture de l’État se réduit alors à « la vision [type] Canard Enchainé » (p. 49), aux ricanements : « cette description du monde social comme théâtre est ironique par définition ; elle consiste […] à dire : ’Le monde n’est pas ce que vous croyez, ne soyez pas dupes…’. Et quand on est jeune, qu’on aime bien faire le malin et surtout se sentir malin, c’est très agréable de démystifier les apparences » (p. 48). Le demi-savant traque derrière l’invocation de l’universel, la légitimation des intérêts de la noblesse d’État. Or, si cette déconstruction a un « aspect tout à fait légitime », elle « risque de laisser échapper quelque chose d’important » (p. 49). Quelle est cette chose d’importance ?
2. La « main gauche de l’État » impensée
L’État est ambivalent, a une double face, indique Bourdieu. La domination de ceux qui ont le pouvoir sur l’État s’exerce au nom de l’universel. Mais « ce n’est pas parce que certains agents ont intérêt socialement à s’approprier l’universel que cet universel n’est pas universel » (p. 159). En un sens, l’État est une fiction qui prétend parler au nom de l’universel, mais cette fiction produit de la réalité, elle est une « fiction sociale » qui finalement « n’est pas une fiction » (p. 53). Il y a une « efficacité réelle du symbolique » (p. 52). L’État doit être analysé en termes de domination, mais aussi en termes « d’unification-intégration » (p. 391) [4].
Précisons le propos : Bourdieu s’est pendant longtemps contenté, selon ses propres termes, « d’avoir l’attitude la plus soupçonneuse à l’égard de l’État » : « j’ai commencé à écrire le mot État il y a seulement deux ou trois ans » reconnaît-il en 1991 (p. 181). Ce n’est que tardivement qu’il a complété le volet déconstruction de l’État comme champ de domination spécifique, par celui de la « double face ». Mais force est de constater qu’il n’est jamais parvenu à creuser l’analyse de cette dernière. Ses cours sur l’État au collège de France témoignent de cette difficulté : chaque année, dans ces dernières séances, il souligne qu’il importe d’étudier en quoi l’invocation de l’universel produit, construit finalement de l’universel, bref d’étudier l’« autre face » de l’État, mais il précise que ce point essentiel sera traité… l’année suivante. En guise de théorisation de l’État social, il ne formulera finalement que des bribes : il existe deux volets de l’État, sa « main droite », mais aussi sa « main gauche », laquelle renvoie explicitement à l’État social. La fameuse formule de la « main gauche » [5] est évoquée dans une interview dans Le Monde de 1992 qui sera reprise dans l’ouvrage Contre-feux publié en 1998. On la retrouve dans La Misère du Monde (1993), mais cet ouvrage est justement l’un des moins théoriques. Il faut se rendre à l’évidence : on ne trouve pas chez Bourdieu de théorie de l’État social. Ce qui vaut pour lui, vaut plus largement. Des linéaments précieux existent certes pour penser l’État social, notamment du côté de la théorie keynésienne, mais pas à proprement parler de théorie [6].
D’où ce paradoxe : l’État social est notre véritable révolution, en matière économique et sociale, mais nous ne disposons toujours pas de sa théorie. Ce défaut de théorie n’est pas pour rien dans l’offensive néolibérale de ces trente dernières années. Alors que le libéralisme a trois théories économiques en appui (les théories classique, néoclassique et hayekienne), l’État social n’a pas ce support.
Comment progresser sur ce registre ? L’un des points essentiels est le suivant : la justification de l’État social est à chercher dans une idée simple, qui fait écho aux thèses de Bourdieu sur l’universel, celle selon laquelle l’intérêt général n’est pas réductible au jeu des intérêts particuliers, le tout à celui des parties. L’initiative privée – laquelle peut d’ailleurs prendre la forme de l’économie sociale (associations, coopératives, etc.) – a d’indéniables vertus. Mais sa pertinence est relative. Elle n’a pas la cohérence systémique pour assurer le plein emploi, la stabilité macroéconomique et financière, la réduction des inégalités, la satisfaction d’une série de besoins sociaux (retraite, santé, etc.) ou la réponse aux défis écologiques. Pour chacun de ces domaines l’intervention publique est nécessaire, même s’il reste ensuite à s’interroger sur ses formes (décentralisée ou non…) et sur les moyens de la rendre à la fois juste et efficace.
C’est au nom de cette logique que s’est déployé, en particulier à partir de la fin du XIXe siècle [7], l’État social avec ses quatre piliers que sont la protection sociale, les services publics, la régulation des rapports de travail (le droit du travail notamment) et les politiques économiques (des revenus, budgétaire, monétaire, industrielle, commerciale…) de soutien à l’activité et à l’emploi. Compte tenu de l’importance de chacun de ces piliers – et cela dans tous les pays du monde, même si les formes et la voilure des piliers varient considérablement –, il est possible de soutenir que nous ne vivons pas dans des économies de marché, mais dans des économies mixtes avec du marché et de l’intervention publique. De même, s’il y a du sens à dire que nous vivons dans des économies capitalistes (un peu plus de la moitié des emplois en France le sont dans des entreprises capitalistes), il convient immédiatement d’ajouter que nous ne vivons pas dans des économies monocapitalistes [8]. Les rapports capitalistes dominent à bien des égards, mais ils ne structurent pas la totalité de l’économie, ils ne surdéterminent pas tout. L’État social n’a pas simplement une dimension antilibérale, il a aussi une dimension proprement anticapitaliste : avec lui – c’est le socialisme maintenant – des sphères entières d’activité échappent au capital. Ce dernier l’a d’ailleurs compris : il s’acharne à les récupérer.
3. Le néolibéralisme n’a pas tout emporté
Preuve que c’est bien là que se joue l’essentiel, le projet d’ensemble du néolibéralisme peut se lire comme la remise en cause de chacun des piliers de l’État social : privatisation de la protection sociale et des services publics, flexibilisation du droit du travail, réorientation des politiques économiques dans un sens libéral.
Ce projet a-t-il été appliqué ? L’État social a incontestablement été remis en cause, déstabilisé, même si c’est avec des contrastes selon les piliers et les pays. Il n’a cependant pas été mis à bas : il est toujours là. Si les reculs imposés par trente ans de réformes néolibérales ne doivent pas être sous-estimés, il est tout aussi important de ne pas noircir inutilement le tableau. Le néolibéralisme n’a pas tout emporté, contrairement à ce que laissent entendre les discours catastrophistes. La dépense publique n’a pas baissé par rapport à 1975 (en moyenne, dans les pays de l’OCDE, elle a même augmenté : 41 % du PIB en 1975, 45 % de la fin des années 1990 à 2007, puis hausse à près de 50 % en 2009, suite à la crise), la protection sociale s’étant plutôt développée depuis lors (de 17 % du PIB dans l’OCDE à 22 % en 2007 et 24 % en 2012). De même, la régulation des rapports de travail n’a pas disparu et les services publics non marchands font de la résistance [9]. C’est sur le pilier de la politique économique que le néolibéralisme a été le plus loin avec la libéralisation de la finance, le libre échange, l’austérité salariale et la contre-révolution fiscale. Mais la crise ouverte en 2007 marque justement la faillite de cette politique. Et cette faillite atteste à sa façon de l’actualité de l’État social. Le néolibéralisme n’est pas viable. Cela vaut pour le régime de politique économique, mais aussi au-delà : confier les services publics, la protection sociale ou la régulation des rapports de travail au marché n’est ni juste, ni efficace.
Il y a bien lieu de réhabiliter l’État social. Ce dernier, à l’instar de l’État en général, n’est certes pas sans limites. Certaines de ces limites proviennent de son caractère inachevé : la démocratie confinée à la porte des entreprises, l’inscription assurantielle de la protection sociale (qui a joué contre l’unification et donc restreint la socialisation), la nécessité d’envisager un nouvel âge de l’État social autour de l’écologie (laquelle, cela tombe bien, exige avant tout des investissements publics massifs). D’autres limites lui sont intrinsèques : le risque de bureaucratisation, en particulier, qu’il serait vain et contreproductif de nier et auquel il convient de répondre par des dispositifs assurant la démocratisation de l’intervention publique. Mais une chose est de répondre aux limites de l’État social afin de l’améliorer, autre chose est d’en prendre prétexte pour saper sa légitimité. Et force est de constater que les libéraux ne sont pas seuls en cause ici : un certain discours critique l’est aussi.
Celui, par exemple, qui laisse entendre que l’État social n’a été qu’une parenthèse adaptée aux Trente Glorieuses et à la Guerre froide, le néolibéralisme ayant depuis lors tout emporté, de sorte que l’État tout entier serait redevenu un simple jouet au service des puissants [10]. On trouve cette thèse notamment chez Pierre Dardot et Christian Laval dans La Nouvelle Raison du monde [11]. Ceux-ci invitent, à juste titre, à distinguer libéralisme à l’ancienne et néolibéralisme. Le premier conçoit la concurrence comme un ordre naturel qu’il convient de respecter. Le second soutient, au contraire, d’où son volet dirigiste, qu’il importe d’imposer, y compris par des décisions publiques, les bonnes règles de gouvernance. Il ne se contente pas de plaider en faveur du retrait de l’État, il plaide en faveur de sa réorganisation sur un mode managérial (RGPP, T2A, LRU…). Cela oblige évidemment à préciser ce que l’on entend par retour de l’État. Faut-il aller plus loin et soutenir que ce retour est dépassé ? C’est ce que soutiennent les auteurs. À les suivre, le néolibéralisme ayant tout emporté, l’intervention publique n’est plus qu’une « entreprise au service de entreprises » (p. 370) [12]. Il serait donc vain et même contreproductif de plaider en sa faveur, cela renforcerait le néolibéralisme. Les politiques néolibérales portent certes le « démantèlement de l’État social » (p. 275), mais ce n’est pas pour autant la réhabilitation de ce dernier que les forces de la critique doivent porter. Empruntant un langage dans l’air du temps, les auteurs vont jusqu’à soutenir que la « pire des attitudes », ni plus ni moins, « consisterait à préconiser un retour au compromis social-démocrate, keynésien […], dans un cadre national ou européen, sans réaliser que la mondialisation du capital a détruit jusqu’aux bases d’un tel compromis » (p. 475). Que faire ? Dardot et Laval invitent à opposer à la rationalité néolibérale les valeurs de coopération, de partage. Mais comment illustrer, ancrer dans le réel, cette rationalité alternative après avoir jeté par-dessus bord l’État social, ainsi d’ailleurs que la démocratie ? Les auteurs en sont réduits à des formules évasives, très individualistes au demeurant : l’alternative serait dans la « subjectivation par les contre-conduites » (p. 479). On est bien avancé…
De façon générale, force est de constater que la détestation de l’État irrigue une bonne part du mouvement altermondialiste [13]. Alors que la mondialisation est clairement celle du capital, l’engouement pour le mondialisme, fût-il alter, ne puise-t-il pas sa racine dans la défiance à l’égard de l’État et de son corollaire, la nation ? On pourrait allonger la liste : engouement souvent inconsidéré en faveur de l’économie sociale (laquelle a beaucoup de vertus mais est… privée), des « biens communs » (en lieu et place des biens… « publics » ?) ou bien encore en faveur des formes complémentaires de démocratie (participative, sociale, etc.), comme si celles-ci n’avaient pas beaucoup à apprendre de la démocratie représentative [14].
4. La société a-t-elle une consistance propre ?
En contournant, lorsqu’ils ne s’y opposent pas ouvertement, l’État social et la démocratie représentative, force est de constater que les mouvements contestataires se condamnent à n’être que des bouffées de colère salutaires mais sans lendemain. Et cela pour une raison simple : l’État social et la démocratie sont les deux principaux leviers permettant de s’opposer à la domination du capital. Ils sont d’ailleurs étroitement liés. L’État social, qui retire au capital des sphères entières d’activité, puise son fondement politique dans la démocratie, et plus précisément son volet républicain, lequel place le suffrage universel au cœur de l’organisation de la cité. Sa vocation, via notamment les droits sociaux, est de construire une société d’égaux afin de donner une consistance sociale à la norme de l’égalité absolue (une personne – une voix) instituée par ce suffrage.
La société a-t-elle une consistance propre par delà le jeu des individus et des groupes ou classes sociales qui la peuplent ? C’est au fond la question essentielle à poser dès lors que l’on évoque le « social ». On connait la célèbre formule de Thatcher « La société n’existe pas. Il y a des individus… ». Mais, comme le souligne Marcel Gauchet dans L’Avènement de la démocratie [15], l’idée selon laquelle la société – et partant l’État, le politique – n’a pas de consistance propre est partagée bien au-delà : il pointe en ce sens l’étonnante convergence de point de vue entre la pensée libérale et certaines pensées critiques, dont la pensée marxiste. Le libéralisme prétend que le tout est réductible au jeu des parties : la société n’a pas d’épaisseur au-delà du jeu des individus, elle n’a donc pas besoin du politique, du pouvoir, pour se former, elle lui préexiste et peut le réduire à sa volonté. Or, certaines pensées critiques ne disent pas fondamentalement autre chose : elles soutiennent que le jeu des parties dans la société – celle des classes ou des groupes sociaux en l’occurrence – prime sur, et finalement absorbe, le politique, l’État. Avec ce souci supplémentaire : alors que les libéraux soutiennent néanmoins que l’intérêt général existe (il est réductible au jeu des intérêts particuliers), les seconds apparaissent souvent bien embêtés avec cette notion [16].
5. Le confinement du social à la protection sociale : gare au piège
Alors que sous Roosevelt, Beveridge ou avec le Conseil national de la Résistance, on ne concevait la protection sociale qu’articulée aux autres piliers de l’État social et notamment aux politiques économiques budgétaire, monétaire, commerciale, industrielle et réglementaire (la domestication de la finance particulièrement), suivant en cela les leçons de Keynes, le tournant néolibéral s’est traduit par un rétrécissement considérable de la définition même de l’État social. Depuis trente ans, la plupart du temps, on le réduit, à l’instar de ses synonymes (État-providence et Welfare State), à la seule protection sociale, en élargissant parfois le propos au droit du travail. L’affaire est évidemment juteuse intellectuellement pour les libéraux. Est ainsi confortée l’idée selon laquelle l’État social relèverait uniquement d’un domaine, certes important, mais qui demeure particulier. Il ne pourrait, à l’inverse de la concurrence, prétendre à une aucune généralité. L’économie serait fondamentalement de marché (avec des exceptions étroitement circonscrites).
La façon dont a été conçue l’Europe sociale illustre les conséquences de cette dérive. Son histoire est en fait celle d’un triple piège [17]. Celui du confinement tout d’abord : le champ du « social » a été réduit à la protection sociale et à la politique de l’emploi, la politique économique et les services publics (avec les fameux SIEG ouverts à la concurrence) relevant du champ de l’économie assimilé au libéralisme. Celui de la relégation ensuite : le social ainsi confiné est confié initialement aux États membres, l’Europe se concentrant sur l’économie. Dans les années 1980, certains antilibéraux se sont émus de cela. Ils ont critiqué cette relégation du social. Ils ont plaidé en faveur d’une Europe sociale qui contrebalancerait l’Europe économique libérale en train de s’établir. Mais peut-on faire du social si l’on accepte que les politiques économiques soient orientées dans un sens libéral ? Évidemment non, et la suite va abondamment le prouver. D’où le troisième piège : celui du travestissement. À partir des années 1990, via la Méthode ouverte de coordination (MOC), l’Union européenne investit le champ de la protection sociale et de la politique de l’emploi. L’Europe sociale est officiellement en marche. Mais elle accouchera de plus en plus de prescriptions totalement libérales, que ce soit en matière de pensions (report de l’âge de départ, encouragement aux retraites par capitalisation) ou de droit du travail (avec le marché de dupes de la flexicurité). L’Europe a transformé l’or social en plomb libéral.
6. Protection sociale : au-delà de la plainte... et si l’on parlait du bonheur ?
La protection sociale ne résume pas l’État social. À l’instar des autres piliers, on peut cependant s’appuyer sur elle pour illustrer la portée révolutionnaire de celui-ci. De quoi s’agit-il ?
Pour bien l’appréhender, il faut partir des comptes de la nation. Un point de méthode à ce propos. Il est devenu familier, dans certains cénacles, de tirer à boulets rouges sur le PIB. Le PIB ne mesure ni le bonheur, ni la richesse en général, ni les dégâts causés à l’environnement, etc. Il ne mesure que la richesse monétaire, sa répartition et son utilisation. Il importe donc de le compléter par d’autres indicateurs. Faut-il pour autant le vouer aux gémonies et avec lui toutes les statistiques qu’il permet de construire (sur les inégalités de revenus entre capital et travail, sur le poids des différents secteurs dont les services non marchands, etc.) ? Les libéraux, qui dominent à l’Université, tentent depuis longtemps de supprimer les cours de comptabilité nationale (ils y sont parvenus la plupart du temps) pour les remplacer par des cours de mathématique, statistique et de microéconomie (la macroéconomie étant elle-même rabattue sur cette dernière). La comptabilité nationale, avec ses indicateurs macroéconomiques tels que le PIB, ne sert à rien pour l’« économie pure » soutiennent-ils. Faut-il les encourager dans cette entreprise ?
Grâce à la comptabilité nationale, il est possible d’exhiber l’élément suivant. En 2012, les prestations sociales en espèces (retraite, allocations familiales, chômage…) se sont élevées en France à 404 milliards d’euros et les prestations sociales en nature (remboursement des soins de médecine libérale, des médicaments, allocations logement…) à 192 milliards. Le PIB étant de 2032 milliards, on mesure l’ampleur de la socialisation en France. Cela permet de déconstruire le discours sur le poids excessif des prélèvements obligatoires et de la dépense publique. Cette dernière représente 56 % du PIB en France. Mais ce chiffre ne veut absolument pas dire, contrairement à ce que laissent entendre les libéraux (et ce discours irrigue malheureusement les esprits), que « le public prélèverait plus de la moitié de la richesse produite par le privé pour faire vivre des fonctionnaires improductifs ». Sur les 1152 milliards de dépense publique, la moitié (596 milliards) est, comme il vient d’être dit, constituée de prestations sociales, soit des sommes prélevées (cotisations sociales salariés et employeurs, CSG…), mais pour être immédiatement reversées aux ménages. Cela soutient leur revenu et leur dépense auprès du privé, lequel serait évidemment bien en peine sans ces débouchés. Quant à l’autre partie de la dépense publique, elle sert essentiellement à payer le travail productif des fonctionnaires. Car ceux-ci contribuent, et amplement, au PIB. En 2012, cette contribution s’est élevée à 333 milliards, ce qui représente un tiers de celle des sociétés non financières [18]. Cette valeur ajoutée publique est essentiellement non marchande, dans le sens où elle n’est pas payée directement par les usagers au moment où ils la consomment. Mais le fonctionnaire doit tout de même être payé pour sa production (on voit ici toute la limite de l’éloge sans rivage de la « gratuité » [19]). La fonction de l’impôt stricto sensu est justement – d’où sa nécessaire réhabilitation – d’assurer ce paiement [20].
Au final, rien ne se perd. Les cotisations sociales servent à financer des prestations sociales, l’impôt à payer des services non marchands, et les uns et les autres supportent le revenu et la consommation des ménages. Dans quelle proportion ? Considérable, nous permet de dire la comptabilité nationale : la sommes des prestations sociales (en espèces et en nature) et de la consommation de services non marchands individuels (hôpital public, école, culture…) représente, en moyenne, 43 % du « revenu disponible brut ajusté » des ménages [21]. Dans la mesure où ils ne sont pas individualisables, les services non marchands collectifs (justice, police, armée… soit 175 milliards) ne sont pas pris en compte ici. En les intégrant, on aboutit à une socialisation de 48 % du revenu. En France, la moitié du revenu des ménages est donc socialisée, provient de l’État social. Ce dernier n’a décidément pas disparu.
La protection sociale et plus largement l’État ne contribuent quasiment plus à la réduction des inégalités, entend-on ici et là. Vision erronée, à nouveau, permettent de dire les comptes nationaux. En termes de revenus primaires (salaires, revenus du capital, etc.), avant toute redistribution donc, les 20 % les plus riches touchent, en moyenne, 8,1 fois plus que les 20 % les plus pauvres. Après prise en compte de la redistribution d’ensemble opéré par l’État social (fiscalité, prestations sociales en espèce et en nature, services non marchands individuels), cet écart passe à 3,2 [22]. La redistribution demeure considérable.
Partant de là, il est possible de prolonger le propos. Une question stratégique se pose sur la façon de s’opposer au néolibéralisme. Deux postures sont possibles. La première est celle de la plainte. Cette posture est bien entendu, pour une part, nécessaire. Il y a lieu de pointer les effets des réformes néolibérales en termes de revenu, d’inégalités, d’accès aux soins, etc. Plus encore, il y a lieu de mettre à jour la cohérence des assauts néolibéraux, la remise en cause de l’État social justement. Mais cette posture, seule, pose problème. Elle peut alimenter l’idée selon laquelle la protection sociale et plus largement l’État social n’existent plus guère. L’exemple des retraites en témoigne. La plupart des jeunes ont en tête qu’ils ne bénéficieront pas d’une retraite publique décente. Cela signifie en pratique, pour ceux qui en ont les moyens, qu’ils se tourneront vers des formules de protection privée par capitalisation. Une belle victoire pour les libéraux. De même, elle peut alimenter la déréliction et la peur ambiante. Or la peur est une arme familière des libéraux : elle n’incite pas à la raison, au sens critique, mais au repli sur soi. Plus fondamentalement, elle ne permet pas de construire une alternative. C’est même un peu l’inverse : le cri est souvent d’autant plus fort que fait défaut le moyen d’en sortir. La posture de la seule plainte conduit souvent à noircir la situation. En matière de retraites, effet des mesure néolibérales oblige, le Conseil d’orientation des retraites (COR) prévoit, à l’horizon 2040 et 2060, une baisse du taux de remplacement, soit le rapport entre le montant de la pension et le dernier salaire. Cela ne signifie pas une baisse du pouvoir d’achat des pensions : seulement, et c’est suffisamment grave, une hausse de ce pouvoir d’achat inférieure à celle projetée des salaires. Bref, pas une baisse absolue du niveau de vie, mais une baisse relative. Or, dans le discours critique, est trop souvent évoquée une « baisse des pensions »… ce qui alimente l’idée selon laquelle celles-ci n’ont plus d’avenir. On pourrait ainsi multiplier les exemples sur la santé, l’école, la précarité, etc.
Pour ne pas alimenter la peur, scier un peu plus la branche sur laquelle il est possible de prendre appui pour la contre-offensive, il faut de toute évidence une autre posture, plus offensive, celle de l’alternative, laquelle insiste, en positif, sur le fait que l’alternative au néolibéralisme est déjà là, apporte d’ores et déjà du bien-être social, du progrès, et ne demande qu’à être creusée. Pour contrer les libéraux, on peut notamment insister sur le progrès fantastique qu’a permis la répartition.
7. Exemplaires retraites
La situation des retraités est aujourd’hui bien meilleure qu’elle ne l’était durant les Trente Glorieuses. Durant ces dernières, on l’oublie souvent, les retraites étaient plus tardives (65 ans) et beaucoup plus faibles. En 1970, le taux de pauvreté était encore de 28 % chez les retraités, si l’on retient le seuil de 50 % du revenu médian, il est aujourd’hui inférieur à 5 % [23]. On mesure le chemin parcouru. Comment cela a-t-il été possible ? En augmentant les cotisations sociales et, par ce biais, la part de la richesse consacrée aux retraites. Cette part est passée de 7,3 % du PIB en 1970 à plus de 13,5 % aujourd’hui.
Ce qui était possible hier, le sera-t-il encore demain ? Oui, est-il possible d’affirmer sans hésitation. Il suffit pour cela d’une condition : que la société accepte de faire croître à l’avenir, comme elle l’a fait avec bonheur hier, les cotisations et donc la part de la richesse qui revient aux retraités. En se basant sur les projections du COR lui-même [24], il est ainsi possible de soutenir qu’il n’y a rigoureusement aucun souci pour financer les retraites, que ce soit à l’horizon 2020, 2040 ou 2060. La démonstration est simple. On compte aujourd’hui moins de 6 retraités pour 10 cotisants. Pour une masse salariale de 100 (les pensions sont des salaires indirects inclus dans la masse salariale) chacun reçoit donc en moyenne un peu plus de 6 (100/16). En 2060, on comptera 7,5 retraités pour 10 cotisants selon le COR. Mais, d’ici là, le PIB va augmenter compte tenu des gains de productivité. Le COR retient ici différents scénarios : 0,9 % de gains de productivité annuellement par tête, dans tous les cas, jusqu’en 2020, puis 1 % jusqu’en 2060 pour le plus pessimiste et 2 % pour le plus optimiste. Or, même avec le scénario le plus pessimiste, il n’y a pas de difficulté de financement. 0,9 % de gains jusqu’en 2020, puis 1 % jusqu’en 2060, cela signifie que la richesse par tête augmentera de plus de 60 % d’ici 2060. Sans même toucher au profit, la masse salariale de référence passera donc de 100 à 160. Or 160 / 17,5 = plus de 9. Le revenu des salariés et des retraités peut donc augmenter de 50 % (de 6 à 9). Les salariés font certes des efforts (leur revenu n’augmente pas de 60 % mais de seulement 50 %), les cotisations retraite augmentent, mais la solidarité est décidément viable. Les discours catastrophistes, évoquant des déficits abyssaux à l’avenir, ne valent que si l’on retient l’hypothèse aberrante que les cotisations n’augmentent pas jusqu’en 2060 alors que le nombre de retraités augmentera [25]. Le ratio de 7,5 retraités pour 10 cotisants est construit en avalisant les effets des réformes antérieures (notamment le passage de 60 à 62 ans de l’âge légal et de 65 à 67 ans pour la retraite sans décote). Si la société décide de revenir sur les réformes de ces dernières années, le système est-il viable ? Oui, peut-on affirmer. Dans l’hypothèse extrême où, pour dix cotisants, on passe à 9 retraités, il est tout de même possible d’augmenter la part de tous de plus de 25 % (puisque 160 / 19 = 8,4). Et cela sans même opérer le « choc de répartition » pourtant nécessaire, notamment à l’encontre des revenus financiers (les dividendes) [26]. Le bonheur est décidément à portée de main…
Christophe Ramaux [27]