La crise démocratique que traverse l’Union européenne n’a rien de nouvelle, mais elle ne cesse de s’aggraver. En 2000, l’hypothèse d’une entrée au gouvernement de l’extrême-droite autrichienne suscitait l’indignation de l’ensemble des États membres. Deux décennies plus tard, l’arrivée de Giorgia Meloni à la présidence du Conseil italien, la percée de Geert Wilders aux Pays-Bas ou la formation d’une coalition associant l’extrême-droite en Suède, ne suscitent plus que des silences gênés.
Les prochaines élections européennes risquent encore d’aggraver la situation. L’extrême-droite mène la course en Autriche, en Belgique, en France, en Italie et aux Pays-Bas, et elle est dans le peloton de tête en Allemagne, en Pologne, au Portugal et en Suède. Résultat : tous les groupes politiques pourraient perdre des sièges, sauf l’extrême-droite qui totaliserait près d’un quart des suffrages à l’échelle du continent.
Certains évoquent même la possibilité d’un rapprochement entre le Parti populaire européen et les alliés européens de Fratelli d’Italia au sein du prochain Parlement. Après tout, droite et extrême-droite forment déjà des coalitions dans un nombre croissant d’États membres. Sans parler du fait que les conservateurs et les libéraux sont de plus en plus alignés idéologiquement avec l’extrême-droite : comme en témoignent le Pacte sur l’asile et l’immigration actuellement en discussion et les appels à faire une pause sur la transition écologique qui se multiplient.
Cette montée en puissance de l’extrême-droite a des causes multiples. Les institutions européennes y ont contribué à plusieurs égards.
A commencer par le refus de toute remise en cause du dogme néolibéral que prescrivent les traités. En empêchant tout débat économique sur les orientations économiques et sociales du continent, et en particulier sur les politiques d’austérité qui ont ravagé les services publics et affaibli les populations les plus fragiles, les dirigeants européens ont créé les conditions d’un débat politique focalisé sur la recherche d’autre boucs émissaires, en particulier les migrants.
La seconde faute des décideurs européens est d’avoir été totalement incapables de faire respecter les valeurs sur lesquelles est supposée être fondée l’UE. En près de quinze ans de provocations et reculs majeurs sur les libertés publiques, jamais la Pologne et la Hongrie n’ont réellement cédé face aux pressions de leurs pairs. Encore récemment, le ralliement de Viktor Orban à la position européenne sur l’Ukraine n’a été obtenu qu’à l’issue d’un chantage duquel le dirigeant hongrois sort en position de force, les 27 ayant dû quémander son soutien.
Or, derrière la Pologne et la Hongrie, c’est dans toute l’Europe (y compris dans des pays dirigés par des « progressistes ») que l’État de droit s’affaisse. Ces dernières années, la commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe a ainsi pu s’émouvoir de l’usage accru de lois sécuritaires en France et en Espagne pour restreindre le droit de manifester et la liberté d’expression, ou encore des contournements du droit d’asile constatés en Italie et en Autriche. Citons aussi la Grèce, dont le gouvernement de centre-droit emprunte une pente illibérale de plus en plus hongroise.
Récemment, c’est plus particulièrement la question de la répression du mouvement climatique qui s’est posée avec vigueur : des militants écologistes ont fait l’objet d’arrestations en Finlande, aux Pays-Bas et en Serbie, d’autres ont été maintenus en détention provisoire durant trente jours en Allemagne et des perquisitions domiciliaires ont été conduites. On a aussi vu des journalistes arrêtés en France et en Espagne dans le cadre de manifestations pour la protection de l’environnement.
En clair, les principes démocratiques sont mis à mal partout en Europe et les institutions européennes n’y font rien. Il faut dire que leur fonctionnement n’est pas plus reluisant que celui des États membres. Qu’on pense au refus d’Ursula von der Leyen de faire la transparence sur les SMS qu’elle a échangés avec Pfizer au moment où l’UE négociait la fourniture des vaccins contre le COVID, ou encore à ses prises de position sur le conflit israélo-palestinien sans mandat explicite des États... celle qui est candidate à sa propre succession à la tête de la Commission n’a cessé de démontrer par la pratique la faiblesse des procédures de contrôle et des contre-pouvoirs à l’échelon européen.
Le manque de transparence des institutions communautaires, la prépondérance des institutions les moins démocratiques dans les processus décisionnels, leur inaptitude à défendre l’État de droit et l’absence de débat démocratique européen sur la politique économique sont autant de phénomènes qui, en se combinant, ne peuvent qu’alimenter la dynamique des partis d’extrême-droite et entretenir la crise démocratique de l’UE et de ses États membres. Avec à la clé, le risque d’une Europe où un gouvernement Orban ne serait plus l’exception mais bien la règle.
Nils Enderlin