Depuis 1993, les réformes successives des retraites ont été menées au nom de l’équilibre financier des régimes. Aujourd’hui que le déficit des caisses est en voie de résorption – au prix de la baisse du niveau des pensions et du départ plus tardif en retraite -, c’est la recherche de l’équité qui est invoquée pour justifier une nouvelle réforme. Le projet est de transformer le système actuel par annuités en un régime par points, à vocation universel, qui remplacera les 42 régimes actuels (base et complémentaires). L’objectif annoncé est qu’« à carrière identique, revenu identique, la retraite doit être identique ». Donc, à carrière incomplète et faibles revenus, faible retraite, mais ce sera la même chose pour tout le monde ! Est-ce cela l’équité visée ? Jean-Paul Delevoye, haut commissaire à la réforme des retraites, interviewé sur France Inter le 11 octobre 2018, précisait : « la retraite est le reflet de la carrière, ça, c’est quelque chose qui est juste. Si vous avez une belle carrière, vous avez une belle retraite, si vous avez une moins belle carrière, vous avez une moins belle retraite ».
Quid alors des dispositifs de solidarité ? Ce sont eux qui constituent le socle de la redistribution du système de retraites en faveur des personnes qui n’ont que peu de droits à la retraite car elles n’ont pas eu une activité professionnelle suffisante. Tout le monde, en effet, n’a pas les mêmes possibilités de faire « une belle carrière » et d’avoir de bons salaires, du fait de l’existence de contraintes économiques – le chômage et la précarité sont une réalité -, du fait des normes sociales qui pèsent sur les femmes en leur attribuant la charge de l’éducation des enfants. Les inégalités de pension qui en résultent sont importantes. L’équité doit consister à les prendre en compte et à assurer une pension convenable, y compris aux personnes qui n’ont pas une belle carrière.
Certes, les documents officiels affirment que les solidarités seront consolidées, mais ils indiquent aussi qu’il faut « redéfinir leurs objectifs et clarifier la nature de leur financement ». JP Delevoye demandait : ne relèvent-ils pas plutôt de la solidarité nationale via l’impôt ? La question préfigure la réponse. L’idée est de sortir certains dispositifs du système de retraites et de les faire financer par la fiscalité. Dans le contexte actuel de recherche tout azimut de baisse des dépenses publiques, il y a là un risque majeur de régression.
En outre, il est clairement indiqué que le montant actuel des retraites, qui représente 14 % du PIB, doit être un plafond. Tout d’abord, déclarer que la part des retraites dans la richesse produite ne doit pas croître alors que la part des retraité·es dans la population va augmenter revient à décider de leur appauvrissement. Est-ce là « bâtir un système de retraite fondé sur une solidarité renforcée [1] » ?
Ensuite, on ne voit pas bien alors comment on pourrait assurer cette « solidarité renforcée », qui prendra en compte « les interruptions d’activité liées aux aléas de carrière ou de vie », « les carrières longues, les métiers pénibles, le handicap », tout cela à budget constant. On ne voit pas non plus comment les pensions de réversion seraient garanties, comme il a été annoncé : les conditions d’attribution de la réversion varient actuellement selon les régimes (de 50 % à 60 % de la pension de la personne décédée, avec des conditions d’âge ou de ressources différentes) : les harmoniser dans le cadre d’un budget constant signifie mathématiquement qu’il y aura beaucoup de perdant·es !
Le fonctionnement d’un régime par points permet d’éviter le débat public
Dans un régime par points, on accumule des points en cotisant tout au long de sa vie active, les cotisations achetant des points. Au moment de la retraite, les points sont convertis en pension. Il n’y pas de taux de remplacement (rapport entre la pension et le salaire) fixé à l’avance, à la différence du régime de base par annuités qui définit un taux plein que l’on obtient moyennant une certaine durée de cotisation. Un régime par annuités est « à prestations définies », un régime par points est « à cotisations définies » : on connaît le niveau de ses cotisations, mais comme il n’y a aucune notion de taux plein, on n’a pas de visibilité sur sa future pension.
La valeur du point à l’achat, celle du point lors de la conversion en pension ainsi que d’autres paramètres sont réglés chaque année de manière à équilibrer les finances des caisses de retraite. Ce sont des mesures techniques d’ajustement qui sont décidées au niveau des gestionnaires de caisse, ce qui escamote ainsi tout débat public sur l’évolution des retraites et le partage de la richesse produite, d’une part au sein de la masse salariale entre salarié·es et retraité·es, d’autre part en amont, entre masse salariale et profits.
L’exemple des régimes complémentaires Agirc et Arrco qui fonctionnent par points est loin d’être enviable : entre 1990 et 2009, le taux de remplacement a baissé de plus de 30 % dans chacun d’eux, ce qui est une baisse beaucoup plus sévère que dans le régime de base. À l’Agirc, par exemple, la pension des nouveaux liquidants est très inférieure à celle des personnes déjà retraitées, en raison notamment de la baisse du rendement des cotisations au cours des dernières années. En 10 ans, de 2006 à 2016, la pension moyenne de droit direct des retraité·es a baissé de 16,4 %.
Un régime par points ne peut que pénaliser plus encore les femmes, et plus généralement toutes les carrières heurtées
Un régime par points est basé sur une logique purement « contributive », c’est-à-dire qu’il vise à ce que les pensions perçues par une personne pendant sa retraite soient proportionnelles à la somme actualisée de l’ensemble des cotisations versées au cours de sa carrière. La pension reflète ainsi l’ensemble des salaires perçus, et non plus les 25 meilleures années de salaires comme dans le régime général, ou les six derniers mois comme dans la fonction publique. Tant pis alors pour les personnes aux carrières courtes ou avec de bas salaires, elles auront peu de points. On le sait, la mesure de 1993 qui a modifié le calcul de la pension en prenant en compte comme salaire de référence la moyenne des 25 meilleures années au lieu des 10 meilleures auparavant a abouti à une baisse conséquente des pensions des personnes liquidant leur retraite.
Dans la situation actuelle, caractérisée par des carrières de femmes en moyenne plus courtes, assorties de salaires plus faibles et de périodes de temps partiel, les inégalités de pension entre les sexes, alors qu’elles sont déjà importantes et doivent diminuer, ne pourraient qu’en être encore accentuées par rapport au système actuel.
Une simulation réalisée avec le modèle Destinie de l’Insee permet de s’en faire une idée : pour les générations nées entre 1950 et 1960, la somme des salaires perçus au cours de sa carrière par une femme ne représenterait en moyenne que 58 % de celle d’un homme. La somme des cotisations versées par les femmes ne représenterait, de même, que 58 % de celle des hommes et la pension moyenne des femmes serait aussi que de 58 % de celle des hommes ! Encore plus faible qu’actuellement, donc, puisque la pension moyenne de droit direct des femmes parties en retraite en 2017 représente 69 % de celle des homme, ce qui constitue déjà une forte inégalité, qui serait encore amplifiée avec un régime par points.
Des dispositifs de solidarité bien plus faibles dans les régimes par points
La logique de construction des régimes par points qui vise une contributivité maximale du système n’empêche pas malgré tout, la présence de quelques dispositifs de solidarité dans les régimes complémentaires du système de retraite actuel. Mais ils sont bien moins importants que dans les régimes par annuités. Ils ne représentent que 6,9 % du montant des pensions servies dans ces régimes, contre 23,1 % dans les régimes de base par annuités. De plus, en proportion, ces dispositifs bénéficient moins aux femmes. Notamment, il n’y a pas de minimum de pension (sauf exception).
Dès le premier enfant ?
Selon le dossier de presse publié le 10 octobre, « des points seront accordés pour chaque enfant, dès le premier enfant, afin de compenser les impacts sur la carrière des parents de l’arrivée ou de l’éducation de l’enfant ». L’information « dès le premier enfant » a été commentée par les médias et même par la CFTC comme un nouvel avantage du projet car actuellement ce ne serait qu’à partir du troisième enfant. Mais il y a confusion. Il existe des majorations de durée d’assurance (MDA) qui attribue des trimestres pour chaque enfant, dès le premier. Rien de nouveau donc. On sait que les droits familiaux liés aux enfants permettent de compenser, un peu, les pensions des femmes et ainsi de réduire les inégalités de pension entre les sexes. Il ne peut évidemment pas être question de les réduire lorsqu’on annonce une réforme au nom de l’équité (mais les augmenter n’est pas non plus la bonne solution pour améliorer les pensions des femmes [2]). L’indication « dès le premier enfant » vise en réalité un dispositif existant qui attribue une majoration de pension de 10 % à chacun des parents ayant trois enfants : les hommes ayant en moyenne des pensions plus élevées, ce dispositif leur bénéficie beaucoup plus qu’aux femmes, alors que ce sont elles qui subissent l’impact des enfants sur leur carrière et leur pension ! Ce dispositif, injuste, représente la somme importante de 9 milliards d’euros, et de l’avis à peu près unanime, ce montant doit être utilisé de manière plus juste. Réparer cette injustice est donc le minimum que l’on attend de toute réforme.
Le libre choix de sa retraite ?
JP Delevoye et les partisans d’un régime par points insistent sur le fait que celui-ci offre « la faculté de choisir le moment de partir en retraite ». On pourrait ainsi arbitrer soi-même le montant de sa pension : si on n’a pas assez de points, on continue de travailler. Quelle illusion… ou quelle hypocrisie ! Lorsqu’on sait que les transitions directes d’une situation d’emploi à la situation de retraite n’existent que pour un peu plus de la moitié des personnes, que les employeurs continuent de se débarrasser des seniors, ou encore que de nombreuses personnes qui ont des métiers pénibles et souvent de faibles salaires (par exemple des métiers comme aide-soignante) ont déjà du mal à attendre l’âge légal de départ, de quelle liberté de choix parle-t-on ?
Une perte de crédibilité du système sciemment organisée
Les arguments mobilisés pour légitimer la nouvelle réforme pointent la perte de confiance des Français·es dans notre système de retraite. Les jeunes notamment sont nombreux à penser qu’ils n’auront pas de retraite. En effet, les réformes passées ont organisé une baisse continuelle du niveau des pensions en refusant d’augmenter les ressources des caisses de retraite, tout en durcissant les conditions pour une pension à taux plein. L’objectif de fond est d’inciter celles et ceux qui le pourront à se constituer un complément de retraite par une épargne individuelle, et de faire ainsi la place aux assurances privées et aux produits financiers. Avec la crise de 2008, qui a entrainé de très sévères baisses de pension pour de nombreuses personnes dans les pays où les fonds de pension sont développés, la promotion de la capitalisation n’était plus à l’ordre du jour. Aujourd’hui, la voilà de retour. Il est prévu dans le projet présenté que les revenus d’activité ne cotiseront plus dans le système commun de retraite sur la partie supérieure à 10 000 euros bruts par mois… et pour ces personnes, il y aura des incitations financières pour l’épargne individuelle. L’étage de capitalisation étant instauré, il suffira ensuite abaisser ce seuil de revenus pour élargir le volume offert au secteur privé.
En conclusion
JP Delevoye, questionné sur les raisons d’une nouvelle réforme, mentionnait que ses amis européens l’interrogeaient de même, en lui faisant remarquer que le niveau des retraites en France était le meilleur des pays européens et que le système est proche de l’équilibre. Alors pourquoi changer ? Oui, bonne question. La réponse donnée par JP Delevoye fut que le système actuel n’est pas adapté au 21e siècle, car les métiers évoluent, et les régimes professionnels qui voient la baisse des effectifs connaitront des difficultés (médecins libéraux, agriculteurs, …), ce qui risquerait de créer des conflits entre régimes. Piètre argument ! Comme si les métiers n’avaient pas déjà évolué au 20e siècle : par exemple, les métiers de mineurs ont disparu, c’est la solidarité qui a naturellement joué son rôle pour assurer leurs retraites. Il existe une solidarité horizontale entre les différents régimes, qui prend en compte et compense l’évolution différenciée de la démographie selon les secteurs professionnels. Nul besoin d’un régime par points.
Le système actuel n’est certes pas satisfaisant, avec la baisse programmée des pensions, des inégalités qui doivent être corrigées, et notamment les conditions de pénibilité qui doivent être prises en compte. Mais il est tout à fait possible d’améliorer notre système par annuités, en visant à harmoniser par le haut les différents régimes et en augmentant leurs ressources (voir Retraites, l’alternative cachée [3]).