I. Un bref historique de la création des banques centrales
Les banques centrales sont des institutions à la fois très anciennes et très nouvelles. Anciennes, car certaines existent depuis le XVIIe siècle. La plus ancienne banque centrale est la Banque de Suède, créée en 1656, suivie de près par la « Old Lady » qu’est la Banque d’Angleterre, née en 1694, la Banque de France ne datant que de 1800. Nouvelles, car leur conception actuelle [1] est relativement récente.
La création des banques centrales s’est faite sur plus de quatre siècles, même si on distingue trois périodes successives :
- La première va du milieu du XVIIe siècle à la fin du XIXe siècle. C’est la création des banques centrales d’Europe et du Japon. À l’époque, les banques centrales ne sont pas conçues comme des institutions centrales, mais seulement comme des instituts d’émission des billets de banque et d’escompte de lettres de change et de billets à ordre. Au cours du XIXe siècle, l’usage du billet de banque se développe rapidement mais, dans la plupart des pays, l’État n’en assure pas directement l’émission. Ce sont les banques commerciales qui obtiennent le privilège d’émettre des billets sur des zones géographiques délimitées. Il a fallu attendre que ce privilège d’émission ne fût plus accordé qu’à une seule banque pour que cette dernière, détenant le monopole de l’émission, devienne LA « banque centrale ». [2] Elle n’est d’ailleurs pas qu’un puissant émetteur de billets, elle est aussi chargée d’assurer les fonctions de banquier de l’État, lui prêtant une partie des produits des émissions.
- La deuxième période, entre le début du XXe siècle et l’après-guerre, voit la naissance des banques centrales aux États-Unis, en Australie, au Canada, en Nouvelle-Zélande, ainsi que dans quelques pays européens et d’Amérique Latine. Les différentes tentatives aux États-Unis, au cours du XIXe siècle, de centralisation et de création d’une seule institution fédérale avaient jusque-là échoué. Dix-huit États avaient leur banque centrale. Il a fallu attendre décembre 1913, et plusieurs crises financières, avant que le Federal Reserve Act, adopté par le Congrès, jette les bases du Système fédéral de réserve des États-Unis, la banque centrale des États-Unis, plus communément désignée comme la FED.
- La troisième période commence après la Seconde Guerre mondiale et s’étend jusqu’à nos jours. Progressivement, presque tous les pays se sont dotés d’une banque centrale. Mais la conception même de ce qu’est une banque centrale a beaucoup changé. Aujourd’hui, la majorité des banques centrales existantes sont récentes, soit en raison de leur date de naissance (près d’un quart des banques centrales ont seulement une vingtaine d’années d’existence), soit surtout en raison de la conception qui domine depuis la fin des années 1970. Le statut et le rôle de la banque centrale ont alors connu de profondes mutations et, à partir de ces années, s’est imposé le modèle de la banque centrale indépendante.
II. Les fonctions d’une banque centrale
Généralement, une banque centrale est propre à un seul pays, c’est par exemple le cas de la Banque d’Angleterre. Plus exceptionnellement, elle peut être commune à un ensemble de pays, c’est le cas de la Banque centrale européenne. Quoi qu’il en soit, ses fonctions sont de :
- définir et conduire la politique monétaire ;
- surveiller et gérer les systèmes de paiement ;
- assurer la solidité du système bancaire, notamment en jouant le rôle de prêteur en dernier ressort et en fournissant la liquidité nécessaire pour éviter la contagion et donc une crise financière.
1. Définir et conduire la politique monétaire
La banque centrale est avant tout l’institution responsable de la politique monétaire, qui est l’un des principaux instruments de la politique économique. La définition et la conduite de la politique monétaire ont connu de profondes mutations au cours des trois dernières décennies.
La monnaie est composée :
- de la monnaie fiduciaire (pièces et billets),
- de la monnaie scripturale : ce sont les sommes déposées sur un compte, disponibles sans délai, qui s’échangent par des écritures grâce à des instruments de paiement comme le chèque, le virement, la carte de paiement, etc.
La première fonction de la banque centrale est d’assurer l’émission de la monnaie fiduciaire, c’est-à-dire la fabrication, la mise en circulation et l’entretien des billets et des pièces. Mais son rôle ne s’arrête pas là. La fonction essentielle de la banque centrale est de surveiller la capacité des banques commerciales (ou de second rang) à créer de la monnaie scripturale. Celle-ci dépend des besoins et des résultats de l’activité économique, car il y a un lien étroit entre la sphère monétaire et l’économie réelle. En accordant un crédit, la banque commerciale crée de la monnaie. De la même manière, quand l’emprunteur rembourse le prêt, la quantité de monnaie diminue. La banque centrale impose aux banques de constituer des réserves obligatoires et de les déposer chez elle. Le niveau de ces réserves peut varier. Par exemple, actuellement, la BCE applique un taux de réserve de 1% aux « dépôts à vue », « dépôts à terme d’une durée inférieure ou égale à deux ans », « dépôts remboursables avec un préavis inférieur ou égal à deux ans », ainsi qu’aux « titres de créances d’une durée initiale inférieure ou égale à deux ans » [3]. Dans l’Eurosystème, ces réserves obligatoires sont rémunérées à un niveau indexé sur la moyenne du taux d’intérêt marginal des opérations principales de refinancement, soit à 0,05 % depuis le 10 septembre 2014. Par ce mécanisme, la banque centrale cherche à réguler le niveau global des liquidités. Elle peut aussi l’utiliser pour réduire les variations des taux d’intérêt sur le marché monétaire.
Mais une banque peut être limitée individuellement dans sa création de monnaie. Dans ce cas, elle peut faire appel au marché interbancaire où les banques empruntent les unes aux autres de la monnaie centrale inscrite dans les comptes de la banque centrale qui est la banque des banques. Ainsi, si les banques commerciales ont le pouvoir de la création de monnaie, la banque centrale a celui de contrôler la quantité de monnaie créée. La liquidité bancaire mesure les disponibilités des établissements de crédit en monnaie centrale. Ces avoirs des banques commerciales et du Trésor auprès de la banque centrale constituent une monnaie particulière qui n’est détenue que par les intermédiaires financiers.
Les demandes et les offres de liquidités des banques s’expriment en monnaie centrale. La banque centrale conduit la politique monétaire en agissant soit sur la quantité de monnaie offerte, soit en agissant indirectement sur son prix. Elle peut, dans le premier cas, modifier la quantité de monnaie centrale émise en injectant des quantités de monnaie ou en en retirant. Elle pratique alors une politique dite de base monétaire. La banque centrale peut aussi viser, par des interventions, à agir sur le prix de la monnaie centrale, c’est-à-dire sur les taux d’intérêt. Elle peut mettre en œuvre sa politique monétaire en définissant une cible opérationnelle pour les taux d’intérêt sur le marché monétaire (taux directeurs ou de réglage de la liquidité bancaire), ou grâce aux opérations d’open market, constituées par les interventions de la banque centrale sur les marchés. Différents types d’opérations sont classés dans cette rubrique, elles ne sont pas identiques selon les pays, mais elles ont lieu sur le marché interbancaire réservé aux établissements de crédit. La technique la plus utilisée aujourd’hui par les banques centrales est celle des « pensions », qui peut être schématiquement résumée comme l’achat ou la vente de titres à court terme négociables, publics ou privés, avec l’engagement des deux parties de réaliser l’opération en sens inverse à une échéance fixée à l’avance.
Outre les réserves obligatoires et les opérations d’open market, le besoin de refinancement des banques peut aussi être satisfait par les adjudications après des appels d’offres à date régulière annoncée à l’avance. Ces adjudications se font à un taux d’intérêt préétabli par la banque centrale ou à un taux déterminé au vu des demandes des banques. Enfin, la banque centrale peut proposer aux banques commerciales des facilités permanentes qui leur permettent d’emprunter ou de déposer des fonds auprès de la banque centrale à des taux prédéterminés par celle-ci. Les interventions sont normalement moins fréquentes lorsque sont établies des facilités permanentes qui définissent des taux plancher et plafond.
Grâce à toutes ces opérations, la banque centrale influence ainsi, indirectement, l’offre de monnaie centrale et donc la quantité de monnaie en circulation dans l’économie.
La banque centrale opère la régulation de la liquidité bancaire soit à partir de ses propres décisions et dans un cadre fixé par elle-même, soit à partir de décisions et dans un cadre fixé par l’État. Si, comme nous le verrons, le rôle de la banque centrale n’est pas strictement identique dans tous les pays, son organisation ne l’est pas non plus. Ainsi, au sein de la zone euro, la politique monétaire est déterminée par la BCE et non par les banques centrales nationales. Parfois, une banque centrale peut être amenée à partager ses pouvoirs avec d’autres institutions. Parfois, elle peut être sous tutelle de l’État ou indépendante du pouvoir politique, totalement comme l’est la BCE, ou partiellement, comme la Réserve fédérale des États-Unis (la Fed), où coexistent un Conseil fédéral des gouverneurs (The Federal Board Of Governors) et un réseau de banques à capitaux privés, les douze banques fédérales, la plus importante étant celle de New York. Deux réunions annuelles permettent au comité de discuter le Monetary Policy Report to the Congress (le rapport sur la politique monétaire américaine) qui est remis par le président du Board of Governors au Congrès américain.
La question de l’indépendance n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. On peut, d’une part, se poser la question du degré d’indépendance et, d’autre part, se demander si l’indépendance réside dans le choix des objectifs ou dans le choix des instruments [4]. Ainsi, la BCE et la Fed sont libres du choix des instruments et de quantifier ou préciser les objectifs, ce qui n’est pas le cas de la Banque d’Angleterre (BoE), où c’est le chancelier de l’échiquier qui fixe l’objectif d’inflation pour les deux années à venir, la BoE étant ensuite libre de choisir les instruments pour les atteindre. Mais on verra plus loin que l’indépendance est une question bien plus complexe que le choix des instruments ou la quantification des objectifs.
L’objectif assigné peut être unique ou multiple. Unique, sous la forme d’un objectif en termes de stabilité des prix, ou multiple comme dans le cas de la Fed qui a des objectifs de stabilité des prix et de plein emploi. Cette dernière doit aussi réguler l’activité bancaire américaine et être prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales.
2. Surveiller et gérer les systèmes de paiement
Initialement, l’institut d’émission, ancêtre de la banque centrale, était soumis à l’exigence de convertibilité des billets en espèces métalliques, de la même manière qu’une banque commerciale doit rembourser les dépôts en billets de banque. Aujourd’hui, les choses ont beaucoup évolué, mais le système de paiement reste un élément crucial de l’infrastructure de l’économie. Aussi, la confiance et la nécessité de systèmes sûrs et efficaces demeurent essentielles. Les banques centrales sont au cœur même de ce processus.
C’est pour cette raison que la surveillance des systèmes de paiement et de règlement est une fonction qui revient généralement à la banque centrale. Certains auteurs (Santomero et al 2001) considèrent même que « la principale raison de la création d’une banque centrale est de garantir un système de paiement efficace ». Celle-ci doit jouer un rôle déterminant dans la surveillance et la gestion des systèmes de paiement, car ces derniers sont :
- essentiels au bon fonctionnement du système financier, ils permettent de transférer des fonds entre banques ;
- les principaux d’entre eux, appelés systèmes de paiement d’importance systémique, constituent un vecteur de transmission majeur des chocs entre systèmes et marchés financiers domestiques et internationaux ;
- la sécurité et l’efficacité ne sont pas les seuls critères qui entrent dans la conception et l’exploitation des systèmes de paiement ; d’autres critères, en effet, tels que la prévention de la criminalité, la politique concurrentielle et la protection des consommateurs, peuvent jouer un rôle dans l’élaboration des systèmes de paiement d’importance systémique ;
- enfin, la nécessité de consolider les systèmes de paiement demeure essentielle pour assurer la stabilité financière et le maintien de la confiance dans la monnaie nationale, tant dans des circonstances normales que dans un contexte de crise.
Au regard de l’importance des systèmes de paiement et de l’influence qu’ils peuvent exercer sur la communauté financière et économique dans son ensemble, il est nécessaire qu’ils soient détenus et exploités par les banques centrales. L’expérience que ces dernières ont acquise dans l’exercice de leurs missions leur confère un rôle déterminant et des responsabilités particulières dans ce domaine. Dans ce cadre, on peut toutefois s’interroger sur une question qui semble bien mineure au regard de son poids dans l’activité économique mais qui, sur le plan théorique représente un défi, celle des monnaies dites sociales, monnaies complémentaires et monnaies locales. Ces dernières échappent au contrôle de la banque centrale. Elles n’ont pas la même logique ni les mêmes objectifs que la monnaie nationale. Au contraire, elles sont apparues à partir d’une réflexion critique par rapport à la monnaie officielle, ayant souvent pour ambition d’encourager les échanges locaux, ainsi que les activités que la monnaie officielle ne valorise pas. Mais, pour réussir, les monnaies sociales, comme la monnaie nationale, doivent gagner la confiance. Celle-ci est lente et difficile à construire. Elle repose certainement sur l’organisation du système de paiement et peut-être en partie sur l’éventuelle articulation de ces monnaies avec le système de paiement officiel. Mais l’existence de ces monnaies pose la question du contrôle sur les différents moyens de paiement.
3. Assurer la stabilité du système bancaire et, en cas de risque systémique, jouer le rôle de prêteur en dernier ressort
C’est surtout en période de crise, que les banques peuvent se tourner auprès de la banque centrale pour obtenir de la liquidité, c’est le cœur même de sa fonction de prêteur en dernier ressort (PDR). La banque centrale fournit alors une sorte d’assurance contre le risque de système. C’est à Thornton (1802) et à Bagehot (1873) que l’on doit la doctrine classique du PDR. Elle énonce ainsi les principes qui doivent guider l’action de la banque centrale comme PDR :
- elle ne doit prêter qu’aux banques solvables ;
- elle doit le faire contre des actifs financiers de qualité ;
- toutes les banques illiquides doivent avoir accès au crédit, à un taux élevé ;
- elle doit annoncer à l’avance sa volonté de prêter afin d’ôter toute incertitude ;
- sa responsabilité est à l’égard du système financier dans son ensemble et non vis-à-vis d’institutions financières individuelles.
Ainsi la banque centrale, en tant que PDR, doit assurer la stabilité du système financier. On entend ici par stabilité du système financier celle du système bancaire et celle du système de paiement. La banque centrale doit prendre des mesures préventives contre le risque systémique et, si celles-ci se révèlent insuffisantes, d’autres mesures qui permettent d’empêcher qu’il ne se réalise. Il s’agit donc d’une forme d’assurance collective contre le risque de système quand celui-ci n’a pu être contenu en amont. En cas de crise, la banque centrale doit s’assurer avant tout que la liquidité est disponible ou la restaurer le plus rapidement possible afin de stabiliser le système financier.
Le marché interbancaire étant le marché sur lequel les banques se refinancent, il est donc important que la banque centrale assure en premier lieu sa liquidité. La liquidité sur le marché interbancaire peut s’assécher brutalement, comme l’a très clairement illustré la crise qui a éclaté en 2007-2008, et les banques peuvent refuser de se prêter entre elles. Cela peut survenir soit par crainte de ne pas pouvoir emprunter sur le marché interbancaire pour ses propres besoins, soit en raison d’une incertitude stratégique, c’est-à-dire en raison de l’incertitude sur le comportement des autres prêteurs ou déposants et sur ses conséquences en termes de contagion dans le système interbancaire (Freixas et al, 2000).
Mais, en même temps que la banque centrale doit s’engager à éviter le risque systémique et à fournir des liquidités pour éviter le risque de contagion et faire clairement connaître sa politique avant que la crise ne survienne, elle doit éviter l’aléa moral. Elle a tout autant pour devoir d’éviter que les banques, sûres de disposer d’un filet de sécurité, prennent trop de risques car le PDR volera à leur secours. Pour cette raison est introduite l’incertitude (Corrigan, 1990 ; Giannini, 1999). Si les banques n’étaient pas certaines à l’avance d’être secourues, elles seraient contraintes d’agir plus prudemment. Ainsi est apparue la notion « d’ambiguïté constructive » qui sera mise en pratique pour éviter l’aléa moral, contrairement à la doctrine classique qui recommandait que la volonté de prêter sans limites soit annoncée préalablement au marché.
La conception du PDR et les conditions de son intervention ont fait l’objet de très nombreux débats depuis 2009 à ce jour. De nombreuses leçons doivent encore être tirées sur l’évolution du rôle de prêteur en dernier ressort de la banque centrale. Néanmoins, il est certain que cette fonction de la banque centrale s’est beaucoup développée et élargie. Ces évolutions reflètent les changements dans les structures économiques, financières et institutionnelles, mais aussi la montée spectaculaire des risques dans un monde globalisé où la finance est souvent plus puissante que les États ou les instances de surveillance et de régulation.
III. La BCE, ses interventions dans la crise depuis 2007
Depuis sa création, la BCE a très clairement pour objectif, défini par l’article 2 de ses statuts, le maintien de la stabilité des prix. Celle-ci est considérée comme l’objectif prioritaire de la politique monétaire, toutes les autres missions sont soumises à cet impératif et considérées comme secondes par rapport à la stabilité des prix. Mais ce que recouvre exactement cette expression n’est pas précisé dans les différents traités. La stabilité des prix, telle qu’elle est quantifiée par la BCE, est assimilée à une hausse des prix proche mais inférieure à 2 %.
Quels sont les arguments avancés traditionnellement pour justifier la priorité absolue accordée par la BCE à la stabilité des prix au détriment de toute autre mission ?
Les fondements d’un tel objectif donné à la politique monétaire sont à trouver dans le lien qui est établi entre la monnaie et l’inflation. Les monétaristes considèrent que l’inflation trouve sa source dans l’augmentation de la quantité de monnaie créée. Dès lors, à partir de la fin des années 1970, la politique monétaire, conçue ainsi, n’a pour objectif ni d’agir sur l’emploi, ni sur la croissance, mais uniquement sur l’inflation. Son rôle est réduit à maintenir l’inflation à un niveau bas et, pour cela, l’indépendance de la banque centrale est jugée indispensable. Pourquoi ? Parce qu’une banque centrale « indépendante » ne serait pas soumise aux pressions qui voudraient utiliser la politique monétaire à des fins de relance conjoncturelle. Et c’est ainsi que, dès août 1993, la loi octroyait à la Banque de France son indépendance.
Depuis la fin des années 1980, c’est cette conception monétariste de la banque centrale qui s’est imposée avec son cortège de maux. Elle a consisté en réalité à désarticuler la politique monétaire des autres instruments et objectifs de politique économique. La banque centrale doit être indépendante des pouvoirs politiques ? Le résultat a été de renforcer le poids du capitalisme financier dans la conduite de la politique économique, de façonner cette dernière selon les besoins et les intérêts du capital financier. La banque centrale doit être gérée par des banquiers centraux indépendants ? Cette norme a permis qu’ils n’aient pas à rendre de compte aux peuples. L’indépendance des banquiers centraux doit être garantie ? Elle l’est de préférence par une carrière dans la banque, si possible à Goldman Sachs. La banque centrale doit avant tout se préoccuper de lutter contre l’inflation ? Oui, et surtout contre l’inflation salariale.
C’est un objectif très étroit qui a été assigné à la BCE, responsable de la politique monétaire, celui de préserver la stabilité monétaire interne, mais c’est un pouvoir très large qui a été accordé à cette institution, non élue, qui n’a pas de comptes à rendre, et qui peut dicter ses volontés à des gouvernements légitimement élus sur des programmes opposés aux réformes que leur impose la BCE.
De plus, si elle avait les yeux rivés sur l’évolution des prix des biens et services, la BCE ne s’est guère préoccupée de l’instabilité des prix d’actifs (bourse, immobilier), favorable à la formation de bulles spéculatives et fort préjudiciable au fonctionnement de l’économie. Le résultat a été de ne pas pouvoir éviter une crise majeure qui a envahi la zone euro et, au-delà, l’Union européenne.
Pire, depuis l’éclatement de la crise, la BCE a constamment exhorté les gouvernements à mettre en œuvre des « réformes structurelles », c’est-à-dire la libéralisation du marché du travail et la baisse des dépenses publiques, et à adopter des plans d’austérité drastiques. Elle, qui ne devait s’occuper que de politique monétaire, s’intéresse de très près à la politique budgétaire des États. Le résultat est que plusieurs pays de la zone euro sont au bord de la déflation.
Cette vision contestable de la politique monétaire explique pourquoi la BCE n’a pas joué pleinement son rôle de prêteur en dernier ressort. Elle a restreint son action au financement illimité et sans conditions des banques, tout en refusant d’intervenir directement sur le marché de la dette publique, contrairement aux autres banques centrales. Cela a rendu beaucoup plus difficile la résolution de la crise des dettes souveraines, qui a pris une ampleur sans précédent dans la zone euro et en a fait la région la plus déprimée de la planète, avec le taux de chômage le plus élevé parmi les économies développées.
À tous les dispositifs déjà mis en œuvre visant à offrir aux banques un accès privilégié à des montants illimités de liquidité, est venue se rajouter la dernière génération d’opérations ciblées de refinancement de long terme, les TLTRO [5], aux conditions si généreuses. Ces nouvelles opérations permettront aux banques qui réduisent leur bilan d’emprunter des fonds supplémentaires à la BCE à partir de 2015. Aucun contrôle de l’utilisation de ces fonds ne sera imposé ex-post. Les montants empruntés pourraient se monter à 1000 milliards d’euros. Aucune pénalité ne sera appliquée aux banques auxquelles la BCE est supposée demander, si elles ont moins prêté que cela n’était exigé, de rembourser en septembre 2016 les fonds empruntés via les TLTRO.
Enfin, dans le but d’écarter la spirale déflationniste dans laquelle risque de sombrer la zone euro, la BCE a annoncé le 22 janvier 2015, avec quelques années de retard sur la Fed et d’autres banques centrales, sa volonté de lancer un « programme de rachat de dette du secteur public » (PSPP ou Public Sector Purchase programme). Il s’agit d’un programme d’assouplissement quantitatif (QE, quantitative easing) consistant à racheter 60 milliards d’euros par mois de titres publics et privés (banques, assurances, etc.) pendant au moins 19 mois, soit un total de 1 140 milliards d’euros entre mars 2015 et septembre 2016. Ces rachats vont se faire au prorata de la clé de répartition du capital de la BCE. Autrement dit, les montants de titres nationaux rachetés devront refléter la part des banques centrales nationales dans l’Eurosystème (soit 27 % de titres allemands, 20 % de titres français, 18 % de titres italiens, etc.). Les risques associés à ces rachats seront assumés à 80 % par les banques centrales nationales ; quant à la BCE elle assumera les risques sur 8 % des rachats de titres souverains. La BCE a commencé lundi 9 mars ses rachats sur le marché des obligations d’État de 17 des 19 pays de la zone euro, d’une maturité de 2 à 30 ans. En inondant d’euros le marché au moment même où la Fed annonce qu’elle envisage de relever les taux, la BCE joue clairement une dépréciation de l’euro pour relancer les exportations et ralentir les importations de la zone euro. Reste que les effets de ce programme de rachat demeurent incertains et limités. D’abord, parce qu’il n’est pas sûr que la BCE trouvera tous les mois des vendeurs. D’autre part, parce qu’il n’est nullement prouvé que ce QE aura des effets sur l’économie réelle.
Au total, force est de constater que la BCE n’a pas lésiné sur les injections massives de liquidités aux banques et autres institutions financières. Elle l’a fait sans conditions, ni contreparties, pour des banques qui, depuis maintenant trente ans, considèrent que les activités traditionnelles d’octroi et de financement du crédit sont peu rentables et qu’il faut les remplacer par des activités de marché bien plus rémunératrices. Elles ont préféré se livrer aux activités de marchés avec des produits complexes, plutôt que développer les activités de crédit à leurs clients traditionnels. La finance a étouffé la banque traditionnelle. La crise qui a éclaté en 2007-08 a montré les risques associés aux choix aventureux que les banques ont faits et les effets ravageurs qu’ils peuvent avoir sur le reste de l’économie.
Il convient aussi de se demander s’il est normal que la banque centrale fournisse toutes ces liquidités aux banques sans contreparties et sans conditions, alors que, pour ce qui est des États, toute aide est conditionnée par des mesures d’austérité strictes, la BCE refusant d’être leur prêteur en dernier ressort. On peut mesurer combien le traitement est asymétrique. Car c’est bien la BCE qui a décidé de priver les banques grecques d’un important canal de financement, refusant d’accepter à partir du 4 février 2015 les titres de dette de l’État grec comme collatéraux, suspendant ainsi la disposition permettant aux banques grecques de se refinancer auprès d’elle. Ne pouvant plus utiliser les obligations souveraines grecques comme collatéraux auprès de la BCE, les banques n’ont plus aucun intérêt à les acheter. Ce qui revient ni plus ni moins à interdire à l’État grec de lever de l’argent.
Ainsi, La BCE est une des banques centrales qui disposent des plus grands pouvoirs sur les pays sous sa juridiction, et aussi de la plus grande indépendance. Ce statut exorbitant accordé à la politique monétaire et à l’institution en charge de sa conduite découle d’une conception étroite de la monnaie, défendue par la théorie économique orthodoxe qui veut réduire celle-ci à un instrument d’échange au service des marchés. Pour les promoteurs de l’euro, la monnaie unique n’est conçue que comme le pendant du marché unique, qui est au cœur de la construction européenne depuis l’Acte unique (1987). La crise actuelle de légitimité de l’euro provient de ce vice congénital qui a conduit à ce que la monnaie européenne ne soit fondée sur aucune institution politique démocratique.
IV. Les alternatives
La monnaie est avant tout une construction sociale, une institution économique et politique qui incarne des valeurs sociales. Elle constitue un bien public et doit donc être socialement gérée. D’où le rôle déterminant de la politique monétaire. Pour relancer l’économie dans les pays de la zone euro, il n’existe pas d’autre solution que de développer l’emploi, les services publics, les infrastructures collectives. Il y a aujourd’hui un manque criant d’investissement alors même que les besoins sont immenses. Il ne s’agit pas de dire que la BCE doit financer directement tous les besoins en investissement. Car elle est le prêteur en dernier ressort et non en premier. Mais l’objectif de la politique monétaire doit être le soutien aux activités utiles, répondant aux besoins de la société, et l’emploi. Les banques doivent donc innover, non en proposant de nouveaux produits spéculatifs, mais en mettant en place des montages financiers qui permettront d’impulser la rénovation industrielle et écologique, le financement de la transition écologique (rénovation urbaine, rénovation de l’habitat, transports collectifs), l’aide à l’activité et au développement des PME, des écoles, , des lieux de soins, des logements, des universités de qualité, etc.
La politique monétaire a connu une évolution profonde au cours des trente dernières années. Par contre sa panoplie d’instruments n’a cessé de se réduire. La situation actuelle dans la zone euro illustre bien pourquoi la fixation des taux directeurs ne peut être le seul levier d’action de la politique monétaire, car dès lors que le taux d’intérêt bute contre le plancher de 0 %, la Banque centrale européenne est impuissante à combattre la menace déflationniste, encore plus à sortir les pays de la zone euro de la dépression. Au contraire, la panoplie des instruments de la politique monétaire doit être élargie pour prendre en charge les nouvelles fonctions de la BCE. D’autres instruments de régulation, notamment hors-marché, sont nécessaires pour accompagner les évolutions économiques. Ainsi, des réserves obligatoires progressives et sélectives pourraient être imposées, de manière décentralisée, par les autorités monétaires. Par leur caractère progressif, en cas d’emballement du crédit, ces réserves augmenteraient fortement, freinant ainsi les financements spéculatifs. Par leur sélectivité, elles serviraient à différencier les investissements, en favorisant ceux jugés socialement utiles et prioritaires. En même temps, l’attention de la banque centrale doit aussi porter sur l’évolution du prix des actifs, notamment celle du prix des actifs financiers, pour éviter la formation de bulles sur les marchés. Des pans entiers de la sphère financière sont hors de toute régulation, les marchés de gré à gré échappent à toute surveillance, alors qu’une grande partie des risques trouve son origine sur ces marchés.
Une fois ces objectifs atteints, la politique monétaire et les instruments mis en œuvre élargis, il resterait à revoir les statuts de la BCE pour en faire une institution réellement au service des peuples. Ils devraient comprendre un contrôle démocratique et citoyen de ses activités et inclure la participation des représentants de la société civile et des collectivités publiques à ses structures de direction afin qu’elle rende compte de ses actions.
Concernant les États, quand des problèmes de liquidité apparaissent sur le marché de la dette souveraine, rendant impossible pour certains la possibilité de se financer autrement qu’à des taux prohibitifs, la BCE doit agir comme prêteur en dernier ressort et, si nécessaire, intervenir sur le marché primaire des obligations souveraines. En d’autres termes, c’est la BCE qui doit garantir les dettes publiques et, dans le cadre d’une coordination ouverte des politiques économiques, avoir pour objectifs la résorption des déséquilibres à l’intérieur de la zone euro et le retour vers le plein emploi.
Quant aux banques, la séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires demeure un impératif pour mieux restructurer le système bancaire. Un ensemble de banques, sous contrôle social, publiquement garanties, se consacreront aux prêts aux entreprises, aux ménages, aux collectivités locales, aux États. Elles pourront proposer à leurs clients de prêter directement aux États et aux collectivités locales. Elles n’auront pas le droit de spéculer sur les marchés financiers, ni de monter des emprunts toxiques, ni de se gorger de credit default swaps et autres dérivés de gré à gré, ni de parier contre les mauvaises performances ou la faillite de leurs propres clients. Elles seules bénéficieront de la garantie de la banque centrale. Les banques de marchés ou les banques d’affaires ne bénéficieront pour leur part d’aucune garantie publique. Une taxe sur les transactions financières limitera la rentabilité de la spéculation et une autorisation de mise sur les marchés sera nécessaire pour les nouveaux produits financiers.
Conclusion
L’évolution du concept de banque centrale, et, partant, de son rôle, est loin d’être terminée.
La crise que nous vivons depuis maintenant plus de sept ans a montré combien les banques centrales sont montées en première ligne pour éviter l’effondrement des systèmes bancaires et financiers en proie à une crise sans précédent. Les programmes de sauvetage mis en œuvre, sans conditions quant à l’utilisation des fonds par les banques, n’ont aucune raison d’inciter les banques à modifier, sur le fond, leur comportement. En se portant au secours des banques de cette façon, la BCE ne peut qu’encourager l’aléa moral et le risque systémique futur.
Si l’importance de la fonction de prêteur en dernier ressort pour les banques ne fait pas de doute, le sauvetage des banques, en contribuant à transformer la crise bancaire et financière en crise des États, est venu souligner l’importance du rôle de la Banque centrale européenne dans la construction de la zone euro et combien les politiques d’austérité imposées ont eu pour résultat de creuser les disparités dans la zone, de soumettre encore plus les pays aux volontés des marchés financiers, pour aboutir au pire des scénarios, celui de la menace de déflation pour tous.
Des solutions concrètes existent, mais elles exigent de rompre avec les politiques mortifères mises en œuvre, de mettre la finance au service de la société dans son ensemble, d’œuvrer pour la construction d’une Europe solidaire.
Bibliographie
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