Pour une conception matérialiste des biens communs

mardi 6 janvier 2015, par Jean-Marie Harribey *

La crise du capitalisme mondial est à la fois une crise du régime d’accumulation qui s’est imposé à la fin du XXe siècle, dont la racine sociale est essentielle, et une crise du principe même d’accumulation infinie, dont la racine est écologique : le capital vient buter sur une difficulté accrue pour produire et réaliser de la valeur, c’est-à-dire arracher toujours plus de valeur à une force de travail surexploitée sur une base matérielle en voie de dégradation ou d’épuisement. L’extension de la marchandise ne peut donc être infinie. Ainsi s’explique la tentative des forces du capital de repousser encore plus loin la frontière de la propriété privée pour englober l’espace non marchand, les connaissances, les ressources naturelles et tout le vivant, en espérant recréer une dynamique durable de rentabilité.

La résistance pratique à cette poussée a mis à l’honneur le renouveau de la discussion théorique autour des biens communs. Pourtant, il reste difficile de cerner avec précision la nature et les contours de tels biens, notamment par rapport aux concepts qui, à première vue, apparaissent comme voisins sinon synonymes, comme les biens publics et les biens collectifs. La chose se complique encore avec la mise en avant du « commun », au singulier, faisant franchir un pas de plus à l’abstraction et à la séparation entre le substrat matériel et l’ensemble des institutions et des pratiques sociales le régissant. Beaucoup de recherches et de publications ont montré comment se sont forgés progressivement les concepts de biens collectifs/publics/communs. Ils ne datent pas d’aujourd’hui d’ailleurs, car, dès la fin du Moyen Âge, en Angleterre, l’enclosure des pâturages et l’appropriation des forêts suscitent des mouvements populaires contre le roi et la noblesse terrienne. Les lois sur les enclosures au XVIIIe siècle et les lois sur le vol de bois dans la Prusse du XIXe avaient rendu possible la privation des pauvres de leurs droits coutumiers. [1] Aujourd’hui, avec l’avènement d’une économie de la connaissance, sur fond de raréfaction de beaucoup de ressources naturelles, s’exprime la volonté des firmes multinationales de repousser encore plus loin la « frontière » de l’espace de valorisation du capital. De nouveaux enjeux se configurent donc, notamment autour des logiciels, des supports de la connaissance, de la connaissance elle-même, ainsi que de la monnaie ou du climat. [2]

Cette histoire étant désormais bien documentée [3], j’essaie de voir seulement dans ce texte en quoi les définitions données de ces sortes de biens et le statut qui leur est accordé s’opposent ou se rapprochent. [4] Deux familles de conceptions se détachent : l’une est une approche par les biens qui possèderaient des caractéristiques intrinsèques, l’autre est une approche par la gouvernance dont le substrat matériel passe au second plan. Ces deux approches souffrent de défauts en miroir, qui pourraient laisser la place à une conception prenant en considération à la fois le substrat matériel et l’ensemble des rapports sociaux qui le régissent.

1. L’approche par les caractéristiques des biens est paradoxale, sinon fausse

L’économiste néoclassique Paul A. Samuelson a défini en 1954 [5] un bien collectif par deux critères : on ne peut exclure personne de son usage et l’usage par un individu n’empêche pas celui d’un autre. Les exemples les plus souvent donnés sont celui du phare ou celui de l’éclairage sur la voie publique. À ces deux critères de non-exclusion et de non-rivalité s’ajoutent, pour définir des biens collectifs « purs », celui d’obligation d’usage (on est « obligé de consommer » des avions de chasse) et celui d’absence d’effet d’encombrement (c’est le cas d’une route tant qu’elle n’est pas saturée de voitures). Comme le marché ne peut susciter la production rentable de tels biens dont le coût marginal est nul grâce aux économies d’échelle, ils doivent, s’ils sont nécessaires, être fournis par la puissance publique. Mais l’État n’intervient pour fournir ces biens collectifs que dans la mesure où les marchés ont des « défaillances » qu’il faut combler. Cette conception sera systématisée par Richard Musgrave en 1959 [6], au motif que l’État doit prendre en charge les productions dans lesquelles on rencontre des rendements croissants. S’il existe une situation où, les coûts fixes étant très élevés, les rendements d’échelle sont grands, tout le monde a intérêt à l’existence d’un monopole « naturel », à condition que celui-ci ne capte pas, par des prix supérieurs aux coûts marginaux, une rente dite de monopole.

On remarque donc que la définition d’un bien collectif présentée par la théorie néoclassique est associée aux caractéristiques intrinsèques du bien ou de sa production. En quelque sorte, il s’agit des qualités supposées naturelles du bien, hors de tout contexte social ou historique. La construction syntaxique de la définition est symptomatique. Ce sont les biens qui, en eux-mêmes, sont exclusifs ou non exclusifs et rivaux ou non rivaux ; en aucune manière ce ne sont des attributs qui leur sont conférés par décision humaine. On le comprend, puisque, dans la problématique néoclassique standard, la société n’existe pas, ou plutôt elle n’apparaît que comme addition d’individus isolés, après coup, c’est-à-dire après qu’on a constaté les « défaillances » du marché.

Cette aporie est présente dans toute la théorie néoclassique du bien-être et un premier paradoxe est qu’elle corrompt parfois une certaine vision de l’écologie, faisant des biens naturels, tels que l’eau, l’air, le climat, des biens naturellement communs. La porosité avec les conceptions de droits de la nature est alors très grande. [7]

Un deuxième paradoxe surgit avec les thèses soutenues par Ronald Coase, puis Garret Hardin [8]. Alors que l’analyse de Samuelson semble ignorer la question sociale de la propriété, l’imputation des dégradations de la nature ou de l’épuisement des ressources à l’absence de propriété privée est fondée par Hardin sur une assimilation de la propriété collective à la non-propriété. Cette assimilation est fausse, car elle procède d’une démarche analogue à celle qui avait conduit à la fin du XVIIIe siècle à la suppression progressive du système de l’openfield par les lois sur les enclosures, point de départ de l’accumulation primitive du capital. On peut deviner une tentative du même type dans le processus de privatisation tous azimuts aujourd’hui. Hardin a conçu une remise en cause radicale de la catégorie de bien régi et surtout réparti collectivement, qui, selon lui, ne peut conduire qu’à une « tragédie des communs ». Son modèle stipule que, lorsqu’une ressource est en libre accès, chaque utilisateur est conduit spontanément à puiser sans limite sur elle, conduisant à sa disparition. L’exemple donné est celui d’un pâturage sur lequel chaque éleveur cherche à accroître son troupeau puisque, de toute façon, le prix à payer est quasi nul par rapport au bénéfice immédiat obtenu. Mais, au terme de ce processus, tous les éleveurs sont perdants. On relève ici une parenté de cette « tragédie » avec la thèse de la surpopulation que Malthus avait énoncée à la fin du XVIIIe siècle. Selon Hardin, il n’y a que trois solutions à cette « tragédie » : la limitation de la population pour stopper la surconsommation, la nationalisation ou la privatisation. Émise à la veille du grand mouvement de dérégulation et de déréglementation de l’économie mondiale, la troisième voie fut exploitée à fond pour justifier le recul de l’intervention publique.

Le modèle de Hardin est une application du dilemme du prisonnier mis en évidence par la théorie des jeux. Si les suspects, au lieu de se dénoncer mutuellement, coopèrent, ils subiront des peines moins lourdes. Mais ils ne sont pas portés spontanément à la coopération, et, dès lors, tous ont tendance à se comporter en « passagers clandestins ». C’est la pertinence de ce modèle que va attaquer vigoureusement Elinor Ostrom sur la base d’une approche néo-institutionnaliste, ouvrant ainsi un renouveau important de la discussion théorique.

2. L’approche par la gouvernance pourrait être bancale

Le courant institutionnaliste du début du XXe siècle, dans le sillage de Thorstein Veblen et John Rogers Commons, a renoué avec l’idée que les relations économiques et sociales, notamment les échanges marchands, s’inscrivent toujours dans un cadre d’institutions dont dépend l’évolution des sociétés. Ensuite, les impasses du modèle néoclassique ont amené dans la seconde moitié du XXe siècle plusieurs théoriciens à amender ce modèle, en y introduisant des hypothèses d’information et de concurrence imparfaites, et en relâchant l’hypothèse de rationalité parfaite, tout en prenant en compte le rôle des institutions. Les plus importants de ces auteurs néo-institutionnalistes sont Ronald Coase, Douglass North et Oliver Williamson, qui voulaient rénover la théorie néoclassique à partir notamment de la notion de coûts de transaction liés à la recherche d’informations ou aux imperfections des marchés.

S’inscrivant dans ce courant, mais en essayant d’aller plus loin, Elinor Ostrom [9] s’est écartée aussi bien de la philosophie des droits de propriété individuels issue de John Locke que de celle du « Léviathan », entre les mains duquel l’individu remet sa sécurité, théorisé par Thomas Hobbes. Elle récuse le dilemme du tout-marché ou du tout-État, pour dire quelles sont les institutions que les acteurs se donnent afin de résoudre leurs problèmes d’action collective dans un cadre auto-organisé et auto-gouverné. Sa démarche reste certes individualiste, mais elle raisonne dans le cadre d’une rationalité élargie. Pour surmonter le problème des passagers clandestins, sur lequel insistait Hardin, Ostrom veut « contribuer au développement d’une théorie valide au plan empirique des formes d’auto-organisation et d’autogouvernance de l’action collective » [10], de telle sorte que « les appropriateurs adoptent des stratégies coordonnées » [11].

Autrement dit, et c’est l’originalité de son travail, Ostrom cesse de s’interroger sur la nature des biens qui déterminerait leur caractère de communs et elle se penche au contraire sur le cadre institutionnel et réglementaire qui préside à leur érection en tant que communs, mieux, qui les institue en tant que communs. Elle livre plusieurs monographies sur des études de cas qu’elle a menées ou dont elle a fait la synthèse. Son objet d’étude est les ressources communes le plus souvent renouvelables dans une communauté de petite échelle. À partir de l’hypothèse que la connaissance des règles est totale pour chaque membre de la société [12], la conclusion est que la solution trouvée est la meilleure possible : l’optimum est toujours au rendez-vous de la coordination. Ce n’est plus la main invisible du marché qui assure cette optimalité, ni même comme chez John Rawls le contrat sous voile d’ignorance [13], c’est le jeu des coordinations dans une communauté étroite.

En collaboration, Edella Schlager et Elinor Ostrom [14] précisent que la propriété doit se définir comme un « faisceau de droits » (bundle of rights) : le droit d’accès, le droit de prélèvement, le droit de gestion, le droit d’exclure, le droit d’aliéner. La combinaison de ces cinq droits définit quatre types de propriété [15] :

  • celle où le propriétaire jouit des cinq droits ;
  • celle où le propriétaire sans droit d’aliénation jouit des quatre premiers droits ;
  • celle où le détenteur de droit d’usage et de gestion jouit des trois premiers droits ;
  • celle où l’utilisateur autorisé jouit des deux premiers droits.
    L’avancée théorique est indéniable, mais ne comporte-t-elle pas des failles ? La première, et peut-être la plus importante, est que les droits d’accès aux communs étudiés par Ostrom restent souvent dépendants des droits de propriété personnels (donc de la propriété privée au sens classique). Ainsi, dans l’expérience de gestion des alpages communaux d’un village de montagne suisse, le droit d’accès est proportionnel à la taille de la propriété personnelle. Dans les systèmes d’irrigation des huertas dans la région de Valence en Espagne, une rotation d’accès à l’eau est organisée, mais aussi sur la base de la taille de la propriété personnelle. Dans la région d’Alicante, les droits d’accès à l’eau sont des titres négociables après vente aux enchères, un peu comme le seront peut-être à l’avenir les permis d’émission d’équivalent-carbone sur le marché européen. Dans les villages montagnards japonais où se gèrent des terres communales, on limite la démographie en octroyant un droit d’accès par unité de ménage et non par personne, et on met en place un système de contrôle strict pour éviter les infractions. Le droit de propriété s’apparente à un droit de prise, le droit du premier qui s’empare de l’eau, « premier arrivé, premier servi » [16]. Cela entre en contradiction avec le propre jugement d’Ostrom sur la supériorité supposée du « commun » par rapport au « public » : « Une personne qui contribue à la fourniture d’un bien purement public ne se soucie pas vraiment de qui d’autre l’utilise, ni quand et où, du moment qu’un nombre suffisant d’autres individus partagent le coût de la fourniture. Une personne qui contribue aux activités de fourniture d’une ressource commune est très attentive au nombre de personnes qui l’utilisent et aux conditions de leur utilisation, même si ces autres personnes contribuent toutes à sa fourniture. » [17]

Sur les quatorze cas passés en revue dans l’ensemble de l’ouvrage d’Ostrom [18], six présentent « une performance institutionnelle solide » parce que les conditions de réussite sont réunies : limites et accès clairement définis, règles concordantes, arènes de choix collectif, surveillance, sanctions graduelles, mécanismes de résolution des conflits, droits d’organisation reconnus, unités (de production) imbriquées. Mais huit autres cas sont fragiles ou en échec. Ce qui tendrait à confirmer que la présence ou l’absence de règles institutionnelles dépendent de facteurs qui ne se situent pas tous au seul échelon microsocial, mais bien au niveau de l’organisation sociale d’ensemble.

Au final, en faisant de la propriété privée un élément clé de l’accès aux ressources à l’intérieur de la communauté, Ostrom théorise la rivalité entre ses membres, bien qu’aucun ne soit exclu. Autrement dit, elle ignore le fait que les rapports de force peuvent ôter une bonne partie du caractère démocratique de la délibération et de sa potentialité émancipatrice. Alors qu’elle insiste sur le fait que ce qui relève du périmètre commun a son origine dans une décision de type politique, elle néglige les rapports sociaux qui entourent les expériences de ces communautés.

Dans ce contexte, la parution de l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval, Commun [19], entend combler certaines des lacunes conceptuelles précédentes. Dès leur introduction, les auteurs prennent le parti d’une définition que l’on peut qualifier de radicale : « ’commun” est devenu le nom d’un régime de pratiques, de luttes, d’institutions et de recherches ouvrant sur un avenir non capitaliste » [20]. Ils précisent : « Le terme “commun” est particulièrement apte à désigner le principe politique d’une co-obligation pour tous ceux qui sont engagés dans une même activité. Il fait en effet entendre le double sens contenu dans munus, à la fois l’obligation et la participation à une même “tâche” ou une même “activité” – selon un sens plus large que la stricte “fonction”. Nous parlerons ici d’agir commun pour désigner le fait que des hommes s’engagent ensemble dans une même tâche et produisent, en agissant ainsi, des normes morales et juridiques qui règlent leur action. Au sens strict, le principe politique du commun s’énoncera donc dans ces termes : “Il n’y a d’obligation qu’entre ceux qui participent à une même activité ou une même tâche.” Il exclut par conséquent que l’obligation trouve son fondement dans une appartenance qui serait donnée indépendamment de l’activité. » [21] Et encore : « Nous nommerons ”agir en commun” l’action qui institue le commun et le prend en charge. ”Agir commun” et pas seulement ”agir en commun”. […] L’activité d’institution du commun ne peut être que commune, de sorte que le commun est tout à la fois une qualité de l’agir et ce que ce même agir institue » [22]

Dardot et Laval récusent à juste titre la conception naturaliste des biens communs (il y aurait des choses par nature inappropriables) et la conception essentialiste (commun comme fondement de l’humanité) car ils y décèlent une forme de « réification du commun » [23]. Leur définition du commun radicalise donc le choix d’Ostrom en faveur des institutions comme élément clé du concept. Laisse-t-elle de côté l’objet concret de la délibération si c’est l’activité de délibération elle-même qui devient son propre objet ? Comment faut-il comprendre que « l’agir commun se confond avec l’’usage commun du commun’ » [24] ?

3. Vers une conception matérialiste des biens communs ?

L’ouvrage de Dardot et Laval est d’une telle ampleur et d’une telle érudition, il demande une telle attention au lecteur, que l’interrogation suivante doit être formulée avec prudence. N’y aurait-il pas chez eux une oscillation dans la conception du « commun » et de l’« agir commun » entre, d’un côté, une formulation qui rejetterait tout substrat concret à l’agir commun autre que l’agir commun lui-même, et, de l’autre, au contraire, une formulation qui maintiendrait à tout instant le lien substrat-agir commun ?

À l’appui de la première formulation, les auteurs distinguent les communs et les biens communs et écrivent : « La traduction de “commons” en français par “biens communs” ou en italien par “beni comuni” fait perdre l’essentiel de la rupture opérée par Elinor Ostrom. » [25] Ils justifient ce jugement ainsi : « Le commun n’est pas un bien, et le pluriel n’y change rien à cet égard, car il n’est pas un objet auquel doive tendre la volonté, que ce soit pour le posséder ou pour le constituer. Il est le principe politique à partir duquel nous devons construire des communs et nous en rapporter à eux pour les préserver, les étendre ou les faire vivre. Il est par là même le principe politique qui définit un nouveau régime des luttes à l’échelle mondiale. » [26] Ou bien : « En un mot, les communs sont des institutions qui permettent une gestion commune selon des règles de plusieurs niveaux mises en place par les “appropriateurs” eux-mêmes. » [27]

Une question vient immédiatement à l’esprit : une gestion de quoi ou des appropriateurs de quoi ? En l’absence de réponse explicite, n’est-on pas en droit de supposer que le « quoi » est précisément seulement le fait de gérer, c’est-à-dire le système de règles lui-même qui devient un « véritable système politique » [28]. En d’autres termes, Dardot et Laval, en radicalisant la position d’Ostrom, ne font-ils pas perdre à celle-ci son ancrage réel qui était constitué des « pools communs de ressources » ?

À l’appui de la seconde formulation, au contraire, on trouve une généalogie du concept : « Par “communs’, on entend d’abord l’ensemble des règles qui permettaient aux paysans d’une même communauté l’usage collectif, réglé par la coutume, de chemins, de forêts et de pâtures. […] Le mouvement écologiste défend donc de son côté les communs définis comme des “ressources communes naturelles” contre la prédation et la destruction opérées par une fraction de la population mondiale, tandis que, de l’autre, les mouvements antilibéraux et anticapitalistes s’en prennent à la grande braderie “des biens publics’. Mais les sens différents que peuvent prendre, selon les angles de vue, le terme de “communs” dans le nouveau lexique politique ne s’opposent pas, ils peuvent même se concilier, comme c’est le cas manifestement pour la “bataille de l’eau’, qui oppose les populations qui luttent pour faire de l’accès à l’eau un droit humain fondamental et les groupes économiques puissants qui militent pour son exploitation privée et sa marchandisation. » [29]

Poursuivant dans cette seconde voie, les auteurs lient les communs aux luttes sociales pour les instituer : « Les luttes sociales des XIXe et XXe siècles ont en effet permis la création d’un ensemble de droits, de titres et de services bureaucratiquement administrés qui concernent l’éducation, la santé, le droit du travail, le logement social. » [30]

Si l’hypothèse que je pose, à savoir que deux lectures possibles sont données de leur conception du commun par Dardot et Laval, est exacte, c’est la seconde qui paraît la plus satisfaisante et avec laquelle les auteurs renouent finalement, car, dans leur article de ce dossier des Possibles, ils notent : « Un commun fluvial n’est pas un fleuve, il est le lien entre ce fleuve et le collectif qui le prend en charge. Par conséquent, l’inappropriable, ce n’est pas seulement le fleuve pris comme chose physique, c’est le fleuve en tant qu’il est pris en charge par une certaine activité et c’est donc aussi cette activité elle-même. En ce sens le concept de “communs” rompt avec la polarité du sujet et de l’objet, d’un objet offert à la prise souveraine du premier (ainsi dans la relation du dominus à la res), polarité si souvent reconduite dans une certaine tradition juridique et philosophique. »

La polarité du sujet et de l’objet est certes rompue, dans le sens où une polarité exprime une opposition ou une domination, mais le lien demeure : sans substrat matériel, les sujets ne peuvent que se regarder en chiens de faïence. Précisons le sens de l’adjectif « matériel » accolé à « substrat ». Il ne faut pas l’entendre nécessairement au sens où il serait palpable physiquement, parce qu’il peut très bien concerner un service ; il faut l’entendre dans le sens d’un objet dont l’existence réelle ne dépend pas de la décision de l’instituer comme commun. Autrement dit, à mon sens, l’institution en tant que commun n’engendre pas le bien, elle lui confère un statut.

Prenons deux exemples pour éclairer cette question. Le premier est très simple et il peut facilement recueillir un consensus : l’eau est un bien naturel, mais il n’est pas naturellement un bien commun ni un commun, et il le devient par décision collective.

Le second exemple est plus complexe, mais il est significatif. Une monnaie véritable est un bien commun et sa naissance est concomitante de son institution par la société : elle ne préexiste pas – en tant que bien tout court – à son institution. Mais, alors, l’euro n’est-il pas un contre-exemple démentant mon hypothèse ? Il existe et pourtant il ne jouit pas d’une reconnaissance lui ayant procuré la légitimité nécessaire. La réponse est évidente : l’euro n’est pas une véritable monnaie, ayant été uniquement conçu comme un instrument financier, hors de toute délibération politique démocratique. [31]

La conclusion de cette discussion est, selon moi, qu’il faut trouver la ligne de crête entre les deux familles de conceptions, l’une qui s’attache aux prétendues caractéristiques naturelles ou intrinsèques des biens, l’autre qui se détache de tout substrat pour ne retenir que les institutions que créent les humains pour gérer leurs affaires. Le matérialisme que je suggère ici est celui qui mettrait en relation dialectique le substrat réel et l’ensemble des rapports sociaux que nouent les humains pour s’en partager l’usage ou en préserver l’existence. En somme, un matérialisme des biens communs qui correspondrait à celui qui, sur un plan plus général, ne sépare pas l’infrastructure des rapports sociaux, des représentations de ceux-ci et des institutions les encadrant.

La discussion théorique pourrait n’être qu’un exercice rhétorique ou sémantique si elle n’avait pas des conséquences politiques. Or, tous les participants à cette discussion conviennent que les différentes conceptions débouchent sur des propositions elles-mêmes différentes, voire opposées.

Je souligne à nouveau l’importance du pas que la théorisation d’Ostrom a fait franchir, un pas que Dardot et Laval s’efforcent de prolonger. Mais les conclusions politiques tirées par les uns et les autres sont discutables. La principale est que le commun ou les biens communs gérés par de petites communautés atteindraient un degré supérieur de démocratie et de capacité d’émancipation que ceux administrés par l’État, c’est-à-dire ceux qui feraient l’objet d’une propriété publique. Ainsi sont renvoyées dos à dos propriété privée et propriété publique, cette dernière réduite à propriété étatique, oubliant la propriété des collectivités locales : « l’alternative n’est pas celle de la propriété commune ou de la propriété privée, mais celle de l’inappropriable et de la propriété, qu’elle soit privée ou étatique » [32]. La raison en est que « le commun, au principe de ce qui nous fait vivre ensemble, c’est l’inappropriable comme tel. D’où la thèse que nous soutiendrons ici : si le commun est à instituer, il ne peut l’être que comme inapproppriable, en aucun cas comme l’objet d’un droit de propriété. » [33]

Cependant, « si le commun n’est pas donné dans l’être du social ni même inscrit en lui à titre de “tendance” qu’il suffirait de stimuler, c’est parce qu’il est d’abord et avant tout une question de droit, donc de détermination de ce qui doit être » [34], il faut donc se demander qui peut et qui doit dire le droit. Qui, sinon une entité au-dessus de la petite communauté gérant un commun ? Qui fera respecter ce droit dans les sociétés modernes ? Les petites communautés auraient-elles leurs propres tribunaux ? Est-il sûr que seules les pratiques sociales indépendantes de l’État sont susceptibles de « créer du droit » [35] ? À propos de Schlager et d’Ostrom, Fabienne Orsi note justement dans le dossier de la Revue de la régulation : « Elles autorisent à penser des formes de propriété partagée au sein même d’une communauté mais aussi des formes de propriété hybride où la distribution des droits s’opère entre l’État (ou l’autorité publique) et une communauté, ou encore entre communauté et individus ou bien encore, entre État et individus. » [36] D’ailleurs, plusieurs cas étudiés par Ostrom se situent aux États-Unis dans le cours du XXe siècle, et les procédures de règlement des conflits s’y révèlent beaucoup plus complexes que dans les sociétés précapitalistes, car elles sortent du cadre communautaire en faisant appel aux institutions étatiques. [37]

Au total, il reste un certain nombre d’imprécisions conceptuelles : certains définissent le commun par son inappropriabilité, c’est-à-dire comme non susceptible d’être objet d’un droit, en somme comme une non-propriété ; d’autres le définissent au contraire par un ensemble de droits (le « faisceau de droits »), instaurant une nouvelle forme de propriété : commune. La frontière entre propriété collective et non-propriété est ténue et dépend peut-être de l’existence ou non d’une protection (normes, taxes, sanctions) de l’objet de la propriété par le représentant de la collectivité.

Dès lors, le dépassement du dilemme marché/État n’est-il pas une illusion ? Dans une précédente contribution, à partir de l’idée que ce qui relève du commun, du collectif, du public (je distingue les trois en suivant) est toujours le fruit d’une construction sociale, j’avais construit une typologie dans le but de commencer à dépasser les apories néoclassiques et les ambiguïtés néoinstitutionnalistes. L’idée générale était que, selon la présence ou l’absence d’exclusion et de rivalité conférées par décision et gestion collectives [38], et selon le régime de propriété, on pouvait distinguer (voir le schéma ci-dessous) :

  • les biens communs (au sens d’Ostrom), sur lesquels pèse la rivalité mais pas l’exclusion ;
  • les biens collectifs, sur lesquels ne pèsent ni l’exclusion ni la rivalité ;
  • les biens privés correspondant à une propriété privée, sur lesquels pèsent exclusion et rivalité ;
  • le caractère public correspondant à une propriété publique, étatique ou non, peut être associé aux biens communs et aux biens collectifs.
    Le raisonnement dans un espace à trois dimensions (privé/public, exclusion/non-exclusion, rivalité/non rivalité) permet de distinguer 23 combinaisons idéal-typiques, mais dont les formes intermédiaires peuvent être démultipliées, en fonction du contexte historique, des expériences sociales, des rapports de force et des compromis sociaux et politiques. La possibilité de ces combinaisons empêche de tenir pour figées les formes de propriété et de poser par principe une hiérarchie plaçant au sommet l’un ou l’autre des commun, collectif ou public.

Il résulte de tout cela qu’il est contestable que le commun permettrait de surmonter le dilemme marché/État, alors que les individus restent rivaux, omettant implicitement la question de la propriété et des rapports sociaux dans lesquels les communautés définissent leurs règles. Le commun défini par Ostrom n’est supérieur ni au collectif à cause du maintien de la concurrence (la rivalité), ni au public à cause de l’ignorance des rapports sociaux globaux. La monnaie constitue encore un bon exemple : par définition, personne ne peut être exclu de son usage, mais la présence d’inégalités trop fortes accentue la rivalité pour son obtention ; il s’ensuit qu’il est préférable que l’octroi du crédit soit organisé dans un cadre institutionnel non privé, c’est-à-dire par des banques publiques [39]. Il n’est pas vrai non plus que le public soit assimilable à la propriété de l’État, lui-même exclusivement identifié à la nation [40], sans référence à un contrôle social. Le public ne peut donc être placé au sommet si la propriété publique n’est pas soumise au contrôle citoyen. Le collectif à la Samuelson fétichise les objets en se focalisant sur leurs prétendues caractéristiques intrinsèques ; le collectif est au contraire socialement défini. De même, certains écologistes font de l’eau, bien naturel, un bien naturellement commun, alors qu’elle le devient par construction sociale.

Autrement dit, dans la société, existe en permanence une tension entre ces trois pôles que sont le régime de propriété, l’exclusion ou non de certains individus dans l’accès aux biens et la concurrence ou non entre eux. Chaque caractéristique est nécessaire pour définir le meilleur rapport social aux biens, aucune ne suffit à elle seule. Par exemple, l’éducation « publique » ne réussit à remplir sa mission que si elle est commune (accessible à tous) et collective (accessible de manière égale à tous). Il en est de même pour les connaissances. Quant aux ressources dites naturelles, se posent avec de plus en plus d’acuité les questions de leur propriété et de leur usage égal par tous. Ainsi, pour partager, gérer et protéger la terre, sans doute la première des ressources naturelles, ne faut-il pas (re)considérer la propriété foncière, l’accès à cette ressource, son mode de gestion démocratique, ainsi que son affectation à des usages le plus souvent alternatifs (produire de l’alimentation biologique ou des agro-carburants) ? Ce n’est donc pas un hasard si la résolution des problèmes sociaux se trouve ainsi liée à celle des problèmes écologiques au plus fort de la crise capitaliste qui sert de « décor » à cette discussion.

Notes

[1Voir K. Marx, La loi sur les vols de bois, 1842, Éd. des Malassis, 2013 ; D. Bensaïd, Les dépossédés, Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, Paris, La Fabrique, 2007.

[2Voir H. Le Crosnier, « Une bonne nouvelle pour la théorie des biens communs », 2010.

[3Voir notamment le dossier de la Revue de la régulation avec l’introduction de J.-P. Chanteau, B. Coriat, A. Labrousse, F. Orsi, « Autour d’Ostrom : communs, droits de propriété et institutionnalisme méthodologique », Revue de la régulation, n° 14, 2e semestre 2013.

[4Je complète ici les éléments avancés dans des contributions précédentes : J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013, chapitre 9, reprenant largement « Le bien commun est une construction sociale, Apports et limites d’Elinor Ostrom », L’économie politique, n° 49, janvier 2011, p. 98-112.

[5P.A. Samuelson, « The Pure Theory of Public Expenditure », The Review of Economics and Statistics, 1954, vol. 36, n° 4, p. 387-389.

[6R.A. Musgrave, The Theory of Public Finance, New York, McGraw Hill, 1959.

[7Pour une critique voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit., et « La nature sujet de droit : une fiction, un mythe fondateur pour changer la réalité ? », Mouvements, janvier 2012.

[8R.H. Coase, « The Problem of Social Cost », The Journal of Law and Economics, 1960, vol. 3, n° 1, p. 1-44 ; G. Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, 1968, vol. 162, p. 1243-1248.

[9E. Ostrom, Gouvernance des biens communs, Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Cambridge University Press, 1990, Bruxelles, De Boeck, 2010 ; « Par-delà les marchés et les États, La gouvernance polycentrique des systèmes économiques complexes », Revue de l’OFCE, n° 1, 2012, p. 13-72.

[10E. Ostrom, Gouvernance des biens communs, op. cit. p. 40.

[11Ibid., p. 54.

[12Ibid., p. 68.

[13Rawls J., Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987, imagine une société dans laquelle les individus, ignorant leur position personnelle, définiraient un contrat social pour poser les conditions d’une société juste.

[14E. Schlager, E. Ostrom E., « Property-Rights Regimes and Natural Resources : A Conceptual Analysis », Land Economics, 1992, 68/3, p. 249-262.

[15Voir la présentation très éclairante sous la forme du tableau de Schlager et Ostrom que cite F. Orsi dans « Elinor Ostrom et les faisceaux de droits : l’ouverture d’un nouvel espace pour penser la propriété commune », Revue de la régulation, 14, 2e semestre 2013.

[16E. Ostrom, Gouvernance des biens communs, op. cit., p. 134.

[17Ibid., p. 48, note 5.

[18Cf. le tableau récapitulatif d’Ostrom, p. 217.

[19P. Dardot, C. Laval, Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.

[20Ibid, p. 17.

[21Ibid, p. 23.

[22Ibid, p. 282.

[23Ibid, p. 32 et 37. Par ailleurs, ils émettent de sérieuses réserves (surtout p. 533-557) sur le concept de « bien public mondial », forgé notamment au sein de l’ONU, dans le sillage des travaux de I. Kaul, I. Grunberg, M.A. Stern, Les biens publics mondiaux, Paris, Economica, 2002. Je partage largement ces réserves que j’avais mentionnées dans La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit., p. 398-399, et dans « Le bien commun est une construction sociale », op. cit., en faisant l’inventaire des définitions qu’ils proposaient.

[24Ibid, p. 283.

[25Ibid, p. 148, note 19.

[26Ibid, p. 49.

[27Ibid, p. 149.

[28Ibid, p. 149, en citant Olivier Weinstein.

[29Ibid, p. 97.

[30Ibid, p. 134.

[31Sur la conception de la monnaie en tant qu’institution sociale à laquelle j’adhère, voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.

[32Ibid, p. 231, souligné par moi.

[33Ibid, p. 233.

[34Ibid, p. 231.

[35Ibid, p. 276.

[36F. Orsi, op. cit.

[37E. Ostrom, Gouvernance des biens communs, op. cit., chapitre 4.

[38Je souligne pour insister sur le fait que l’erreur de Samuelson n’est pas d’avoir défini les catégories de non-exclusion et de non-rivalité mais de les avoir attribuées aux biens en eux-mêmes, au lieu d’en voir des catégories sociales.

[39C’est ce point qui ne me paraît pas suffisamment explicite dans G. Giraud, L’illusion financière, Paris, Les Éditions de l’atelier, 2012, car il accorde, semble-t-il lui aussi, un statut a priori supérieur au commun par rapport au public.

[40Sur cette option concernant la nation, voir par exemple C. Ramaux, « Bien commun : gare aux leurres », Politis, n° 1323, 16 octobre 2014.

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