Revue des revues

lundi 30 mars 2020, par Jacques Cossart *

Le monde irait-il mieux ? Rien n’est moins sûr si l’on en croit de nombreuses publications qui ont un certain retentissement en France, en Europe et aux États-Unis. Les inégalités, thème récurrent dans notre revue des revues, ne connaissent pas de décroissance. L’étude réalisée par Thomas Piketty fournit une base de données considérable. Par ailleurs, les rapports publiés par le GIEC en 2019 confirment la gravité de la situation climatique, avec des conséquences dramatiques sur les océans. Pourtant, nombreux sont ceux qui réclament encore et toujours plus de croissance économique, tandis que la COP 25 à Madrid n’a même pas accouché d’une souris.

Inégalités

Les inégalités mondiales, entre les pays et à l’intérieur de ceux-ci, sont telles que les plus clairvoyants des propriétaires du capital [1] y voient un danger pour le capitalisme lui-même. Il ne s’agirait plus de baisser l’impôt sur les hauts revenus, mais au contraire d’en accroître les taux marginaux et d’instaurer des impôts sur la fortune ! La Banque mondiale note dans son rapport 2018 [2] que de 1995 à 2014 « la richesse mondiale a progressé de 66 % (passant de 690 000 milliards de dollars à 1 143 000 milliards de dollars en dollars constants de 2014 (…) mais les inégalités demeurent substantielles ». L’optimisme de Simon Kuznets [3], quand il a tracé sa fameuse courbe qui prétendait établir que si, pendant un certain temps, les inégalités augmentaient avec la croissance, elles allaient décroissant par la suite. Il faut toutefois préciser qu’il avait averti que ladite décroissance ne pourrait s’entendre qu’accompagnée d’une ferme intervention publique pour lutter contre les inégalités. Keynes, que Kuznets contestait, avait avec son sens de la formule, prévenant « il vaut mieux que l’homme exerce son despotisme sur son compte en banque que sur ses concitoyens ». Depuis, on dispose d’une abondante documentation démontrant la réalité [4] et de l’ouvrage, maintenant en français, de Branko Milanovic.

Un éditorialiste du New York Times, David Leonhardt, est préoccupé à propos de son ami Peter Georgescu, un PDG états-unien qui lui dit être worried. Pourquoi donc cet immigré de 80 ans, émigré de Roumanie à l’âge de 15 ans et qui a réussi, est-il inquiet ? Le journaliste rapporte dans le quotidien que Georgescu voyait clairement que « le capitalisme se suicid[ait] à petit feu depuis quarante ans ». On se souvient peut-être de ce que, au début des années 2000, mi-goguenard mi-prophète, déclarait Warren Buffet à l’époque réputé le plus riche du monde : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner ». Selon Forbes, il n’est plus, en 2019, que le troisième de la liste !

Mais alors, le marché et la concurrence n’auraient pas été facteurs de progrès ? On nous dira, données exactes à l’appui, que le progrès humain est à l’œuvre. Encore heureux puisque si, depuis le XVIIIe siècle, la population mondiale a été plus que décuplée, il en est allé de même pour le revenu moyen sur la planète. Dans ces conditions, on ne peut que se réjouir de constater que l’espérance moyenne de vie à la naissance, qui n’était alors que d’une trentaine d’années, a dépassé, aujourd’hui, 70 ans. Mais, après ces observations tout à fait réelles, deux remarques : en premier lieu, ces progrès ne sont pas tombés du ciel, le suffrage universel, l’école gratuite et obligatoire, l’assurance-maladie universelle, l’impôt progressif, entre autres, qui ont été régulièrement arrachés par les peuples grâce à leurs luttes, ne sont pas pour rien dans l’affaire ; d’autre part, il s’agit là de moyennes cachant de profondes inégalités qui, elles aussi, vont croissant. Si, à la fin des années 1980, la fortune des milliardaires s’élevait à un total équivalant à 3 % de la production mondiale, l’UBS nous apprend que, désormais, ils sont à peine plus de 2 100 à posséder un pactole de quelque 10 % de la richesse mondiale 2018. Peter Georgescu est persuadé que ce sont les entrepreneurs qui parviendront à mettre fin au court-termisme du capitalisme ; l’éditorialiste du New York Times n’en est pas convaincu !

Courrier international (CI) a publié à l’été 2019 un hors-série intitulé « Atlas des inégalités ». Si on n’y apprend rien qui n’ait déjà été démontré par de nombreux chercheurs – auxquels se réfère d’ailleurs la publication – les rédacteurs ont, dans la version numérique, su proposer des cartes interactives qui agrémentent la lecture ; ainsi, pour illustrer les inégalités augmentant en Europe et aux États-Unis, CI nous présente la carte qui est reproduite ci-après pour les États-Unis en 2017. Si on se reporte à la version numérique, on pourra visionner les deux continents et les deux années de référence, 1980 et 2017.

Part du revenu capté par les 10 % les plus riches en Europe et aux États-Unis.
(En 1980 et en 2017, en %, avant impôt)

SOURCE : WID 2019

En utilisant la version interactive de CI, on remarque que les 10 % les plus riches sont parvenus à faire croître, à New York, la part du revenu national captée par eux en 2017 jusqu’à 61,7 %. En 1980, c’est le Mississippi qui détenait cette place avec 41 %. Thomas Piketty vient de publier Capital et idéologie [5]. Le 9 septembre 2019, il était l’invité de France Inter où il a eu le « mauvais goût » d’indiquer qu’il était indispensable de rétablir un impôt sur la fortune. Immédiatement, les présentateurs de la première matinale de France, Nicolas Demorand et Léa Salamé, se sont exclamés : « vous voulez instaurer un impôt confiscatoire ? » contre ceux qui…, s’approprient 10 % du produit mondial en 2017, ; pour des gens dont le métier est précisément d’être parmi les mieux avertis, il n’est pas vraisemblable qu’ils ne sachent pas parfaitement que les taux évoqués par Piketty sont très sensiblement inférieurs aux taux connus dans le monde au cours de l’histoire [6] ; enfin, si les travaux de Thomas Piketty sont précieux, leur auteur ne peut raisonnablement pas passer pour un dangereux révolutionnaire. Pourquoi donc de tels cris d’orfraie ? Il n’est pourtant pas allé jusqu’à décrire les gains capitalistes comme provoqués par un « état morbide plutôt répugnant, l’une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales » [7] !

Piketty estime que l’inégalité n’est pas économique, mais d’abord idéologique et politique ; on peut lui savoir gré de cette mise en perspective de son ouvrage, même si certains reprochent à son auteur de n’être pas marxiste. Incontestablement, Thomas Piketty ne l’est pas et ne revendique pas de l’être. En revanche, il affirme qu’en l’absence d’éléments extérieurs, le capitalisme engendre inexorablement des inégalités croissantes ; et dans sa conclusion, il précise « que Friedrich Engels et Karl Marx écrivaient en 1848 dans le Manifeste du parti communiste l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes. L’affirmation reste pertinente, mais je suis tenté à l’issue de cette enquête de la reformuler de la façon suivante : l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des idéologies et de la quête de la justice » [8]. La reformulation serait-elle antimarxiste ? James Galbraith, l’économiste états-unien de grande qualité, reproche [9] à Piketty une vision du monde très restreinte d’une part mais aussi d’avoir réduit le communisme à une « absurdité ». On laissera le lecteur de Capital et idéologie se reporter aux plus de vingt pages de sa table des matières pour apprécier le caractère restreint ou non du lourd document. James Galbraith affirme que pour « Thomas Piketty, le communisme n’aurait été rien d’autre qu’une absurdité, valant à peine une discussion sérieuse ». Sauf omissions, voilà ce que l’on trouve chez Piketty à ce sujet, « le fait de criminaliser les détenteurs de carrioles et d’échoppes, au point de les emprisonner, peut sembler absurde. Cette politique obéit pourtant à une certaine logique. Il y a d’abord, et surtout, la crainte de ne pas savoir où s’arrêter. Si l’on commence par autoriser des formes de propriété privée de petites entreprises, ne risque-t-on pas de ne pas savoir où placer la limite, et, de proche en proche, de ressusciter le capitalisme ? » [10].

Alors Piketty, suppôt du capitalisme ? Pour éclairer notre lanterne peut-être peut-on consulter Les Échos, un quotidien fort bien conçu au demeurant, et qui en la matière est un bon connaisseur et ne s’en cache pas. C’est Jean-Marc Vittori qui a publié le 19 septembre 2019 à propos de l’ouvrage de Piketty « Anatomie d’un pamphlet anticapitaliste » ; reconnaissons au journaliste la correction d’avoir su choisir un titre qui n’allait pas dissimuler le contenu de son article. En parfait homme du monde, il reconnaît que « La perspective historique est saisissante. L’éclairage politique est novateur, comme l’a souligné Branko Milanovic, un autre grand spécialiste mondial des inégalités. La mutation du parti des travailleurs en partie des diplômés est sans doute une pièce essentielle et méconnue du puzzle politique de ces dernières décennies ». Pour autant, ce mérite étant largement répété dans la presse, elle n’est guère dangereuse ; d’ailleurs, il arrive très vite à l’essentiel « Pour Piketty, les inégalités, c’est mal […] Le problème, c’est que Piketty ne s’intéresse pas aux causes et aux effets économiques de la propriété ». Vittori devrait lire deux fois les 1 200 pages de l’ouvrage ! Car si elles ont un mérite, c’est précisément à la fois d’en démonter les causes et d’énumérer les effets dévastateurs de cette sacro-sainte propriété, pour laquelle il a forgé la qualification explicite de propriétariste. Vittori est trop avisé pour traiter Piketty de bolchevique, alors il se contente de jeter finalement un l’on sent souvent dans son texte une tentation autoritaire. Il n’a pas eu le réflexe de citer Adam Smith dans la formule répétée ad nauseam « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher [...] que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu ils apportent à la recherche de leur propre intérêt ». Peut-être sait-il que le libéralisme de l’auteur n’a jamais été celui du néolibéralisme de nos jours ; le sien devait, disait-il, être rigoureusement encadré. Mais, au XVIIIe siècle, il avait encore bien du chemin à parcourir pour parvenir aux splendeurs du XXIe !

Un autre quotidien, solidement campé sur sa renommée internationale, The Daily Telegraph, publiait à Londres Influential Thomas Piketty is back and more dangerous than ever. Le chroniqueur londonien, Matthew Lynn, y qualifiait Thomas Piketty d’influent et plus dangereux que jamais. Il spécifie cette dangerosité en lui reprochant de se tromper sur les fondements de l’économie et d’ignorer le rôle de l’innovation et de l’esprit d’entreprise ; on conviendra qu’au vu de ce dernier reproche, Piketty mérite l’excommunication ! Lynn a certes beaucoup de reproches à adresser à Piketty, mais celui qui est à la base de tous est que ses idées vont se retrouver dans tous les programmes politiques. On se demande toujours comment faire avec les idéologues, car c’est moins qu’ils n’entendent pas, mais qu’ils ne veulent pas entendre. The Daily Telegraph, comme bien de ses pairs, aime à s’appuyer sur de vrais économistes, si possible titulaires de ce qu’ils appellent le prix Nobel d’économie. Peut-on lui suggérer le lire le Nobel d’économie de 2011, Stiglitz, qui publie Peuple, pouvoir et profits [11] en l’assurant que ce titre qui, il est vrai, sent quand même un peu le soufre, est bien de lui. On pourrait lui recommander bien des passages, contentons-nous de « nous [les Américains] n’avons pas organisé comme il fallait la transition, nous n’avons pas dompté le secteur financier ; nous n’avons pas géré convenablement la mondialisation et ses conséquences ; et – c’est le plus important – nous n’avons pas réagi à la montée de l’inégalité, alors que, de toute évidence, elle nous transformait en économie et démocratie du 1 %, par le 1 %, pour le 1 % » [12], que, espérons-le, il ne trouvera pas trop agressif parce que, alors autant le prévenir, il en trouvera d’autres bien plus hardis !

Pour Piketty, le capitalisme, c’est la propriété privée dont il convient d’assurer « la protection absolue [...] pour résoudre presque tous les problèmes, ce qui peut aboutir […] à une quasi-sacralisation de la propriété et à une méfiance absolue contre toute tentative de remise en cause » [13]. Pour spécifier ce principe de base du capitalisme, il emploiera le terme de proprétarisme qui, à ses yeux, ambitionne rien moins que d’assurer la régulation des relations sociales ! Le capitalisme a toujours eu quelque chose de religieux ; ainsi, comme l’édictaient les Évangiles pour asseoir l’église catholique, les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. Après pareille sentence, la messe est dite. Les deux guerres mondiales du vingtième siècle ont, pour réussir leur monstrueuse boucherie, entraîné les dépenses que l’on sait pour les États, qui ont alors émis des bons du Trésor sur lesquels se sont précipitées les grandes fortunes qui n’avaient pas imaginé une seconde que ces États décideraient de ne pas rembourser la dette publique contractée ainsi. Aujourd’hui, ce sont plusieurs milliers de milliards de dollars qui devraient, chaque année, être consacrés aux conséquences du réchauffement climatique et de la dégradation de la biodiversité, autrement plus lourdes de conséquences pour la poursuite de l’humanité que les deux guerres du XXe siècle elles-mêmes. Alors, chiche, on emprunte et on ne rembourse pas ?

En Europe, la montée de l’accaparement patrimonial et, par voie de conséquence, l’extravagance des fortunes accumulées par les très hautes bourgeoisies est allée de la fin du XIXe siècle jusqu’après la Seconde Guerre mondiale ; elles sont, sur toute la période, à l’origine des rentes servies au détriment, notamment, de l’investissement [14]. Piketty désigne cette période sous l’appellation explicite de propriétariste et coloniale et note qu’après les années 1950, l’accumulation du capital va évidemment se poursuivre mais dans un cadre différent parce que, avec ce qu’on appellera les Trente Glorieuses et leur forte croissance au prix cependant de luttes permanentes et souvent violentes [15], se sont formées les classes moyennes éduquées qui vont quelque peu grignoter le pouvoir et les revenus des actionnaires. Au vingtième siècle, l’impôt progressif sur les revenus va peu à peu être instauré au prix de batailles et d’échecs répétés. Les États-Unis, par exemple, ont maintenu jusqu’au début des années 1960, l’impôt sur le revenu des plus riches à plus de 90 % qui avait été instauré vingt ans plus tôt par Roosevelt. En France, l’impôt sur le revenu [16] est instauré en 1948 avec un taux supérieur à 60 %. Toutefois, ces progrès réalisés au XXe siècle sont largement limités, puisque la partie la plus pauvre de la population n’a pas droit au gâteau de la croissance en matière de patrimoine, « les 50 % les plus pauvres n’ont jamais possédé plus de 10 % des propriétés ». Mais, entend-on entonner, il faut rétablir au plus vite une taxe carbone pour rester dans les clous des engagements de la COP 21 [17]. Typique du néolibéralisme qui accepte, parfois du bout des lèvres, de reconnaître que la situation environnementale est excessivement grave alors pour résoudre le problème, c’est simple, il faut s’en prendre à ceux qui fument des clopes et roulent au diesel. Faire semblant de croire qu’inégalités et lutte pour un environnement durable n’auraient rien à voir, alors qu’il s’agit d’un seul et même combat. Pas pour les quelques milliers d’ultra-riches et ceux qui les servent. Les plus pauvres qui vivent avec quelques centaines d’euros pas mois seront très sensibles au signal prix [18] d’une taxe ; tout simplement, ils ne pourront plus acheter leur carburant. Que ces 10 % les plus pauvres paient une taxe, mesurée à leur revenu, quatre fois plus élevée que celle de ceux qui sont parmi les 1 % les plus riches mais qui pourtant sont à l’origine d’une pollution plusieurs dizaines de fois plus élevée est, peut-être, dommage, mais que voulez-vous, on n’y peut rien, dura lex sed lex !

La morgue de ces gens est inouïe. Ils savent évidemment, et les institutions mises en place qui protègent leurs privilèges tout autant, que le système financier et bancaire [19] destiné à faire prospérer le capitalisme [20] avec son toit protecteur au sein de l’Union européenne qu’est la Banque centrale européenne (BCE), ne sont pas un outil efficace pour réduire le risque climatique. Ils ne disent rien du rapport de la Cour des comptes, dans lequel l’institution publique ose présenter ses cinq derniers rapports sous l’appellation « La fiscalité environnementale au défi de l’urgence climatique », en se taisant sur la non-taxation du charbon, du kérosène, du transport maritime et aérien, pas davantage que du CO2 provenant de nos importations. Mais là, précisément, ce serait mettre en cause le néolibéralisme ; on peut le peindre en vert mais, surtout, ne pas aller au-delà. Comment alors ces pauvres actionnaires pourraient-ils continuer à se servir les dividendes qu’ils s’octroient ? Selon Janus Henderson, le spécialiste mondial en la matière, plus de 1 370 milliards de dollars on été distribués en 2018 ; au deuxième trimestre 2019, il s’est agi de plus de 513 milliards, en augmentation d’un pauvre 1 % seulement par rapport à la même période de 2018 qui, elle, avait enregistré une augmentation de plus de 14 %, comparée à l’année précédente. On imagine le fantastique ruissellement généré par toutes ces sommes !

Passées les Trente Glorieuses, sont arrivés Margaret Thatcher et Ronald Reagan, qui ont installé leur révolution conservatrice. Et, divine surprise, la construction européenne à laquelle participe activement la social-démocratie, amplifie le mouvement, et on aboutit, aujourd’hui à des extravagances qui vont jusqu’à inquiéter le plus clairvoyants des propriétaires du capital qui redoutent – à juste titre peut-on espérer – qu’un système qui réserve à quelques milliers de personnes des fortunes d’un montant égal à 10 % du produit mondial ne peut raisonnablement pas perdurer.

Piketty propose alors de réformer profondément la propriété des compagnies privées ; on a vu précédemment la captation opérée sur les bénéfices auxquels la main-d’œuvre n’a pratiquement pas accès dans la mesure où ils sont la propriété exclusive des actionnaires. Or, ceux qui décident vraiment sur cette planète sont finalement assez peu nombreux, ce sont ceux qui contrôlent une cinquantaine de transnationales, pas davantage, comme on le lira dans cet article. Thomas Piketty préconise que, bien que conservant le système actionnarial, la moitié des droits de vote soit attribuée aux salariés. Dans ce cas, on ne sort pas en effet du système capitaliste, sans doute ce qui conduisait Frédéric Lordon à s’écrier « Pas de danger pour le capital du 21e siècle » dans Le Monde diplomatique d’avril 2015, alors que paraissait le premier ouvrage de Piketty. Incontestablement, mais ce n’est plus le même, en particulier, les salaires pourraient obéir à d’autres objectifs que ceux de la protection sans retenue des actionnaires.

On a vu que Milanovic avait tracé ce qui sera connu sous le nom de courbe de l’éléphant en étudiant l’évolution des revenus mondiaux entre 1988 et 2008. Le WID [21] a publié en 2018 dans son Rapport sur les inégalités mondiales une version de la fameuse courbe sur la période des 36 années allant de 1980 à 2016. On reproduit ci-dessous ledit graphique présenté dans la presse internationale, même la plus inattendue. Il permet de visualiser la répartition de la croissance du revenu mondial de la période étudiée. La population mondiale est classée en centiles de revenus, avec une visualisation plus détaillée des évolutions à l’intérieur du centile supérieur (croissance au sein du 1%, du 0,1% et du 0,01%).

Comme on le constate, par rapport à la période étudiée par Milanovic, 50 % de la population mondiale n’ont toujours eu droit pendant les 36 années observées qu’à 12 % de la croissance pendant que le 1 % le plus riche s’en accaparait 27 %. Pour paraphraser un ancien président de la République à propos de l’environnement, il y a pourtant moins de dix ans, les inégalités, ça commence à bien faire  ! D’ailleurs, les propriétaires du capital, qui ne manquent pas de hérauts, sont s’il en était besoin, rassurés, après le trou d’air du XXe siècle, les inégalités repartent à la hausse.

À titre d’illustration, on reproduit ci-après ce qui s’est passé en matière de revenu pour le 1 % le plus riche et pour les 50 % les moins méritants de 1980 à 2015, toujours selon les études de WID. Le premier graphique, E5 se rapporte à la population mondiale dont le 1 % le plus riche dispose d’une somme au moins équivalente à 20 % du revenu mondial, pendant que la moitié des 7,5 milliards d’habitants a vu son revenu quand même quelque peu augmenter, grâce en premier lieu à la Chine, pour atteindre presque 10 % du total mondial. Rappelons que, sur la même période, le produit mondial, exprimé en dollars constants 2010, a presque triplé pour atteindre quelque 76 000 milliards de dollars. Le second, E3 a trait à ce qui s’est passé aux États-Unis sur la même période. On y voit, de façon caricaturale, que ce pays enfin libéré des lourdeurs bureaucratiques, aura pu libérer le fameux ruissellement, qui a su s’affranchir de la loi de la gravitation pour que ce soit bien les plus riches – ceux que le président de la République française appelle les premiers de cordée pour qui il travaille avec persévérance – qui profitent des plus pauvres.

À côté de la propriété sociale, Piketty préconise d’instaurer ce qu’il nomme la propriété temporaire. Il s’agit d’attribuer une sorte d’héritage universel et unique, pour le vingt-cinquième anniversaire de toute personne. Dans l’état actuel des choses en France, il s’agirait d’une dotation de l’ordre de 120 000 euros. Le financement serait assuré par l’instauration d’un impôt progressif sur la propriété et la succession ; sa progressivité permettrait notamment de faire que ce qui serait versé aux enfants dont les parents ressortiraient au dernier centile sur la courbe figurant ci-dessus s’acquitteraient d’un impôt considérablement plus élevé que, par exemple, celui des 50 % n’ayant accès qu’à 12 % de la croissance sans obérer le système global, tout en permettant d’attribuer cet héritage à la moitié de la population qui n’en reçoit pas et permettrait aussi de baisser sensiblement l’âge moyen des propriétaires.

Peut-être Piketty ne cherche-t-il pas à faire du passé table rase, mais Eugène Pottier ne savait pas que ce qu’il avait composé au lendemain de la monstrueuse répression du peuple qui se battait pour la Commune de Paris deviendrait l’hymne national de l’Union soviétique et le chant révolutionnaire qui fait encore vibrer tant de cœurs. L’histoire malheureuse de l’URSS, pour son peuple et son environnement, semble nous montrer que tout détruire n’est peut-être pas la meilleure solution.

The Ocean and Cryosphere in a Changing Climate

Le 24 septembre 2019, le GIEC [22] rendait compte de ce qui se passe, en ce moment et dans l’avenir, pour les océans et les régions gelées de la planète. Les quelque 1 200 pages du rapport complet, comme à l’accoutumée rédigé par 104 scientifiques de 36 pays, qui, pour ce faire, ont analysé plus de 7 000 articles scientifiques et accompagnent l’étude de plusieurs milliers commentaires, ont présenté leur Summary for Policymakers [23], dont les quarante-cinq pages ont été approuvées, mot pour mot, par les représentants de ces décideurs. Si une telle précaution ne garantit pas les décisions qu’ils prendront, au moins ne pourront-ils pas dire qu’ils ne savaient pas que 680 millions d’êtres humains sont en danger, et que 25 % de la population mondiale est exposée à des menaces !

Ce rapport a été commandé en 2016 par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Il fait suite à ceux déjà publiés sur le réchauffement à limiter à 1,5 °C et sur la dégradation des sols. Le GIEC documente une perte de masse des glaciers et de la banquise, une réduction de la couverture neigeuse et une augmentation de la température du permafrost, pergélisol en français. On apprend que la calotte glaciaire du Groenland a perdu 277 millions de tonnes de glace par an en moyenne entre 2006 et 2015, provoquant annuellement une hausse du niveau des mers de 0,77 mm. On sait que les océans absorbent du CO2 et que cette absorption entraîne acidification et perte d’oxygène. On pourrait résumer ainsi ce qui attend l’humanité, en premier lieu la plus déshéritée, conduisant à une situation inconnue depuis des millions d’années : diminution de l’eau disponible, élévation du niveau de la mer, augmentation des phénomènes extrêmes côtiers, acidification des océans.

Tout est bien entendu à retenir mais le rapport met en évidence six déterminants et le pourquoi de ceux-ci.

  • L’urgence

Le réchauffement planétaire a déjà atteint 1 °C au-dessus des niveaux préindustriels, en raison des émissions passées et actuelles de gaz à effet de serre. Un très grand nombre de preuves, pour beaucoup figurant déjà dans les rapports précédents du GIEC, indiquent que ce réchauffement a de graves conséquences sur les écosystèmes et les populations.

Un Rapport du GIEC en 2018 soulignait qu’il fallait définir, de toute urgence, des mesures qui devaient être à la hauteur de la réalité pour faire face aux changements durables sans précédent que subissent l’océan et la cryosphère. Le rapport insiste aussi sur les coûts et les risques de l’inaction.

L’urgence soulignée dans ce rapport risque fort de s’accroître quand les nouveaux modèles préparés au niveau mondial fourniront les dernières données ; deux laboratoires français travaillant sur ces questions estiment que c’est 1 °C qu’il faudra ajouter.

  • Acidité et fécondité

Depuis 1970, l’océan a absorbé plus de 90 % de la chaleur excédentaire du système climatique. D’ici à 2100, il en absorbera 2 à 4 fois plus si le réchauffement planétaire ne dépasse pas 2 °C, mais pourra atteindre 5 à 7 fois plus, si les émissions sont plus élevées.

La fréquence des vagues de chaleur marines a doublé depuis 1982 et leur intensité s’accroît. Dans le futur, elles seront 20 fois plus fréquentes avec un réchauffement limité à 2 °C et 50 fois plus fréquentes si les émissions continuent d’augmenter fortement.

Depuis 1980, l’océan a absorbé de 20 % à 30 % des émissions anthropiques de CO2, ce qui a freiné d’autant l’élévation de la température moyenne sur la planète mais entraîné l’acidification de la mer. Si cette absorption se poursuit jusqu’en 2100, l’acidification se poursuivra aussi évidemment.

Ces phénomènes ont des répercussions sur la répartition et l’abondance de la faune et de la flore marines et, en particulier, affectera lourdement des communautés vivant de la pêche. Les récifs coralliens sont affectés, pour partie de manière irréversible. Les changements dans la répartition des populations de poissons ont réduit le potentiel global de capture. À l’avenir, ce potentiel diminuera encore dans certaines régions, en particulier dans les océans tropicaux, mais augmentera dans d’autres, telles que l’Arctique.

  • Fonte des glaciers et de la cryosphère

Les glaciers, la neige, la glace et le pergélisol sont en déclin et continueront à l’être. Ce recul devrait accroître les risques pour les populations – 670 millions de personnes vivent en haute montagne –, comme glissements de terrain, avalanches, chutes de pierres et inondations. Les glaciers, en Europe de l’Est, dans les régions tropicales des Andes et en Indonésie, devraient perdre plus de 80 % de leur masse actuelle d’ici 2100 selon les scénarios d’émissions élevées.

Le déclin de la cryosphère en haute montagne continuera d’avoir des répercussions négatives sur les loisirs, le tourisme [24] et l’identité culturelle des populations, particulièrement lourdes pour les peuples autochtones. À mesure que les glaciers de montagne reculent, ils modifient également la disponibilité et la qualité de l’eau en aval, ce qui a des répercussions sur de nombreux secteurs comme l’agriculture et l’hydroélectricité.

  • Banquise arctique et pergélisol

L’étendue de la banquise arctique, où vivent quatre millions de personnes, diminue [25] et perd en épaisseur. Avec un réchauffement de 1,5 °C, le risque d’absence de glace sur l’océan Arctique en septembre deviendrait centenaire ; à 2 °C, le risque se présenterait jusqu’à tous les trois ans.

Actuellement, le pergélisol est présent, depuis 20 000 ans, sur 24 % de la surface terrestre, il se réchauffe et dégèle. Sa fonte devrait être généralisée au XXIe siècle. Avec un réchauffement inférieur à 2 °C, ce sont 25 % du pergélisol sur 3 à 4 mètres de profondeur qui dégèleraient d’ici à 2100. Si les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter, jusqu’à 70 % pourraient disparaître en surface. Le pergélisol arctique et boréal renferme de grandes quantités de carbone organique – jusqu’à deux fois le carbone atmosphérique –, et s’il dégèle, s’en suivrait une hausse des concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.

D’ici 2100, 69 % du pergélisol pourrait être dégelé, dans le scénario le plus pessimiste (RCP8.5) qui conduirait à la libération cumulée de centaines de milliards de tonnes de CO2 et de méthane dans l’atmosphère d’ici 2100.

  • Hausse du niveau de la mer

Jusqu’aux années 2000, la montée du niveau de la mer était majoritairement due à la dilatation thermique des océans. À l’heure actuelle, s’ajoute à ce phénomène qui perdure la fonte des glaciers et des calottes glaciaires. Elle entraîne une élévation supplémentaire du niveau de la mer et les phénomènes côtiers extrêmes sont de plus en plus intenses. Selon le rapport, alors que le niveau de la mer a augmenté d’environ 15 cm à l’échelle mondiale au cours du XXe siècle, cette hausse est actuellement plus de deux fois plus rapide – 3,6 mm par an – et continue de s’accélérer [26].

Le niveau de la mer continuera à monter pendant des siècles. Cette hausse pourrait atteindre 30 à 60 cm environ d’ici 2100 et ce, même si le réchauffement planétaire est limité à 2 °C si la recommandation de la COP 21 était respectée alors que depuis, cette borne a été révisée pour recommander une limitation à 1,5 °C. Elle pourrait parvenir à 60/110 cm si ces émissions continuent d’augmenter fortement. Il faut rappeler que 680 millions de personnes vivent en zones côtières de faible élévation.

  • Plusieurs îles deviendront inhabitables

À l’heure actuelle, 65 millions de personnes vivent sur de petits États insulaires. L’élévation globale du niveau de la mer augmentera la fréquence des valeurs extrêmes de ce niveau, à marée haute. Ces événements dont le risque de survenance était centenaire peut devenir annuel d’ici 2050 dans plusieurs régions. Quel que soit le réchauffement supplémentaire, des événements de niveau de mer extrême qui se produisaient précédemment environ une fois par siècle se produiront chaque année d’ici 2050 dans de nombreuses régions.

L’intensification des vents et de la pluie, associés aux cyclones tropicaux, exacerbe les valeurs extrêmes du niveau de la mer et les aléas côtiers. L’intensité de ces aléas sera encore plus grande en raison d’une augmentation de l’intensité moyenne des cyclones tropicaux, de l’amplitude des ondes de tempête et de la pluviométrie qui y sont associées, en particulier si les émissions de gaz à effet de serre demeurent élevées.

On reproduit ci-dessous une infographie publiée le 25 septembre 2019 par Le Monde, et dont on sait que le scénario 1,6 °C qui est pris en compte, est dépassé.

Ce sont bien le déni évidemment, mais encore et tout autant, l’inaction qui commencent à bien faire.

Ça ose tout

Il n’y a pas que ceux que stigmatisait Michel Audiard en 1963 dans Les Tontons flingueurs. Du plus pathétique chef d’État au moindre propriétaire du capital, tous éminemment dangereux néanmoins, ils osent tout.

Le réchauffement et le dérèglement du climat, la chute vertigineuse de la diversité des espèces, l’envolée des inégalités dans le monde, l’accumulation des crises de toutes sortes, les contre-vérités les plus pétrifiantes, tout cela n’est pas même audible dans ces pays de merde, selon l’élégante formule de l’actuel président des États-Unis à propos des pays africains. Tout ce salmigondis pourrait ne passer que pour de pitoyables borborygmes émanant de quelques fanatiques de la terre plate. En réalité, s’ils sont aussi affligeants qu’inouïs, ils ne sont guère dangereux que pour leurs auteurs. Les véritables incendiaires, souvent dissimulés, sont les propriétaires du capital et leurs actifs fourriers ; ils appartiennent aux 10 % des habitants les plus riches de la planète qui s’octroient le privilège d’émettre la moitié des gaz à effet de serre. Mais, rassurons-nous, ils n’éprouvent aucune gêne puisque l’humanité est encore en vie grâce à la moitié la plus pauvre qui n’en émet que 10 % !

Alors, elle vient cette crise ou, tel le culbuto de nos enfances, le système perdurera-t-il une fois encore ? Mais, ils devraient se méfier, les magiciens ! Une erreur de manipulation de leurs propres mécaniciens et le jouet ne se redresse plus ; voire, tel un deus ex machina, le peuple, parfaitement averti du mécanisme, y mettra fin.

Derrière les outrances de matamore d’un Trump et leurs propres rodomontades, les riches sont inquiets. Alors ils se précipitent sur leur cachettes habituelles : l’or, qui n’en finit pas de grimper depuis juillet 2018 pour atteindre, en septembre 2019, près 1 500 dollars courants l’once ; ces bons vieux titres, hommage du vice à la vertu, d’États réputés sûrs et, retour à la fin des années 1970 après ce qui a été appelé le deuxième choc pétrolier : les taux bas ne sont plus suffisants, les détenteurs de fonds acceptent des taux négatifs, ils supplient les banques d’accepter, contre rémunération, leurs dépôts ! Y aurait-il donc quelque chose de pourri dans l’empire  ? Aurons-nous, aujourd’hui un Shakespeare qui avait placé la célèbre réplique dans la bouche d’un simple garde pour, aujourd’hui, clamer que le capitalisme est de plus en plus fou ?

Le préjudice provoqué par le système est considérable sur la vie sociale, sur l’environnement et, plus globalement encore, sur le devenir de l’humanité ; que les riches acceptent de payer pour mettre en lieu sûr, espèrent-ils, leur magot illustre assez dans quelle aberration est tombée leur doctrine [27]. Chaque expert y va de son analyse sur les raisons du désastre à venir ; chacun dénonçant les obstacles qui sont sur le chemin, dont plusieurs sont parfaitement réels. Bizarrement on entend peu les économistes de cour évoquer les inégalités de toutes sortes subies par l’humanité – mieux vaut, pensent-ils, s’abriter par exemple, derrière la cocasse courbe de Laffer à laquelle se sont accrochés tous les économistes de l’offre et, à partir de laquelle, était démontré que, élevés, les prélèvements publics conduisaient à la baisse de leur rendement ; autour des comptoirs, on dit tout aussi sérieusement, trop d’impôt tue l’impôt. Pour jobardise qu’elle soit, l’affirmation ravit les quelques milliers de personnes des derniers quantiles de la population mondiale. On sait que l’emphase sur les plateaux médiatiques n’a guère de limites [28]. Le charlatanisme psalmodiant que la crise de 2008 avait été résolue ne fait guère qu’aggraver la situation. Aux États-Unis, si les entreprises ont vu leur impôt baisser de plus de 260 milliards de dollars en 2018, le déficit fédéral s’est mécaniquement accru, lui, de près de 1 000 milliards de dollars. L’analyste politique le moins chevronné dira que la moindre des manifestations du président des États-Unis vise à convaincre l’électorat dudit 45e président de le transformer en 46e ! En tout cas, si ses fanfaronnades peuvent séduire ledit électorat, l’effet de celles-ci sur le commerce extérieur par exemple, est sensiblement différent. Le 3 août 2019, The New York Times publiait une tribune [29] de Paul Krugman qui stigmatisait la politique du commerce extérieur de Trump en la qualifiant de bourbier, produisant des résultats contraires à ceux qui sont proclamés pour convaincre la masse, évangéliste ou non et trompée pendant des années. Mais, le déficit avec la Chine – objet des récriminations trumpiennes – ne baisse pas, il augmente, les taxes payées par les entreprises chinoises sont évidemment répercutées, à hauteur de 100 milliards de dollars, sur les consommateurs états-uniens, les entreprises ayant quitté la Chine sont, pour beaucoup, restées dans le Sud-Est asiatique, les débouchés agricoles se sont réduits ; la liste des preuves de la prétendue bonne santé du pays tant vantée par tous les médias libéraux pourrait être allongée mais, sauf pour les propriétaires du capital [30], le peuple souffre comme partout dans le monde. Mais alors, pourquoi donc l’acharnement du président états-unien pour arracher au président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, une nouvelle baisse des taux directeurs ? Tout simplement parce que Donald Trump est en campagne électorale et qu’il imagine que ses zélateurs convaincront ses électeurs que c’est bon pour eux ; en outre, à titre personnel, il ne perdra pas un centime... jusqu’au krach ! Les ménages, eux, pourront emprunter davantage encore pour faire tourner la machine… celle qui leur fait croire que tout va bien et fait monter le nombre de voix qui se porteront sur Trump.

Quand on est le chef du pays réputé maître du capitalisme, jouer les bravaches avec la Chine, experte dudit système, est périlleux, ou alors il faut ne pas oublier que Xi Jinping dispose d’une arme qui n’existe guère de par le monde : fixer la valeur de la monnaie nationale. Le Financial Times le rappelait le 9 août 2019 en montrant que le cours de 7 renminbis pour 1 dollar était fixé à la fois pour sauvegarder la croissance chinoise en même temps qu’ériger un nouvel obstacle pour les exportations états-uniennes et qualifié par le FMI de below its fair value ; évoquer le fair avec les États-Unis ne manque pas de sel. Below a fair value pourrait se traduire en français par « respecter les marchés », ceux qui, selon la Banque de règlements internationaux (BIS), ont fait circuler chaque jour de 2019 [31] en moyenne l’équivalent de quelque 6 600 milliards de dollars [32]. Dans une économie où seule la compétition semble être la référence tous azimuts, comment pourrait-on s’étonner des désastres entraînés ? Le monde humain sera-t-il le dernier à considérer la compétition comme l’art de la vie en commun ? Les études démontrant les coopérations dans le monde animal et végétal sont très nombreuses [33]. Albert Jacquard, au parcours exceptionnel, couvert de titres y compris ceux obtenus après de féroces compétitions, résumait ainsi sa vision, « la morale collective actuelle nous fait croire que l’important, c’est de l’emporter sur les autres, de lutter, de gagner. Nous sommes dans une société de compétition. Mais un gagnant est un fabricant de perdants. Il faut rebâtir une société humaine où la compétition sera éliminée. Je n’ai pas à être plus fort que l’autre. Je dois être plus fort que moi grâce à l’autre ».

Joseph Stiglitz, pourtant partisan convaincu de la concurrence seule à même selon lui de permettre, notamment, une véritable innovation nécessaire à l’indispensable croissance, consacre dans son dernier ouvrage [34], publié en français, tout un chapitre au besoin croissant d’État en précisant « en raison de ces changements [qu’il décrit dans les chapitres précédents], il est impératif que l’État assume un rôle plus important ». L’économiste états-unien est-il vraiment raisonnable ? Ne vaudrait-il pas mieux confier directement les rênes aux propriétaires du capital ? C’est en tout cas ce que suggère BlackRock [35], la très puissante institution financière qui gère, en particulier, une masse considérable des fonds de pension à travers le monde, dont la dernière capitalisation était évaluée à près de 67 000 milliards de dollars. Elle propose que la BCE soit autorisée à racheter directement les actions d’entreprises dont les actionnaires voudraient se débarrasser. Pourquoi donc en effet, pour déverser davantage encore de devises sur les marchés, se contenter d’exiger une rémunération pour se faire remettre des fonds ?

Quand surviendra-t-elle ?

C’est cette lancinante question que semblent se poser de nombreux analystes à propos d’une crise qui serait imminente. Après la Grande Récession de 2008, une dizaine d’années plus tard beaucoup y vont de leurs prédictions qui vont de l’analyse sérieuse à l’augure de tous les devins qui, sous l’Empire romain, firent une grande consommation de corbeaux et autres volatiles, jusqu’aux diseurs de brèves, ou fleuves, de comptoirs qu’on peut imaginer.

Plus sérieusement, on trouvera une littérature très abondante sur la nature et les remèdes à apporter aux crises du néolibéralisme, par exemple plusieurs ouvrages de l’association Attac.

Un article publié le 20 octobre 2019 dans The Guardian mérite peut-être une certaine attention. Son auteur, Larry Elliott, y rend compte d’un entretien avec Mervyn King, gouverneur de la Banque d’Angleterre pendant dix ans jusqu’en 2013 et membre du Parti conservateur au Royaume-Uni. Celui qui présida la banque d’émission britannique lors de la formation de la Grande Récession et des années qui suivirent, nous dit aujourd’hui que résister à l’instauration d’une nouvelle façon de penser l’économie conduira à un nouveau chaos économique. L’avertissement de celui qui, pendant toutes ses années à la tête de banque centrale britannique, défendit ardemment l’orthodoxie de la politique monétaire, vaut bien quelque attention. L’ancien professeur à l’étasunienne Harward et à la londonienne London School, n’a guère caché son exaspération contenue en s’adressant à son studieux auditoire lors des assemblées annuelles de la Banque mondiale et du FMI qui se tenaient à Washington en octobre 2019. Le sexagénaire asséna un courtois mais ferme « une autre crise économique et financière serait dévastatrice pour la légitimité d’un système de marché démocratique. En nous en tenant à la nouvelle orthodoxie de la politique monétaire et en prétendant que nous avons sécurisé le système bancaire, nous allons en somnambules vers cette crise ». Sans doute pour frapper les esprits ou prévenir toute contestation, le professeur prophétisa aux États-Unis un Armageddon [36] dévastateur si la Réserve fédérale ne disposait pas de la puissance de feu nécessaire pour faire face à la crise.

Sans doute convient-il de faire un court détour pour signaler celui qui, au début du XXe siècle, fut désigné comme le fondateur de la première École de Chicago, Frank Knight, pour qui un risque est modélisable dès lors qu’il peut être assuré ; si ce n’est pas le cas, on entre dans ce qui sera appelé incertitude radicale. Mervyn King [37] affirme désormais que tous les modèles utilisés, notamment par les banques centrales, sont inopérants. Pour lui « dans un monde plongé dans l’incertitude radicale, il n’est pas possible d’attribuer des probabilités aux événements futurs et aucune équation ne permet de décrire comment les gens essaient de composer avec cette incertitude ». Selon lui, l’incertitude est si profonde qu’aucun calcul de probabilités n’est possible. Il fut pourtant aux avant-postes du combat contre l’inflation à partir de modèles parfaitement conventionnels ; peut-être est-il un lecteur de la Bible dans laquelle plusieurs de ses rédacteurs affirment qu’au pécheur, il sera beaucoup pardonné. Peut-être aussi lui fallait-il la grave crise systémique infligée par le capitalisme financier pour ouvrir les yeux ? Si, comme il le pense, tout peut arriver, à quoi bon jouer sur les taux directeurs ? À la fin de ces années 2010, la liste des choses qui sont arrivées est longue et « nous regardons ailleurs » ; mais qui sont donc ces « nous » ? Qui donc est responsable des inégalités, fourrier de cette économie folle ? D’où vient donc ce dérèglement environnemental si profond qu’en effet tout peut arriver, y compris un Armageddon pour l’humanité ? Ces Trump, Bolsonaro et autres barbares incultes n’arrivent pas ex nihilo, ils sont les créatures, directes ou non, d’un système qui régit le monde : le capitalisme. Aussi, Lord King, si vous voulez sortir de l’incertitude radicale, aidez-nous à nous débarrasser de ce système qui n’est pas ce que vous avez cru, la rationalité organisatrice de notre monde. Ce ne sont pas des erreurs de calculs qui ont conduit à la crise de 2008 c’est, pour cette fois, la soif inextinguible de profits sur la vente de logements !

La croissance, la croissance !

Depuis le 15 octobre 2019, jour de la publication du rapport semestriel du FMI sur les perspectives économiques mondiales, la presse internationale bruit d’une lamentation la croissance, la croissance  ! Tel Harpagon qui, pensant avoir perdu sa fameuse cassette, est totalement fou et va agonisant j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde : sans toi, il m’est impossible de vivre.

Même si le Fonds monétaire international ne se revendique pas haut et fort être l’une des quinze Agences de l’Organisation des Nations unies qui a remplacé la Société des Nations en 1945, et parfois même veut montrer une indépendance, il n’en est pas moins, depuis le lendemain de la Grande Dépression et de la Seconde Guerre mondiale, issu d’une volonté d’introduire une régulation publique internationale dans les affaires du monde. Bien sûr, le capitalisme a su mettre le holà dans les prétentions de coopération de ces années-là. Toutefois, le consensus de Washington des années Reagan est [était ?] tout de même derrière nous [38].

Mais la préoccupation du rapport d’octobre 2019 nous ramène, si c’est nécessaire, à la réalité : la pensée et plus encore l’action internationales sont bien inscrites dans le néolibéralisme. Aussi, on ne s’étonne guère du tocsin lancé par le FMI quant à la croissance qui atteindrait en 2019 un 3,0 % et un petit 3,4 % en 2020. Il faut de la croissance, et ce sont les marchés qui en sont le moteur. Au détriment des peuples et de leur environnement ? Peut-être, mais c’est là l’implacable réalité de ce monde ! Comment voudriez-vous qu’il en aille autrement ? S’il n’en était pas ainsi, comment quelque 2 000 ultra-riches réussiraient à amonceler une fortune équivalant à 10 % de la production de biens et services mondiaux de 2018 ?

Pour n’être pas une agence de l’ONU, le GIEC n’en est pas moins une organisation profondément respectée, hormis les étonnants chevaliers de la terre plate [39], aussi cette ode à la croissance à tout prix est, pour le moins, déconcertante mais illustre malheureusement parfaitement combien les indispensables et urgentes mesures pour rester en deçà d’un réchauffement de 1,5 °C, sont loin d’être arrêtées. Tous les ignares cyniques de la terre emmenés par les propriétaires du capital ne vont quand même pas se laisser impressionner par 11 000 scientifiques du monde entier qui, dans un message publié le 5 novembre 2019 dans Bioscience affirment qu’une immense augmentation des efforts en matière de conservation de notre biosphère est nécessaire pour éviter des souffrances indicibles dues à la crise climatique ; déclaration relayée dans The Guardian du 6 novembre 2019. Mais que pèsent-ils face à des Trump et autres Bolsonaro qui, eux ne savent pas, ou font semblant mais ont le pouvoir ? Face à ce pouvoir maléfique, il faut celui des peuples, difficile à mettre en œuvre mais pourtant sine qua non.

Le FMI dresse un tableau peu encourageant, selon ses critères. La reprise attendue pour 2020, quand même en dessous de prévisions d’avril de 0,2 % – les rapporteurs savent se contenter de peu – est le fait de pays émergents mais n’est pas généralisée puisque pour 2019 et 2020 les pays avancés devraient enregistrer une croissance de 1,7 %.

Même si, selon les données d’Eurostat et de l’Insee, on observe en France une relative stabilité de l’empreinte carbone par personne depuis 1995 qui n’a pas beaucoup varié – les émissions de CO2 par personne sont en 2017 inférieures à ce qu’elle étaient en 1995 – on voit sur le graphique établi par Global carbon project et reproduit ci-après que, dans le monde la croissance des PIB de la Chine et de l’Inde, tant vantée par le FMI, a, sur les près de 60 dernières années, considérablement accru les émissions de gaz carbonique dans ces deux pays. Si on incorporait dans les chiffres des États-Unis et de l’Union européenne, la part de CO2 provenant des importations de ces pays, en particulier la Chine, le bilan de ces deux entités serait sensiblement moins bon.

Mais, après tout, la publication d’octobre 2019 porte sur les Perspectives de l’économie mondiale, peut-être le regard de ses rédacteurs ne va-t-il pas jusqu’à 2100. Les experts, dont les travaux seront utilisés pour l’établissement du sixième rapport du GIEC, avertissent aujourd’hui que, si la conduite actuelle se poursuit, la température moyenne pourrait avoir augmenté jusqu’à 7 °C ; ou alors n’ont-ils pas été destinataires du Rapport spécial du GIEC à propos des conséquences d’une augmentation de température supérieur à 1,5 °C !

La nouvelle économiste en chef du FMI, Gita Gopinath, économiste indienne entourée des meilleurs mentors et qui enseignait à Harvard jusqu’à sa nomination, semble s’être parfaitement coulée dans son nouveau poste. En présentant le rapport de l’automne 2019, elle a réaffirmé quelques-unes des règles fondamentales du néolibéralisme, même la terminologie n’est plus totalement à la mode, elle a tenu aussi à rappeler quelques nouveaux mantras régulièrement cités dans de nombreux rapports du FMI de ces années post-consensus de Washington et auxquels elle paraît attachée. « Les réformes qui mettent en valeur le capital humain et assouplissent les marchés du travail et des produits […] il convient donc de préparer les travailleurs pour le futur en leur dispensant des formations leur permettant d’améliorer leurs compétences […]. Un pays comme l’Allemagne devrait profiter de taux d’emprunt négatifs pour investir dans le capital social et les infrastructures, […]. Si la croissance devait ralentir davantage, il pourrait être nécessaire d’élaborer une riposte budgétaire coordonnée à l’échelle internationale […]. Il est donc indispensable de mettre en place une réglementation macroprudentielle efficace ». Maintenant qu’il n’y a plus de Grèce à ramener à la raison, un vrai programme des années 1930.

Dans le premier chapitre, le rapport souligne la baisse du commerce et de la production industrielle qui, dans son titre, subdued momentum, est habillé d’un charmant clair-obscur. Toutefois les graphiques sont moins sensibles aux élans poétiques. On reproduit à la page suivante le graphique 1.3. de la page 3 du rapport qui trace l’évolution de trois agrégats, l’investissement, le PIB et les importations pour la période 2005-2019 ; leur évolution est montrée pour la zone dite d’économies avancées, pour les pays en voie de développement hormis la Chine, enfin pour la Chine, qui constitue un cas tout à fait à part. La crise de 2008 n’y a pas provoqué le même effondrement du PIB que celui constaté dans les deux autres zones mondiales. On remarque également que la baisse des exportations chinoises traduit aussi la croissance de la consommation intérieure qui, pour autant, n’a pas entraîné, sauf en 2010, une augmentation des importations qui ont même sensiblement chuté en 2018/2019. La courbe bleue montre comment ont évolué les investissements qui, en Chine, ont fortement progressé pendant la Grande Récession.

Dans cette période de fortes tensions politiques et sociales de par le monde, les disparités régionales et au sein des pays en matière de production, d’emploi et de productivité sont abordées dans le chapitre 2. Les rapporteurs remarquent que, dans les pays avancés, les disparités ont augmenté. Ils mentionnent aussi que les régions qu’ils signalent comme en retard ont de moins bons résultats ; en outre, l’effet des chocs y est plus durable ; l’introduction des machines provoque l’augmentation du chômage, quoi de plus étonnant puisqu’elle est décidée par le néolibéralisme pour accroître les revenus en capital au détriment de ceux du travail. Le FMI croit avoir observé que l’ouverture des marchés a tendance à freiner le chômage à condition que… soit mis en place « un solide dispositif de protection sociale » ; chouette la martingale du capitalisme néolibéral, l’État indemnise les travailleurs et les propriétaires du capital touchent les dividendes ! On comprend mieux qu’ils soit contraint d’opérer des choix, comme le démontre dans un livre particulièrement instructif [40] d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, économistes français enseignant désormais à Berkeley et largement connus pour leurs travaux sur les inégalités, particulièrement aux États-Unis. À la page 12 de leur ouvrage, on trouvera l’évolution de 1978 à 2018 de la part du revenu national des 50 % les plus pauvres et celle du 1 % le plus riche, avant impôt ; ce graphique est reproduit ici sans qu’il soit besoin d’ajouter un commentaire si ce n’est, peut-être, que la réforme fiscale de l’Administration Trump de 2018 accentuera encore les avantages du Top 1 %. Gabriel Zucman donne par ailleurs les indications suivantes : en 1950 – sous la présidence Eisenhower – ceux qui sont désignés sous l’appellation « ultra-riches » étaient assujettis à un total de taxation de 70 %, en 2018 – sous la présidence Trump – ce total est de 23 % [41].

Deux autres courbes, entre nombreuses autres, et reproduites ci-après montrent l’évolution, de 1960 à 2020, du taux moyen de taxation de 400 milliardaires les plus riches et celui des 50 % du bas de l’échelle ; en 1960, les ultra-riches avait un taux d’imposition près de trois fois celui qui s’appliquait aux seconds ; aujourd’hui, ceux-ci sont soumis à un taux moyen supérieur à celui des très riches milliardaires.

Ces évolutions, aux États-Unis, en Europe et partout dans le monde ne doivent rien au hasard ou la malignité des temps mais à l’avancée du néolibéralisme qui exploite le travail pour, selon l’expression de K. Marx, en extraire la plus-value au profit des propriétaires du capital et quelques-uns de leurs serviteurs, avec le soutien actif des États. La volonté de l’actuel président de la République de tout faire pour transformer la France en start up nation est tout entière vouée à cet objectif [42]. Peut-être serait-il utile de transmettre au président de la République l’édition 2019 du Portrait social de la France, dans lequel l’INSEE écrit « les personnes les plus aisées sont celles qui bénéficient le plus des mesures socio-fiscales mises en œuvre en 2018, principalement du fait des réformes qui concernent les détenteurs de capital ».

Toujours est-il que Gita Gopinath a clairement annoncé la couleur, « à 3 % de croissance, il n’y a pas de place pour les erreurs politiques » ; ce sont les tensions commerciales qu’il faut réduire de toute urgence ; hors le commerce, point de salut. Ce n’est pas ici que seront dressés des lauriers envers la politique de Trump, mais s’en tenir aux vociférations destinées à un électorat est un peu court. On attend que, si le FMI réclame de la croissance, il accompagne, pour le moins, son exigence de celle d’annoncer comment le monde doit, de toute urgence, mobiliser chaque année les plusieurs points de pourcentage de PIB mondial (vraisemblablement plus de 5 % dans l’état actuel des choses) faute de quoi, la croissance, célébrée et attendue comme le Messie, mais beaucoup plus fondamentalement, l’humanité elle-même, seront en cause. Puisque la Chef-économiste estime que le ralentissement mondial est synchronisé, il eût été utile qu’elle propose une intervention tout aussi synchronisée pour préserver les femmes et les hommes de cette planète. Se contenter de déplorer que le commerce mondial ne va augmenter que de 1,1 % montre assez dans quel univers conceptuel naviguent les responsables mondiaux.

D’ailleurs, s’agissant de l’influence du réchauffement climatique en matière économique, le FMI ne semble pas douter une seconde du caractère néfaste dudit réchauffement. À partir de diverses données, en particulier celles fournies par l’OCDE, il présente, dans sa figure 2.2.1. qui est reproduite ci-dessous, l’influence sur la productivité d’une augmentation moyenne de 1 °C dans les secteurs de l’agriculture, de l’industrie et des services ; il trace en ligne pleine celle qui, pour chacun des secteurs, présente un indice de confiance de 90 %. On remarquera la droite se rapportant à l’agriculture allant jusqu’à plus de (-)10 %. Ce graphique est présenté ici moins pour retenir les hypothèses chiffrées que pour montrer combien les experts du FMI sont persuadés de l’influence néfaste du réchauffement climatique sur une variable qu’ils considèrent, à juste titre, comme de toute première importance : la productivité du travail.

Que retenir de ce rapport de la fin 2019 ? Décidément, le Fonds reste arc-bouté sur la croissance ! Après avoir encensé les réformes structurelles – entendons bien sûr, celles qui font progresser... le néolibéralisme – réalisées aussi bien dans les PVD que dans les pays émergents, il regrette vivement que la vertu se soit quelque peu tarie. Il va même jusqu’à donner des recettes pour réussir : il faut touiller les divers ingrédients (finance intérieure, finance extérieure, commerce, marchés du travail, marchés de produits et gouvernance – par gouvernance entendons respect du néolibéralisme – en début de mandat, c’est moins risqué. En outre, les cuisiniers gâte-sauce doivent savoir que les résultats sont longs à venir. Comme goguenard, l’écrivait Keynes, à long terme, nous serons tous morts, y compris ceux qui n’auront plus à rougir de leur impéritie !

Pour l’heure, les commentaires médiatiques sont majoritairement du style « les résultats économiques de Trump sont excellents ». Le pire étant peut-être qu’une part non négligeable de ceux qui ont déjà le plus à souffrir de l’application méthodique de ces fariboles, en auront le plus à souffrir.

À titre de consolation, on ne résiste pas à reproduire ici un des graphiques présentés dans l’ouvrage d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman évoqué précédemment qui indique dès le titre le rôle central de la baisse de l’impôt sur les sociétés dans la diminution de l’imposition des ultra-riches aux États-Unis. Rappelons que, selon l’étude déjà mentionnée, si le 0,1 % visé ici représente peu d’individus, ces heureux bienfaiteurs de l’humanité ont accaparé une fortune équivalant à 10 % du total des biens et services produits dans le monde en 2018. D’accord, ici les lois de la gravité ne sont pas respectées, mais que voulez-vous ?

Sans doute, l’Union européenne ne voulait-elle être en reste, aussi comme le mentionnait une étude de KPMG rappelée par Michel Husson, l’impôt sur les sociétés en son sein était passé de 39 % en 1993 à 23 % en 2010.

Certains avancent que cette dépendance à la croissance serait nourrie, si ce n’est provoquée par l’omnipotence du PIB (production intérieure brute). Éloi Laurent rappelle que c’est le Congrès des États-Unis qui, au lendemain de la Grande Dépression, cherchant à savoir si on pouvait anticiper les cycles économiques, s’adressa alors à celui qui en était réputé spécialiste, Simon Kuznets – contestataire déterminé de John M. Keynes, et qui reçut, au titre de ses travaux, en 1971 un des premiers prix de la Banque de Suède en sciences économiques. Kuznets fournit alors un indicateur de synthèse de la production nationale, le mirifique PIB était né. Mais Laurent souligne que Kuznets avait appelé l’attention de ses contemporains sur l’impossibilité de transformer ce PIB en indicateur du bien-être. Cette mise en garde de son concepteur semble bien avoir fait long feu chez nos élites nationales et internationales. La récente exhortation de la jeune Gita Gopinath à la terre entière en témoigne. De son côté, filant la métaphore pâtissière, le ministre français de l’économie déclarait en 2018, le regard sourcilleux et prêt à caresser d’un coup de règle les élèves récalcitrants, pour qu’il y ait un gâteau à partager ... il faut d’abord qu’il y ait un gâteau. Et vive le ruissellement ! Il faut que la plèbe, et quelques économistes qui ne comprennent décidément rien finissent par admettre que, sans croissance, il y a, bien entendu, des dividendes mais pas d’État social.

Malgré les cris d’orfraie de beaucoup à Washington et dans bien des capitales quand ils entendent que le néolibéralisme ne fait rien pour inverser le processus de très grave dégradation environnementale, ils savent parfaitement que c’est bien la brutale réalité. On ne compte plus les très nombreux rapports de par le monde, très largement documentés scientifiquement, à commencer par ceux du GIEC, qui décrivent l’avancée vers l’abîme. Pourtant rien ne change, sauf l’accélération de ladite dégradation. On a même désormais des Bolsonaro et autres Trump qui vantent ce système capable de faire de la croissance, même en l’augmentant par le bricolage de quelques pseudo-réparations. Cependant, la prise de conscience par les populations de l’augmentation des phénomènes destructeurs peut laisser espérer une issue salvatrice. Les propriétaires du capital continuent bien entendu à hurler leur foi dans les progrès techniques capables de toutes les prouesses, mais les temps changent. La Banque mondiale ne craint pas d’écrire dans son Rapport 2018 The changing wealth of nations, la richesse des nations change pour construire un futur soutenable. On peut y lire «  le capital humain constitue globalement la composante la plus importante de la richesse, tandis que le capital naturel en représente près de la moitié dans les pays à faible revenu ». Espérons que le vent se lève pour le capital humain et le capital naturel ; faisons en sorte toutefois qu’il attise bien les braises de la transformation et non celles, bien connues du TINA. On devra se souvenir que l’augmentation du PIB aggravant encore la dégradation climatique et la poursuite, voire l’accélération du déclin de la productivité, est un sens interdit.

Il faut se souvenir aussi que, lors des deux ou trois dernières décennies, le néolibéralisme s’est gavé en faisant croire aux consommateurs des pays de Nord que non seulement la Chine paierait [43] mais que, de surcroît, c’est elle qui émettrait les gaz à effet de serre condamnés chez eux.

Pendant ce temps, chez nous, on continue avec la même arrogance. Gaël Giraud, ancien chef-économiste de l’Agence française de développement, déclarait récemment à propos de la crise qui venait à coup sûr, « La mort est certaine, mais on ignore quand elle surviendra. Il suffit cependant de considérer quelques grandes variables macroéconomiques mondiales pour se rendre à l’évidence. Par exemple, la suraccumulation des dettes privées au niveau de la planète. La dette privée des institutions non financières en zone euro, c’est 130 % du PIB, tandis que celle des ménages est de 70 %. Si on cumule dettes des ménages et des institutions privées non financières, on est donc à plus de deux fois le revenu annuel de la zone. » C’est vrai quoi, la dette publique pour réaliser les investissements indispensables est contraire aux règles d’une saine économie néolibérale, mais l’endettement privé pour spéculer, ça c’est bien ! Les actifs pourris s’accumulant dans les bilans bancaires ne posent pas de problème, les citoyens paieront !

Vous reprendrez bien une petite COP

Le vingt-cinquième épisode de la conférence des parties sur les changements climatiques s’est donc ouvert – en catastrophe, c’est le cas de le dire, parfois les peuples dérangent – le 2 décembre 2019 à Madrid. Il n’est pas question, ici, de dénigrer ces réunions des autorités politiques de la planète, mais simplement de stigmatiser la veulerie de celles-ci qui se comportent en véritables chevaliers de la terre plate, que ce soit par forfanterie personnelle ou par pusillanimité ordinaire. On compte bien des chefs d’État et de hauts dignitaires dans cet aréopage ! Alors, pourquoi les réseaux ne regorgeaient-ils pas de ces tristes palinodies ? N’oublions pas que le motif réel de cette lâcheté est toujours le même, le respect du néolibéralisme pour préserver les privilèges des ultra-riches [44]. La baisse des salaires, la destruction des vraies retraites et des services publics sortent évidemment du même tonneau. Il faut veiller à ce qu’un pognon de dingue ne soit pas gaspillé !

Pourtant, le jour-même de l’ouverture de cette COP, l’Organisation météorologique mondiale publiait un communiqué qu’elle titrait « 2019 marque la fin d’une décennie de chaleur exceptionnelle et de conditions météorologiques à fort impact à l’échelle du globe 

Courbe établie à partir des températures moyennes relevées depuis l’ère pré-industrielle

Meteorological Office britannique

L’objet n’est pas ici de faire un résumé des présentations scientifiques depuis la première COP en 1995, 25 ans déjà. Égrenons seulement quelques faits :

  • concentration de CO2 dans l’atmosphère 350 ppm (1990), aujourd’hui 415 ;
  • fortes subventions distribuées aux compagnies qui fournissent des énergies fossiles (selon l’AIE, ce sont plus de 400 milliards de dollars en 2018). La capitalisation boursière des quatre premières compagnies pétrolières (Shell, Exxon et deux compagnies chinoises est de l’ordre de 1 000 milliards de dollars en 2018). Il convient évidemment d’ajouter celle qui les devance, la compagnie saoudienne Aramco [45] ;
  • l’augmentation de la température, depuis la période préindustrielle ne doit pas dépasser 1,5 °C, ce qui ne pourra être atteint qu’avec une forte diminution de la consommation d’énergie (de 20 % à 40 % d’ici à 2100 selon les prévisionnistes).

L’ampleur et l’urgence de la tâche montrent assez que ces objectifs sont inatteignables dans le cadre capitaliste. Une seule véritable raison s’y oppose en effet : les propriétaires de quelques dizaines de transnationales dans le monde [46], décident de tout, dont en particulier de leurs dividendes qui doivent, sans cesse, croître. Cette croissance infinie interdisant dès lors que soient consacrées à la radicale reconversion environnementale, chaque année, les sommes indispensables (entre 5 000 et 10 000 milliards de dollars). La chimérique fixation d’un prix du carbone ne peut que séduire les maîtres actuels du monde ; ils savent parfaitement que, dans le cadre des rapports de force d’aujourd’hui encore, ça ne se fera pas ou à un niveau ridicule. Ils peuvent aussi compter sur les naïfs prêts une fois encore à faire confiance aux infaillibles mécanismes du marché. Seule une puissante régulation publique pourrait inverser la tendance. Les êtres humains, débarrassés d’un système qui les épuise autant que la planète sur laquelle ils vivent, sont les seuls en mesure de stopper cette course vers l’abîme.

Combien de COP faudra-t-il encore pour que la Convention-cadre sur les changements climatiques (FCCC) cesse d’inventer des MDP (mécanisme pour un développement propre), et autres URCE (unité de réduction certifiée des émissions) qui sont lancées sous la pression des transnationales qui viennent d’être évoquées. Autrefois, on désignait ces splendeurs sous l’appellation d’éléphants blancs ; si l’expression sonne comme quelque peu désuète maintenant, le principe – faire payer ledit éléphant par les peuples – demeure !

Aujourd’hui, à laisser les ultra-riches continuer ainsi à détruire l’environnement en même temps qu’empiler leurs méfaits, en particulier l’extravagante augmentation des inégalités, tout le monde sera perdant.

Notes

[1Le FMI introduit son rapport IMF Fiscal Monitor : Tackling Inequality par cette mise en garde « L’accroissement des inégalités et le ralentissement de la croissance économique, ont appelé l’attention sur la nécessité du soutien d’une croissance inclusive. […] une inégalité excessive peut éroder la cohésion sociale »

[3Simon Kuznets, états-unien, fut le quatrième économiste à se voir décerner en 1971 le prix de la Banque de Suède en sciences économiques dit Nobel d’économie.

[4 Voir en particulier World inequality database sur lequel travaille notamment Piketty.

[5Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019

[6Le Président Roosevelt a fait, au début des années 1930, passer par paliers les impôts sur le revenu des plus riches de 25 % à 79 %, puis en 1941 à 91 %, taux qui fut maintenu, bien après la guerre, jusqu’au début des années 1960

[7J.M. Keynes, Lettre à nos petits-enfants, Paris, LLL, 2017

[8Capital et idéologie, page 1208.

[9Le Monde, 4 septembre 2019, « Une vision du monde franco et anglo-centrée ».

[10Capital et idéologie pages 942-943.

[11Joseph E. Stiglitz, Peuple, Pouvoir et Profits, Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale, Paris, LLL, 2019.

[12Peuple, pouvoir et profits, page 47.

[13Capital et idéologie, pages 213-214.

[14C’est précisément la raison pour laquelle Keynes a évoqué dans La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, l’euthanasie du rentier

[15On sait après quelles luttes et de quelle ampleur exceptionnelle le SMIG a été augmenté de 35 % le 26 mai 1968.

[16IRPP, impôt sur le revenu des personnes physiques.

[17Cette image du gâteau traîne dans tous les discours libéraux pour célébrer la croissance ; pour autant, elle ne dit rien du coût, pour l’environnement de la planète pour passer d’un PIB/habitant de 452 $ courants en 1960 à, en 2018, quelque 11 300 $ courants selon les calculs de la Banque mondiale et surtout elle cache l’énorme différence entre par exemple les 60 000 $/citoyen état-sunien et les 700 $ pour le Centrafricain et moins encore, elle ne décrit les gouffres existant à l’intérieur des pays, voir Les inégalités mondiales analysées par Branko Milanovic.

[18Pour autant que ce poncif du néolibéralisme puisse, en dehors quelques cas particuliers, avoir des effets sensibles, encore faudra-il qu’en amont, les investissements nécessaires et pertinents aient été réalisés

[20Le directeur général du Crédit agricole, Philippe Brassac, fait part le 21/09/19, lors de l’émission économique du samedi matin sur France Inter, de sa foi dans le capitalisme pour contribuer à la réduction de l’émissions des gaz à effet de serre

[21World inequality database

[22Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat

[23Résumé pour les décideurs

[24Si le tourisme et les loisirs organisés par le capitalisme sont bien souvent une source supplémentaire de pollution, ils sont aussi à l’origine d’activité humaine

[25Selon le GIEC, « entre 1979 et 2018, l’étendue de la banquise arctique a très probablement diminué tous les mois de l’année »

[26Entre 2006 et 2015, l’Arctique a perdu, en moyenne, 280 milliards de tonnes par an et l’Antarctique 155 milliards de tonnes par an

[27Plusieurs estimations chiffrent à quelque 15 000 milliards de dollars le total des titres déposés contre rémunération

[28Le 3 avril 2008, le chef-économiste de Natixis déclarait le pire est passé. C’est fini.

[29Trump’s Trade Quagmire ? He just keeps escalating as his strategy fails.

[30L’édition d’août 2019 de Janus Henderson indique que les dividendes servis dans le monde au second trimestre de l’année ont augmenté de plus de 1 % par rapport à la même période de l’année précédente pour atteindre près de 515 milliards de dollars ; pour les seuls États-Unis, l’augmentation a été de 3,9 % malgré une croissance en baisse

[31Lire Christian Chavagneux « Londres contrôle toujours plus la finance spéculative ».

[32Bien que la circulation monétaire mondiale ne soit pas comparable avec la valeur de la production mondiale, on peut indiquer que, selon la Banque mondiale, la valeur quotidienne de la production mondiale est, en 2019, d’environ 235 milliards de dollars courants soit un chiffre quelque 28 fois moindre.

[33Lire, entre autres de Joël Bokaert, La communication du vivant, Paris, Odile Jacob, 2017.

[34Joseph E. Stiglitz, Peuple, pouvoir et profits, Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale, Paris, LLL, 2019.

[35Voir « Ces financiers qui dirigent le monde – BlackRock », Arte le 16 septembre 2019.

[36Armageddon fait référence au combat qui, selon l’Apocalypse de l’Ancien Testament, eut lieu sur ce mont de Galilée, ce fut le terrible combat de la fin du monde.

[37Mervyn King, The end of Alchemy, Londres, Little, Brown Book Group, 2016.

[39Même si on ne s’étonne guère de l’empilement des mesures ouvertement néolibérales de la présidence Macron, on remarque avec ahurissement que le ministre de l’Éducation nationale a adressé aux membres du Conseil supérieur des programmes une note dans laquelle il demande d’identifier et de renforcer les éléments ayant trait au changement climatique, au développement durable et à la biodiversité, dans les programmes d’enseignement de l’école et du collège. Il leur recommande de s’appuyer sur les « meilleurs experts » pour garantir la qualité scientifique de vos propositions vous pourrez solliciter les meilleurs experts sur ces questions qui exigent objectivité, rigueur et précision scientifiques. Dans cette liste, on remarque les noms de deux climato-sceptiques bien connus et se réclamant comme tels, dont celui de Vincent Courtillot.

[40Emmanuel Saez, Gabriel Zucman, The triumph of injustice, New York, W.W. Norton & Company, octobre 2019

[41On peut se reporter à la note 29 de Ça ose tout dans ce numéro.

[42Romaric Godin, La guerre sociale en France, Paris, La Découverte, 2019.

[43Au lendemain du Traité de Versailles, devant, le caractère irréaliste du paiement de l’énormité de la dette allemande, le ministre français des finances de l’époque avait lancé « l’Allemagne paiera ». Keynes très opposé à ce traité publia en 1919 une analyse dans laquelle on pouvait lire « En demandant l’impossible, ils abandonnèrent la proie pour l’ombre et perdront par la suite tout ce qu’ils croiront avoir obtenu ».

[44Voir note 30 sur les dividendes servis dans le monde.

[45Saudi Aramco commence au début des années 1930 avec la compagnie étasunienne Standard Oil – dont le propriétaire restera un grand nom des milliardaires américains, Rockefeller. Aujourd’hui, sur les quelque 100 millions barils/jour produits dans le monde, ce sont environ 12 qui proviennent d’Aramco qui, après bien des tractations, a fait son entrée en bourse début décembre 2019 pour près de 2 000 milliards de dollars, soit une valorisation boursière supérieure à celles des géants Google et Amazon 

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