Note de lecture sur l’ouvrage : A. Le Roy, E. Puissant (dir), F.-X. Devetter, S. Vatan (2019) Économie politique des associations, Transformation des organisations de l’économie sociale et solidaire

lundi 20 janvier 2020, par Jacques Perrat *

Cet ouvrage est d’abord un manuel universitaire mais peut intéresser un plus large public puisqu’il aborde la question de la transformation en cours des organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS) [1]. Écrit à plusieurs mains, il offre plusieurs angles de vue permettant de préciser les spécificités de l’ESS et, plus particulièrement, des associations. En mettant en lumière aussi bien leurs forces que leurs contradictions, il montre l’ampleur des remises en causes qu’elles subissent aujourd’hui.

Considérant les limites de l’approche économique standard et la suprématie qu’elle confère à la régulation marchande, les auteurs ont fait le choix d’une approche socio-économique et sociopolitique, donnant toute sa place aux besoins, aux rapports et aux acteur sociaux. D’où une démarche largement inductive, alimentée par les travaux de terrains des auteurs comme par leur participation aux controverses scientifiques sur ces questions.

Le premier chapitre replace les associations de l’ESS dans une perspective socio-historique. Ayant dû, parfois difficilement comme en France, conquérir légalité et légitimité (la Loi Le Chapelier de 1791 les interdit pour plus d’un siècle), elles ont été souvent pionnières dans de nombreux secteurs d’activité pour répondre à des besoins sociaux non ou mal satisfaits (familles, personnes âgées, personnes en situation de handicap…). Mais leur caractère novateur va au-delà de la simple réponse aux besoins : d’une part, elles concourent à la construction sociale de ces besoins ; d’autre part, elles contribuent à les faire reconnaître comme légitimes. Autre spécificité, la centralité de principe qu’elles accordent à l’usager, y compris dans la participation aux choix stratégiques, voulant contribuer par là à son émancipation.

Le deuxième chapitre s’attache à analyser les conditions complexes dans lesquelles les associations tentent de valoriser leurs spécificités et d’atteindre leur « idéal-type » (adhésion et engagement volontaire, égalité des membres dans les décisions, double qualité d’usager et de membre, non-lucrativité), malgré les contradictions apportées à tous ces principes par l’extension de la régulation marchande. Alors que, dans l’approche théorique standard la firme peut être considérée comme un « nœud de contrats bilatéraux » dont l’efficience est validée par le marché, l’association s’écarte par nature de ce modèle puisque, si elle se présente bien comme un système d’interrelations internes et externes, ces interrelations ne sont pas d’abord marchandes et leur validation est, en dernière instance, sociale. D’où, notamment, la complexité du fonctionnement du « triangle associatif » que forme l’association employeur, ses salariés et les usagers qui sont sa raison d’être. Le chapitre s’attache à analyser les difficultés d’exercice de la fonction employeur (souvent collective et bénévole), le positionnement complexe du syndicalisme salarié et les tensions qu’introduisent la professionnalisation des services et le recul du principe de double qualité, avec des usagers qui sont de moins en moins membres à part entière de l’association qu’ils sollicitent.

Le troisième chapitre porte sur les relations des associations avec les politiques publiques, en pointant le passage d’un simple soutien économique à une instrumentalisation dans le cadre de certaines politiques, telle l’insertion dans l’emploi des personnes qui en sont le plus éloignées, y compris en considérant les associations elles-mêmes comme des gisements d’emplois. L’évolution des modalités de financement (baisse des subventions, financement lié à des projets définis par les pouvoirs publics) va en ce sens, ce qui accentue la mise en concurrence des associations entre elles et avec des acteurs privés ou mutualistes (avec un risque de « dilution dans l’Économie sociale et solidaire ») et les conduit, pour assurer leur équilibre budgétaire, à rechercher des financements pas forcément compatibles avec leur projet politique.

Le quatrième chapitre rassemble des éléments de connaissance précis (statistiques, résultats d’études de terrain…) sur l’emploi et le travail dans les associations : évolution de l’emploi, concentration territoriale et sectorielle, rémunérations, temps de travail, conditions de travail, motivation… et s’interroge sur la conséquence de l’évolution des pratiques managériales sur ces éléments.

Le chapitre 5 reprend cette même interrogation en la focalisant sur le travail et l’emploi des femmes, majoritaires dans le salariat associatif. Initialement, le caractère innovant des associations s’est manifesté en faisant émerger le travail féminin des activités domestiques et du bénévolat et en le conduisant, par un continuum, au salariat et à la professionnalisation, en associant nouvelles réponses aux besoins et création de nouvelles professions (notamment avec la création de nouveaux diplômes). Cependant, les évolutions constatées dans les politiques publiques (individualisation de la formation notamment) et la prégnance de la logique marchande (« rationalisation » de l’organisation du travail) constituent de puissants freins à cette professionnalisation.

Le chapitre 6 est consacré à la question de l’évaluation qui, selon les auteurs, s’inscrit de plus en plus comme outil de contrôle économique et financier des activités associatives au lieu de mesurer la portée sociopolitique de leurs interventions. Celles-ci sont, par nature, essentiellement non marchandes et l’appréhension de leur efficacité ne peut donc se réduire à l’analyse d’indicateurs chiffrés : elle demande une démarche « compréhensive », par nature collective, et contradictoire car confrontant différents points de vue, donc avant tout « politique ».

Dans le dernier chapitre comme dans la conclusion, les auteurs se demandent si les associations peuvent devenir « solubles dans le marché ». Les associations d’Aide à domicile sont prises comme exemple d’une évolution problématique, puisqu’on s’y écarte de plus en plus d’un financement par des subventions publiques, significatives d’une validation sociale ex ante des missions d’intérêt général qui leur sont conférées. Avec le passage à une situation où, d’une part, la diminution drastique de ces subventions ouvre la porte à une tarification sans cesse plus marchande des activités, et où, d’autre part, les usagers jouent un rôle accru dans la détermination des prix qu’ils consentent à payer. Ce qui prévaut ainsi est donc une « validation décentralisée et individualisée » de ces activités, ce qui accroît la mise en concurrence des associations entre elles et avec des prestataires privés. Pour les auteurs, le projet associatif ne peut se régénérer qu’en retrouvant la dynamique d’un projet politique, qui articule finalité du service rendu et qualité de l’emploi et du travail.

On a donc là un ouvrage particulièrement roboratif, même si sa lecture n’est pas toujours aisée : l’écriture plurielle comme le découpage des chapitres apportent une multiplicité intéressante de points de vue, mais peut rendre difficile l’appréhension cohérente de certaines questions. C’est, notamment, le cas de la question du travail et de l’emploi, dont le chapitre 5 dresse un panorama quantitatif, mais dont les aspects plus qualitatifs, concernant de fait la spécificité de la relation salariale associative, sont évoqués plus ou moins explicitement dans les autres chapitres.

Pour autant, ce qui nous a surtout intéressé est la portée heuristique de l’approfondissement ainsi proposé des « concepts de l’ESS » pour considérer « en creux » ce que n’est pas (et que pourrait être) l’économie dite « productive ». L’exemple de l’Aide à domicile (dont on peut regretter là encore que la richesse de ses enseignements se trouve quelque peu fragmentée dans les différents chapitres) et doublement significatif à cet égard. D’abord par la façon dont les exigences d’une logique non marchande pour améliorer la réponse aux besoins sociaux et au souci des personnels de bien faire leur travail percutent frontalement les injonctions de la logique marchande, ce qui s’exprime par la tension permanente qui s’exerce entre rationalisation « industrielle » (où triomphe la standardisation des pratiques et le raccourcissement du temps) et rationalisation « professionnelle » (qui privilégie « l’élaboration de routines en construction permanente »). Ensuite par les questions soulevées par la difficile transition, concernant l’activité des femmes, entre travail bénévole domestique et travail salarié professionnel. Par là, c’est bien à une réflexion sur la nature et sur la place du travail dans la structuration des individus et de la société que nous sommes invités. Ce qui nécessiterait de poursuivre la réflexion sur la question centrale de la valeur, notamment celle produite dans les services non marchands. À notre sens, plutôt que de vouloir résoudre la fameuse contradiction qui existerait chez Marx dans la transformation de la valeur en prix, il est préférable de l’accepter comme telle car c’est sans doute dans cet entre-deux que pourront se construire les solutions alternatives que portent les auteurs de l’ouvrage.

Notes

[1Louvain La Neuve, De Boeck Supérieur
(ADEES Auvergne-Rhône-Alpes)

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