Le délit de solidarité : une figure de la répression des mouvements sociaux

samedi 9 février 2019, par Philippe Wannesson

En France, ce qu’on appelle le « délit de solidarité » est à l’origine lié à l’article L 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), qui réprime le fait d’avoir « par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France », lorsque cette répression s’exerce sur des personnes agissant par solidarité avec des personnes étrangères sans contrepartie financière. Son « abolition » a été plusieurs fois annoncée, dernièrement en lien avec une décision du Conseil constitutionnel donnant une effectivité juridique au principe de fraternité énoncé par la devise de la République. Pourtant, le « délit de solidarité » n’a pas disparu, d’autant moins que la répression de la solidarité utilise d’autres moyens juridiques et d’autres techniques d’intimidation que les seuls outils qu’offre le CESEDA.

La répression de la solidarité avec les personnes étrangères n’est pas une spécificité française. On la retrouve dans d’autres pays européens, en lien avec la politique d’hostilité aux personnes étrangères qu’ils mettent en œuvre sur leur propre territoire, ou avec les frontières extérieures de l’Union européenne, où elle fait l’actualité avec la question déjà ancienne du sauvetage en mer.

La solidarité est souvent représentée comme venant de personnes européennes en direction de personnes étrangères, reléguant au second plan ou invisibilisant la solidarité entre personnes étrangères, ses dimensions d’entraide, d’auto-organisation, sa dimension revendicative, et la répression à laquelle elle est confrontée.

Le « délit de solidarité » en France

La répression de la solidarité sur la base du CESEDA

Le décret-loi du 2 mai 1938 prévoit, dans son article 4, que « tout individu qui par aide directe ou indirecte aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger sera puni des peines prévues à l’article précédent. » L’article précédent auquel il est fait référence sanctionne d’une amende de 100 à 1000 francs et d’un mois à un an d’emprisonnement le fait, pour une personne étrangère résident en France, de ne pas avoir demandé dans les délais une « carte d’identité » - terme qui désigne à l’époque le document délivré par les autorités françaises attestant de l’identité de la personne de nationalité étrangère, obligatoire depuis la Première Guerre mondiale. C’est pendant ce même conflit que s’est répandue, non seulement parmi les États belligérants mais également dans certains États neutres, l’obligation de présenter un passeport pour pénétrer sur le territoire, mettant fin au régime de large liberté de circulation et d’installation qui prévalait jusque-là.

La lecture de l’exposé des motifs qui précède le décret-loi est passionnante, tant elle est proche des discours qui justifient les politiques migratoires restrictives et de contrôle des personnes étrangères jusqu’à nos jours, de même que ses quinze articles portent les germes des futures politiques de contrôle et de répression.

C’est ainsi que, repris à la Libération, l’article 4 du décret-loi se retrouve aujourd’hui quasiment à l’identique dans l’article 622-1 du CESEDA. Mais, d’une part, le champ d’application en a été élargi à l’espace Schengen et au territoire de l’ensemble des États parties au protocole de Palerme sur le trafic d’êtres humains. D’autre part, l’article renvoie à des exceptions à la pénalisation prévues par l’article 622-4. Pour compléter le tableau, les autres articles contenus dans ce chapitre « aide à l’entrée et au séjour irrégulier » qui vont jusqu’à 622-10 prévoient toute une série de peines complémentaires au tarif répressif de base et des peines aggravées si le délit est commis en bande organisée ou avec une série d’autres circonstances aggravantes.

Le « délit de solidarité » entre exceptions, « abolitions » annoncées et continuité

Le règle est donc la pénalisation, des exceptions sont prévues qui portent d’une part sur les liens familiaux, d’autre part sur des actes qu’on peut qualifier d’humanitaires – cette dernière disposition ayant été apportée par la loi du 18 mars 2003, et c’est autour de cette tension entre pénalisation et exemptions que va se nouer le débat autour du « délit de solidarité ».

Dans sa globalité, la loi du 18 mars 2003 participe du saut répressif lié à l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur. Et, dans le même temps que la loi prévoit des exceptions humanitaires à la pénalisation, les poursuites se multiplient à l’encontre des personnes aidantes, et l’article 622-1 est utilisé dans le cadre d’une politique de peur visant à dissuader la solidarité et à couper les personnes étrangères en situation irrégulière du reste de la population.

En réaction à la criminalisation de la solidarité, se développe une campagne qui demande l’abolition du « délit de solidarité ». Au-delà des mobilisations associatives, le film « Welcome » contribue largement à diffuser cette idée auprès du grand public. Dans le cadre de la campagne pour l’élection présidentielle de 2012, le candidat Hollande promet « l’abolition » du « délit de solidarité ».

Et le « délit de solidarité » ne fut pas « aboli ». La loi du 12 décembre 2012 maintient le principe de la pénalisation comme règle, les exceptions sont simplement affirmées (chaque alinéa de l’article 622-1 qui énonce la pénalisation est introduit par la formule « Sous réserve des exemptions prévues à l’article L. 622-4 ») et élargies. Ainsi, « de toute personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché était, face à un danger actuel ou imminent, nécessaire à la sauvegarde de la personne de l’étranger, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ou s’il a donné lieu à une contrepartie directe ou indirecte » devient « de toute personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ». L’exception n’est plus limitée à la situation de « danger actuel ou imminent », mais élargie à diverses formes d’aide humanitaire et au conseil juridique.

D’une part, les exceptions ne portent que sur l’aide au séjour, pas sur l’aide à la circulation (d’où des poursuites et des condamnations pour avoir transporté des personnes en voiture), ni sur l’aide à l’entrée (exemple : deux mineurs faisant l’objet d’une ordonnance provisoire de placement auprès de l’Aide sociale à l’enfance sont refoulés illégalement à la frontière franco-italienne ; la personne qui va les chercher dans le no man’s land entre les postes frontières français et italiens pour les emmener au poste de police français et faire appliquer la loi est poursuivie pour aide à l’entrée). D’autre part, la liste des activités couvertes par l’exception est limitative, ce qui entretient une zone grise laissée à l’appréciation de la police, du parquet et des juges. Les poursuites continuent donc.

Nouvel épisode, ce 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a rendu une décision dont ce qui a été généralement retenu par les médias est qu’il consacrait le principe de fraternité face au « délit de solidarité ». Là encore il faut prendre le temps d’analyser les faits pour mesurer la portée réelle de cette décision.

Le Conseil constitutionnel a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité par rapport à des poursuites engagées contre des bénévoles en vertu de l’article 622-1 du CESEDA, l’argument soulevé étant que la pénalisation d’actions de solidarité entre en contradiction avec le principe de fraternité énoncé par la devise de la République.

D’une part, la décision du Conseil constitutionnel donne une effectivité juridique au principe de fraternité, pas dans le sens d’une obligation à produire une législation qui s’en inspire, mais dans celui d’une interdiction pour la législation d’en empêcher l’exercice. Il faudra donc voir avec le temps la manière dont les juges s’en saisiront et feront évoluer la jurisprudence, et si d’autres éléments de la législation pourront être considérés comme faisant obstacle à l’exercice du principe de fraternité.

D’autre part, elle en déduit trois choses concernant les articles 622-1 et 622-4 du CESEDA à propos desquels il a été saisi.

En application du principe de fraternité, les exceptions énumérées à l’article 622-4 doivent être interprétées de manière extensive, et s’appliquer « à tout autre acte d’aide apportée dans un but humanitaire ».

En application du principe de fraternité, ces exceptions doivent être étendues à l’aide à la circulation, et la loi doit être modifiée dans ce sens – ce qui a été fait dans le cadre de la loi du 12 septembre 2018.

Mais le Conseil constitutionnel considère aussi que « l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l’ordre public, qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle », et qu’il vient limiter l’application du principe de fraternité. Au nom de quoi l’aide à l’entrée sur le territoire doit rester pénalisée quelles qu’en soient les motivations.

C’est la face sombre de cette décision du Conseil constitutionnel. « L’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière » ne figure nulle part dans la Constitution. Au contraire, le contexte dans lequel est adoptée la Constitution de 1958 est celui d’un recours massif à l’immigration, comprenant un large recours à la régularisation de la situation de personnes déjà arrivées sur le territoire, pour faire face aux besoins de main-d’œuvre. La Constitution de 1958 est donc compatible avec des politiques migratoires différentes, et ce que fait le Conseil constitutionnel est d’ériger en « objectif à valeur constitutionnelle » les orientations politiques du moment – il fait de même avec les politiques budgétaires. Sous les dehors affriolants du principe de fraternité, nous voyons donc le Conseil constitutionnel se transformer de garant de la Constitution en garant des politiques du moment, répressives en matière migratoire, austéritaires en matière budgétaire.

La décision du Conseil constitutionnel a permis un élargissement des exceptions, mais a confirmé la règle de la pénalisation, notamment en ce qui concerne l’aide à l’entrée sur le territoire. Les poursuites contre les personnes solidaires continuent donc.

Le collectif Délinquants solidaires proposait, à l’occasion de la réforme du CESEDA adoptée en 2018, cette formulation : « l’infraction n’est pas constituée lorsque l’acte de facilitation est commis à titre gratuit ou lorsque la contrepartie n’est pas manifestement disproportionnée ». La mention de « la contrepartie » non « manifestement disproportionnée » correspond à la situation de prestations professionnelles rémunérées, de participation des personnes accueillies par des particuliers, qu’il s’agisse de coup de main ou de participation aux frais qu’occasionne leur accueil (toutes les personnes accueillantes ne sont pas riches), de covoiturage avec participation aux frais – toute une série de situations de la vie quotidienne qui n’ont rien de répréhensible et qui ne doivent donc pas donner lieu à des poursuites pénales.

Les multiples visages de la répression

Un matin, la police fait irruption chez une bénévole du collectif Solidarité migrants-Bassin minier, dans le Nord, l’arrête et l’emmène menottée devant ses enfants. Elle reste en garde-à-vue trente-trois heures dans le cadre d’une procédure prévue pour le grand banditisme. Elle est allée rendre visite à des exilé-e-s du campement d’Angres, près de Lens, après leur passage au Royaume-Uni, elle a publié sur Facebook des photos de la fête dont ces retrouvailles ont été l’occasion. Elle est donc poursuivie pour être la logisticienne d’un réseau international de « passeurs ». Le dossier étant vide, les poursuites à son encontre seront abandonnées. Reste l’arrestation au petit matin devant ses enfants, la garde-à-vue, l’angoisse des suites, la réputation pour une infirmière exerçant en libéral.

Cet exemple montre que peu importe la loi lorsqu’il y a volonté d’utiliser la peur pour dissuader l’engagement solidaire et réduire l’opposition à la politique du gouvernement. Dans le même ordre d’idées, il possible de mobiliser un large éventail de motifs de poursuites et de pratiques répressives, quitte à ce que les poursuites soient abandonnées ou aboutissent à une relaxe.

Un registre immédiatement à la portée de la police est celui des infractions au code de la route, parfois à l’occasion d’activités humanitaires (du mauvais stationnement à l’examen complet du véhicule jusqu’à trouver quelque chose qui ne soit pas en règle), parfois en dehors de toute activité pour les véhicules « repérés ». Ce qui vaut à leurs propriétaires des contrôles répétés, plus ou moins prolongés, et une verbalisation du moindre manquement.

Le fait d’être « repéré » peut entraîner d’autres comportements d’intimidation de la part de policiers ou gendarmes, hors de toute notion d’infraction ou de légalité. Une voiture de police ralentit à votre approche, tous les visages de ses occupants sont tournés vers vous. Vous roulez à bicyclette en tenant votre droite, une voiture de police qui vient en sens inverse se décale face à vous et ne redresse qu’au dernier moment pour vous éviter. Ce genre de situation se répète et ponctue votre présence dans l’espace public. Cette forme de pression se rencontre aussi bien à Calais à l’encontre de personnes solidaires des exilé-e-s qu’à Bure vis-à-vis des opposant-e-s au projet de centre d’enfouissement des déchets nucléaires.

Faisant le pont entre ce registre policier et les poursuites pénales, se trouvent les infractions liées au contact avec les policiers ou gendarmes, outrage, rébellion, violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique. Les poursuites sont déclenchées par la plainte du ou des agents concernés, et visent souvent des personnes marquant une opposition, ou témoins ou victimes d’actions violentes de la police, ou qui ont été identifiées comme meneur-ses, ou que les agents veulent identifier.

Au-delà, les placements en garde-à-vue et les poursuites judiciaires peuvent faire appel à une large imagination quant à leurs motifs. Hébergement dans une salle ne satisfaisant pas aux normes d’accueil du public (Saint-Étienne, pour la mise à l’abri de personnes étrangères à la rue). Infraction au code de l’urbanisme (Norrent-Fontes, dans le Pas-de-Calais, pour la reconstruction d’une cabane détruite dans un incendie). Occupation de la propriété d’autrui (Calais, pour avoir filmé la police délogeant au petit matin des exilés mineurs qui avaient dormi à la belle étoile sur un tas de gravier).

L’état d’urgence fournit des instruments à la répression de la solidarité. Il a été utilisé pour interdire toute manifestation liée à la question des exilé-e-s à Calais, la simple participation à une manifestation interdite dans le cadre de l’État d’urgence étant punissable de six mois d’emprisonnement et 7500 € d’amende. Il a également permis, lors de la destruction du bidonville de Calais, d’arrêter un périmètre de sécurité comprenant le bidonvilles, l’espace aménagé pour le tri et l’embarquement dans des bus de ses habitants, et leur accès, la présence non autorisée dans ce périmètre étant sanctionnée de la même peine.

Enfin, le « trouble à l’ordre public » a été invoqué pour placer en rétention des personnes solidaires de nationalité étrangère, notamment d’autres pays de l’Union européenne – ainsi qu’une équipe de journalistes britannique juste avant la destruction du bidonville de Calais.

Pour clore ce tour d’horizon concernant la répression de la solidarité en France, deux exemples qui illustrent la politisation des poursuites pénales.

Un bénévole britannique, après une longue hésitation, décide de cacher dans sa camionnette une fillette de six ans qui est depuis des mois dans le bidonville de Calais pour l’emmener rejoindre des membres de sa famille au Royaume-Uni. Il est pris au passage de la frontière, et poursuivi sur la basse de l’article 622-1 du CESEDA. L’affaire est fortement médiatisée, tout comme le sont à cette période les conditions indignes de vie dans le bidonville. Une condamnation pour avoir voulu aider cette petite fille à rejoindre sa famille risquait de délégitimer l’article au nom duquel il serait condamné. Les juges le relaxent de ce chef d’inculpation, mais le condamnent pour une infraction au code de la route : il a transporté une enfant sans respecter les conditions de sécurité – siège enfant et ceinture de sécurité. Il a donc mis l’enfant en danger.

À Calais toujours, un rassemblement en hommage à un exilé mort la veille est interdit dans le cadre de l’état d’urgence. Des personnes se rassemblent quand même, la police leur ordonne de se disperser, l’une d’elles est arrêtée parce qu’elle ne se disperse pas assez vite – ou parce qu’elle est ciblée. Au moment de son arrestation, elle signale spontanément qu’elle a un opinel dans son sac. Elle est placée en garde-à-vue pour participation à un rassemblement interdit selon l’état d’urgence. Puis, le motif de la garde-à-vue change, et devient rébellion. Son ADN est prélevé. Le lendemain, la presse locale titre sur « l’institutrice au couteau » – puisque c’est son métier – arrêtée pour avoir agressé des policiers. La source des journalistes n’a pu être que policière. Elle découvre plus tard que figure dans son dossier une copie de sa fiche S – ce qui peut remettre en cause son exercice professionnel comme fonctionnaire, qui plus est enseignante ; ce qui indique aux autres personnes solidaires qu’un certain nombre d’entre elles sont sans doute aussi fichées S. Des témoins ayant filmé son arrestation, elle a pu prouver qu’elle n’a pas résisté et qu’il n’y a donc pas eu rébellion. Mais la condamnation finale n’est qu’un plus dans la démarche d’intimidation.

La répression à l’échelle européenne

La création de l’espace Schengen a suscité toute une législation de l’Union européenne visant à reporter vers les frontières extérieures de l’espace Schengen et de l’Union européenne les contrôles qui avaient lieu aux frontières des États membres ou parties prenantes (rappelons cette complexité que tous les États membres de l’Union européenne ne font pas partie de l’espace Schengen et que des États non membres en font partie) et à créer une base juridique commune. C’est ainsi que la législation européenne prévoit la répression de l’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour des personnes étrangères en situation irrégulière, laissant aux États la possibilité de créer ou non une exception lorsque cette aide ne donne pas lieu à une contrepartie matérielle (directive « facilitation » de 2002).

À ce titre, la criminalisation du sauvetage en mer est très antérieure aux attaques verbales à l’encontre des ONG et aux poursuites engagées par le parquet italien visant SOS Méditerranée et Médecins Sans Frontières, qui affrétaient l’Aquarius (poursuites d’ailleurs menées sous un autre chef, lié à la dangerosité supposée des déchets déposés par l’Aquarius dans les ports italiens lors de ses escales), mais visant aussi le Juventa, l’Open Arms, le Golfo Azzuro (les procédures sont en cours) et le Vos Hestia (qui a été relâché après avoir été retenu à quai).

En Italie, ces exemples récents ont été précédés en 2004 par l’inculpation du capitaine et du premier officier du Cap Anamur et du directeur de l’association qui l’affrétait. Les poursuites se sont soldées par une relaxe cinq ans plus tard. Des pêcheurs tunisiens qui avaient sauvé des exilés et les avaient amenés dans des ports italiens ont également été emprisonnés dans l’attente de leur procès et leur navire est mis sous séquestre. Qu’importe que le procès se solde par une relaxe ou que les pêcheurs soient finalement libérés dans l’attente de leur procès, leur bateau restant sous séquestre, l’emprisonnement et l’immobilisation de l’outil de travail qui est leur seul source de revenu a déjà valeur dissuasive. Malte a également engagé des poursuites à l’encontre du capitaine du Lifeline, et retenu au port le See-Eye et le Sea-Watch-3. En Grèce, des poursuites ont visé en 2016 des pompiers espagnols qui faisaient du sauvetage en mer autour de l’île de Lesbos dans le cadre de ONG Proemaid, ils ont été relaxés en 2018. Et des poursuites sont en cours à l’encontre de trois membres de l’ONG Emergency Respons Center International. Ces trois États ne sont pas isolés dans leur démarche, puisque Theresa May et Bernard Cazeneuve, alors ministres de l’intérieur de leurs pays respectifs, avaient en 2016 déclaré que le sauvetage en mer encourageait les exilés à tenter la traversée.

En Belgique, la vague récente d’arrestations de personnes hébergeant des exilés semble liée à la surenchère xénophobe menée par les ministres nationalistes flamands, Jan Jambon à l’Intérieur et Theo Francken à l’Immigration. Il faudra suivre l’évolution de la situation pour voir si le gouvernement d’affaires courantes assurant la gestion du pays jusqu’aux élections législatives de mai 2019 suspendra ou continuera cette politique.

L’Italie joue vis-à-vis de la France le même rôle de gardienne de sa frontière que la France vis-à-vis du Royaume-Uni. Une politique de répression de la solidarité a donc été mise en place autour de Vintimille, faite d’interdiction des distributions alimentaires et d’interdiction de séjour dans la province prononcées à l’encontre de militants.

En Hongrie et en Croatie, la répression vise à entraver et intimider les associations dans leur rôle de témoins des exactions et violations des droits commises à l’encontre des exilés. En Hongrie, les associations de soutien aux exilés se sont vu interdire l’accès aux centres d’hébergement et aux zones frontalières avec la Serbie, et soumises à une procédure d’enregistrement spécial et à une taxe sur les dons qu’elles reçoivent de l’étranger. Elles font l’objet d’un discours violemment hostile de la part du parti au pouvoir. En Croatie, parce qu’ils ont témoigné des violences commises par la police croate à la frontière, le Centre des études de la paix et l’ONG Are You Syrious font l’objet d’attaques de la part du parti au pouvoir et de pressions du ministère de l’Intérieur. Le Centre des études de la paix s’est vu interdire l’accès aux centres d’hébergement des demandeur-se-s d’asile. Les deux associations sont aussi l’objet de menaces et de dégradations de leurs locaux par des groupes d’extrême droite.

Les expulsions sont aussi un aspect de la politique migratoire qui peuvent donner lieu à des frictions et à des poursuites. S’agissant d’affaires récentes et médiatisées, six passagers poursuivis en Belgique pour avoir empêché le décollage de leur avion et une expulsion vers le Cameroun, en 2016. Dans ce genre de situation, l’Office des étrangers se porte systématiquement partie civile contre les personnes ayant empêché l’expulsion. Au Royaume-Uni, quinze militants viennent d’être reconnus coupables d’avoir empêché en 2017 le décollage d’un charter affrété par le Home Office pour des expulsions vers le Ghana, la Sierra Leone et le Nigeria, leur condamnation reposant sur une législation antiterroriste.

Ces quelques exemples montrent une convergence dans la répression de la solidarité avec les exilés et des particularité en fonction des situations nationales, utilisant les outils du droit, législation d’exception comprise, pour réprimer les personnes et les groupes qui font obstacle à la politique gouvernementale, outils du droit qui peuvent être complétés par des pressions administratives, un discours accusateur plus ou moins violent de la part des autorités, éventuellement relayé par les médias proches du pouvoir, voire dans certains cas menaces et intimidations venant des groupes d’extrême droite.

Auto-organisation des exilé-e-s et répression

La vision que nous avons de la solidarité avec les exilés est biaisée par une conception racialisée communément véhiculée : les aidants seraient européens, les bénéficiaires de leur aide des exilés extra-européens. Cette orientation du regard masque à la fois la solidarité existant entre exilés et la répression à laquelle elle peut être confrontée. À défaut d’une vision d’ensemble rendue difficile en raison de ce manque de visibilité, trois exemples peuvent illustrer que le « délit de solidarité » ne concerne pas que les aidants européens.

Les personnes qui organisent la traversée de la Méditerranée sur des embarcations précaires et surchargées ne participent pas à la traversée, à cause de sa dangerosité et parce qu’elles risqueraient d’être arrêtées et condamnées pour avoir organisé le franchissement irrégulier de la frontière extérieure de l’Union européenne. Ce sont des exilés, soit qui n’ont pas assez d’argent pour payer leur traversée, soit désignés d’office sous la menace des « passeurs », qui tiennent la barre et reçoivent le GPS pour s’orienter et le téléphone portable pour appeler les secours. À l’arrivée, la police italienne recherche systématiquement qui étaient ces personnes. À peine arrivées en Europe et ne connaissant pas leurs droits, elles sont emprisonnées dans l’attente de leur procès, jugées sans bénéficier d’une défense adéquate, et le plus souvent condamnées à des peines de prison ferme pour aide au franchissement irrégulier de la frontière.

Pour passer une frontière en se cachant dans un camion, comme c’est le cas à la frontière britannique, quand il ne s’agit pas d’un camion bâché, il faut qu’une personne reste à l’extérieur du véhicule pour refermer la porte arrière une fois que les autres personnes sont montées. Il s’agit souvent d’une prestation rémunérée quelques dizaines d’euros, les « fermeurs de portes » étant les petites mains du passage, celles qui se font le plus facilement arrêter par la police sur les parkings. Mais il arrive aussi que les exilés s’auto-organisent sans « passeurs », et qu’une personne du groupe soit désignée pour fermer la porte du camion. Ça été le cas pendant plusieurs années à Norrent-Fontes, un campement près d’un parking autoroutier en amont de Calais, où les exilés s’étaient organisés sans « passeurs », ou à Calais où il existe des zones de passage gratuit et auto-organisé. Les forces de police et de gendarmerie ni le parquet et les juges ne font de différence entre prestation de service rémunérée et auto-organisation solidaire. Les personnes arrêtées pour avoir fermé la porte du camion sont généralement déférées en comparution immédiate et condamnées. À noter toutefois que l’association Terre d’errance de Norrent-Fontes avait fait un travail de sensibilisation des gendarmes, des avocat-e-s et des juges qui a pu conduire à des verdicts plus cléments.

Dans le même esprit, retirer un virement par Western Union (ce qui suppose d’avoir une pièce d’identité), acheter un billet de transport, ou, de la part de personnes plus installées, héberger ou véhiculer quelqu’un, peut faire l’objet de prestations rémunérées ou relever d’actes de solidarité, sur la base de liens existant dans le pays d’origine, de relations nouées sur la route, ou de réaction spontanée à une situation rencontrée. Les personnes solidaires se trouvant en dehors des circuits associatifs, la répression éventuelle est méconnue.

Le troisième exemple est celui des tentatives de passage jouant sur le nombre, qu’il s’agisse par exemple à Calais de franchir les grilles entourant le port ou l’accès au tunnel sous la Manche ou de bloquer les camions pour y monter sur la rocade portuaire. La répression repose sur l’arrestation d’un petit nombre de personnes accusées selon les circonstances de violences, rébellion, dégradations, jugées en comparution immédiate sur la base d’un dossier à charge alimenté exclusivement par la police, avec souvent peu d’éléments prouvant que les personnes déférées sont bien, prises dans une foule, les auteurs des actes dont elles sont accusées.

Cette solidarité de groupe avec soi-même, faite d’entraide et d’auto-organisation, peut aussi prendre le visage de la protestation ou de la revendication, qui peut s’exprimer par la révolte, voire l’émeute, ou les moyens de la lutte revendicative comme la manifestation, la grève de la faim, qui est une forme fréquente se retrouvant d’un bout à l’autre de l’Europe, ou des actions spectaculaires et médiatiques. Leur répression rejoint celle du mouvement social en général.

L’efficacité du « délit de solidarité » se mesure moins en nombre de condamnations, mais plutôt dans l’installation d’une peur diffuse, d’une inquiétude d’avoir affaire à « ces gens-là », et plus encore de leur manifester de la solidarité, de manière organisée ou non. Il s’agit moins de désorganiser la capacité de facilitation qu’aurait l’action solidaire que d’éloigner les témoins de la violence exercée sur les exilés et d’empêcher la mobilisation de l’opinion publique. Dans la même logique, des centres d’hébergement dans des lieux peu accessibles, la fermeture de ceux-ci aux associations extérieures, l’accélération des procédures, les obstacles à la scolarisation des enfants, le déguerpissement des squats et campements, pour empêcher autant que possible que des liens se tissent avec la population.

Le paradoxe de cette politique de mise à distance et d’invisibilisation est qu’en même temps elle se donne à voir, l’État se mettant en scène comme défendant les frontières contre le danger venant de l’extérieur, pour détourner le regard des dommages réels que causent les politiques néolibérales à la population.

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