Éditorial : Indépendance, par rapport à quoi, par rapport à qui ?

mardi 19 décembre 2017, par Jean-Marie Harribey *, Jean Tosti *

On dit que la nature a horreur du vide. La politique aussi sans doute. Comment pallier l’absence totale d’engagements concrets de la part des principaux gouvernements du monde pour lutter contre le réchauffement du climat (la COP 23 qui vient de s’achever à Berlin révèle le grand bluff que fut la COP 21 de Paris en 2015) et les atermoiements européens (et au final le renoncement) pour interdire le glyphosate ? Comment dissimuler l’absurdité (au-delà de son cynisme) du macronisme qui brise le travail, appauvrit les pauvres et enrichit les riches ? Par quel bout reconstruire une alternative politique quand la dialectique du eux et du nous supplante la complexité des rapports sociaux ?

Les réponses à ces questions sont étonnantes et déroutantes. La presse authentiquement de gauche se livre à une bataille d’une violence extrême sur fond de rapport entre liberté et laïcité, avec le risque permanent de glisser vers une assimilation entre une religion (islam), un projet politique de soumission de l’État de droit (islamisme) et une entreprise criminelle (terrorisme). Cette assimilation, lorsqu’elle est patente, conduit à une confusion entre la libre critique de toute religion et celle des croyants eux-mêmes, à qui le respect est dû. Et tout cela se déroule dans une ambiance de vacuité médiatique, au moment où sévit la plus grande crise systémique du capitalisme, dont la mondialisation de celui-ci est grandement responsable. La mondialisation du capital rend dépendants les uns des autres les systèmes productifs autour des « chaînes de valeur », elle entrelace les systèmes bancaires et financiers, elle affaiblit les capacités d’action autonome des États-nations, et elle construit des espaces politiques élargis mais sans gouvernement véritablement représentatif des aspirations des populations (à l’instar de l’Union européenne). Sur ce sujet, l’économiste Dani Rodrik parle de « triangle d’incompatibilité institutionnelle » [1] entre 1) un processus politique démocratique, 2) une mondialisation touchant les échanges économiques et le travail, 3) un espace politique à l’échelle d’un État-nation. La réunion de deux côtés du triangle empêche le troisième.

Pourtant, les revendications de souveraineté populaire, de droit à l’autodétermination, d’indépendance, même à des échelons locaux ou régionaux, deviennent de plus en plus précises. S’agit-il d’un antidote à une globalisation aveugle et violente ? Ou bien d’un élément susceptible d’affaiblir encore davantage les États et surtout leurs systèmes sociaux et fiscaux, aggravant ainsi les disparités, les inégalités, voire les discriminations et la xénophobie ?

Dans son dossier, ce numéro des Possibles ouvre le débat sur les nationalités, les rapports entre elles, l’émergence de nations ou les aspirations à les faire émerger. Se posent alors de multiples problèmes. Comment créer un État de droit ? Dans quelle mesure faut-il se défaire de l’ancienne appartenance ? Entre État centralisateur, fédéralisme et confédéralisme, le choix s’impose-t-il ? Quel est l’espace politique et culturel pertinent pour construire la démocratie et la solidarité ? Un équilibre entre globalisation et balkanisation est-il possible ?

Un premier groupe de trois textes porte sur des questions générales. Nils Andersson dresse un état des lieux du concept de droit à l’autodétermination au sein de l’ONU. Il s’avère que ce droit est toujours une conquête, les luttes anticoloniales victorieuses l’ayant bien montré, et, à l’inverse, des obstacles subsistent encore dans de nombreux cas. Mais la résolution 1514 de l’ONU [2] stipule que le droit à l’autodétermination n’abolit pas celui d’un État à préserver son intégrité territoriale. Jean Tosti propose ensuite un commentaire du livre d’Anne-Marie Thiesse, La construction des identités nationales, Europe XVIIIe-XIXe siècle, qui explique le long processus de cette construction. Roger Martelli, quant à lui, s’interroge sur le bon usage de la nation et de la souveraineté.

Viennent ensuite cinq textes portant sur des expériences historiques ou actuelles. Bozidar Jaksic montre, à propos du démantèlement de la Yougoslavie, que « la recherche de pureté de la langue nationale est une résurgence de la politique criminelle de purification ethnique ». Pierre Bance présente la longue quête d’indépendance et de liberté du peuple kurde, partagé entre plusieurs États en conflit. Pourtant, dit-il, il peut exister un avenir prometteur pour un Kurdistan libertaire. La Catalogne est bien sûr au centre l’actualité. Elle est l’objet de deux articles. Le premier, de Txetx Etcheverry, explique pourquoi « le processus catalan reflète une stratégie gagnante » : il est progressiste car il s’inscrit dans « une esquisse d’un vrai programme de transition sociale et écologique », il est impulsé par la société civile et il est non violent. Mais on voit dans le texte combien la clarification des notions d’État et de nation serait nécessaire, tellement elles sont trop souvent confondues. Dans le second article, Francis Viguié retrace l’histoire de la montée de la revendication d’indépendance et analyse le « nouveau cycle de lutte et de résistance ». Ces deux auteurs sont d’accord pour dire, d’une part, que la responsabilité du gouvernement espagnol est immense pour avoir fait échouer une possible négociation en lui préférant la répression, et, d’autre part, que la crise en Catalogne s’insère dans une longue suite de contradictions au sein de l’Union européenne. [3]

L’Afrique aussi est concernée. Odile Tobner présente la situation au Cameroun. Longtemps dominé par l’Allemagne puis l’Angleterre et la France, le pays n’arrive pas à gérer la revendication de la minorité anglophone autrement que par la répression. Elle dénonce le silence des gouvernements occidentaux, notamment celui de la France. Face à cette situation, une fois encore, l’ONU s’avère impuissante.

Enfin, Claude Calame revient sur le sort réservé aux migrants que le gouvernement Macron aggrave encore. En effet, la politique de reconduction aux frontières et d’éloignement fait partie de la tendance au rejet de l’Autre, dont on ne peut jamais être sûr qu’elle n’est pas, si peu que ce soit, inhérente aux revendications de certains indépendantistes.

La partie Débats de ce numéro des Possibles est très fournie. Elle commence par un large extrait de l’entretien réalisé l’été dernier avec l’ancienne présidente du parlement grec, Zoé Kostantopoúlou, qui revient sur le renoncement du gouvernement Tsipras à honorer ses promesses de rupture avec le néolibéralisme européen. Elle nous apprend aussi que la résistance du peuple grec s’organise. Justement, cet entretien est complété par un texte de Theodoros Karyotis sur « le droit à la ville conçu comme l’auto-détermination collective de la vie quotidienne », car la crise dite grecque « n’est qu’un symptôme de la mutation du capitalisme mondial vers un régime d’accumulation, basé sur le choc et la dépossession ».

Trois articles théoriques suivent autour d’une conception du marxisme aujourd’hui. Le premier est un entretien et un débat proposés par Jean-Marie Harribey avec le philosophe Anselm Jappe, à l’occasion de la publication de son livre, La société autophage. À partir de la thèse de la « critique de la valeur », il s’agit de savoir si le capitalisme a atteint un stade de « décomposition ». Portant sur des concepts critiques controversés, les thèses discutées ici connaîtront certainement une suite.

Christophe Darmangeat nous propose un résumé fouillé de son dernier livre, Le profit déchiffré, dans lequel il examine tous les méandres de la définition du travail productif chez Marx. Comme l’une de ses analyses critique la thèse du travail productif dans la sphère non marchande proposée par Jean-Marie Harribey, celui-ci reprend ses arguments et lui répond.

Nous publions également la deuxième et la troisième parties du texte de Patrick Braibant, analysant les thèses de la philosophe Chantal Mouffe, prolongeant ainsi les discussions figurant dans les précédents numéros des Possibles.

La revue remplit sa mission lorsqu’elle ouvre des débats sans décider qu’à un moment ils sont clos. Ainsi, la monnaie est un thème récurrent dans nos colonnes. Cette fois-ci, deux articles font écho à celui publié dans le numéro précédent [4]. D’abord, Philippe Lalik réagit à la critique des monnaies locales complémentaires émise par Alain Beitone et Nicolas Danglade. Il récuse l’accusation de conservatisme, voire de communautarisme, et soutient que les monnaies locales sont au contraire un moyen de recréer du lien social. Louis Larue, de son côté, pose à ces monnaies plusieurs questions peu souvent abordées, notamment : est-ce que ces monnaies peuvent être un outil en faveur de la justice sociale ? Selon lui, le doute est permis.

Thierry Uso présente l’enjeu de la transposition de la directive européenne sur l’attribution de contrats de concession, appliquée aux services publics de l’eau et de l’assainissement. On saisit vite qu’il s’agit de favoriser la libre concurrence.

Raison de plus de résister : Gustave Massiah nous donne le texte de son intervention lors de la séance de clôture du Conseil international du 14 au 18 octobre 2017 à Salvador de Bahia. Et Geneviève Azam rend compte du livre de Frédéric Gros, Désobéir, qui commence par traiter « de l’obéissance et des tensions éthiques qu’elle contient », c’est-à-dire pourquoi nous sommes portés aussi facilement à obéir.

Enfin, dans la revue des revues, Jacques Cossart nous invite au parcours habituel explorant les tréfonds des publications internationales, où, là aussi, la question des nationalités n’est pas étrangère aux préoccupations des classes dominantes. Il faut dire que, pendant que les pauvres souffrent de mille maux, elles se font du souci : jusqu’à quand ça va durer ?

Affirmer le droit à l’autodétermination, même et surtout quand il est refusé par les pouvoirs établis, c’est désobéir et c’est résister, ou c’est résister en désobéissant. Mais l’expérience montre que reste toujours en suspens et en mouvement la légitimité de l’exigence d’indépendance. Par exemple, est-ce que les régions riches d’Europe (Flandre, Italie du Nord, Écosse, Catalogne) ont quelque légitimité à se séparer des pauvres, si la solidarité ne peut être organisée à une échelle plus vaste que locale ? [5] Les instances internationales, comme l’ONU et la Banque mondiale, se gargarisent de « société inclusive », alors que l’exclusion est devenue une obsession des classes dominantes. [6] Au fond, un nouvel État de droit, quelle que soit sa nature, centralisée, fédérale ou confédérale, ne peut être créé sur des bases ethniques ou raciales. La prudence s’impose même pour l’envisager sur une base linguistique. En tout cas, il faut conjurer le risque identitaire.

La bonne nouvelle de la saison, c’est l’éclatement de l’abcès des violences faites aux femmes. La libération de la parole est la marque de l’autonomie. Voilà une forme d’indépendance qui a de l’avenir.

Notes

[1Dani Rodrik, Nations et mondialisation, Les stratégies nationales de développement dans un monde globalisé, Paris, La Découverte, 2008 ; Straight Talk on Trade : Ideas for a Sane world Economy, Hardcover, Princeton University Press, 2017. Voir Julien Vercueil, « Dani Rodrik,Nations et mondialisation. Les stratégies nationales de développement dans un monde globalisé », Paris, La Découverte, 2008. », Revue de la régulation, 5, 1er semestre, Printemps 2009.

[2Voir aussi Marc Semo, « L’autodétermination, droit ambigu », Le Monde, 17 octobre 2017.

[3Voir Nicolas Marty, « La diabolisation des Catalans est inutile », Le Monde, 13 octobre 2013.

[4On lira à ce propos l’avertissement concernant le statut des Possibles, rendu nécessaire par l’incompréhension de quelques lecteurs de la fonction de la revue et de sa place aux côtés d’Attac. On trouvera cet avertissement à la fin du sommaire.

[5Voir Thomas Piketty, « Le syndrome catalan », Le Monde, 11-12-13 novembre 2017. Voir aussi Marie Charrel, « Catalogne : un pari économiquement risqué », Le Monde, 10 octobre 2017, qui demande si « les coûts d’une sécession » ne dépasseront pas les « gains espérés par les séparatistes ».

[6Voir Jean-Marie Harribey, « Une société qui exclut peut-elle être inclusive ? », Blog sur Alternatives économiques, 9 novembre 2017.

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