L’écocide : vers une reconnaissance internationale

mardi 29 septembre 2020, par Marie Toussaint *

Au cours des derniers mois, la thématique de l’écocide a – enfin – fait sa véritable entrée au sein du débat public français. Nous le devons notamment aux citoyen.ne.s de la Convention citoyenne sur le climat qui, en juin dernier, ont rendu d’ambitieuses et réjouissantes conclusions à ce sujet, et qui ont voté, à 99% des suffrages exprimés, en faveur d’un référendum pour « adopter une loi qui pénalise le crime d’écocide dans le cadre des 9 limites planétaires ». Un mois plus tard, c’est Greta Thunberg, 150 scientifiques de renom et près de 3 000 signataires célèbres qui en appelaient, dans une lettre ouverte adressée aux 27 dirigeant.e.s des États membres de l’Union européenne, à porter le combat pour la reconnaissance et la condamnation des écocides en droit international. Et, en effet, il y a urgence : il est plus que temps de se mobiliser, partout et à tous les niveaux, pour faire cesser et voir condamnés ces écocides, graves crimes contre la planète.

Comme l’illustre bien l’étymologie de cette notion, originaire du grec οikos – « la maison » – et du latin occidere – « tuer » –, il s’agit littéralement de lutter contre le meurtre, la destruction de notre maison, de nos écosystèmes. L’écocide revêt donc une acception large par nature qui, il est vrai, doit faire l’objet d’une définition précise lorsque, comme nous l’argumentons ci-dessous, on souhaite en faire une nouvelle incrimination pénale. Si les discussions juridiques se poursuivent actuellement quant à certains contours de la notion, il est capital de franchir dès maintenant des étapes décisives dans la direction de sa reconnaissance à tous les niveaux normatifs. Car, au-delà des hésitations sémantiques, l’objectif est clair, partagé et urgent : il faut faire cesser ces écocides, tantôt ponctuels, tantôt diffus, qui menacent directement la pérennité de nos écosystèmes et des populations qui en dépendent.

Cette urgence est visible quotidiennement, aux quatre coins du monde : l’été nous a montré que, du port de Beyrouth aux côtes mauriciennes, en passant par les (sans cesse moins) vertes étendues de Amazonie, les actes intentionnels ou conscients de destruction de notre environnement sont un fléau qu’il nous faut contrer par tous les moyens dont nous disposons. Cette bataille, nous devons la mener ensemble, partisans de l’écologie et de la justice sociale, sur notre territoire comme entre tous les États du monde, armés d’une même conviction : préserver la Terre est une condition de l’égale dignité humaine. L’impunité doit cesser. Et les dirigeants du monde doivent enfin tourner le dos au libéralisme écocidaire, pour prendre le chemin résolu de la justice sociale et environnementale. Ce virage s’apparente à une résolution. Empruntons-le ensemble.

1. La genèse de l’écocide : le Vietnam et l’agent orange

L’apparition de la notion d’écocide remonte en réalité à la guerre du Vietnam (1954-1975), et plus particulièrement à l’utilisation massive d’agents chimiques par les forces américaines durant ce conflit [1]. Au cours de ce qui constitue « la plus importante guerrechimique du XXe siècle  [2], les bombardiers américains vont, entre 1961 et 1971, déverser sur le Vietnam des dizaines de millions de litres de « l’agent orange », un nom tiré de la couleur des barriques mortifères contenant le liquide défoliant. Adoubé par le président Kennedy et intensifié par son successeur Johnson – qui y voient un moyen « innovant » de débusquer et de neutraliser les groupes armés du Vietcong –, l’emploi de cet herbicide extrêmement toxique va détruire environ cinq millions d’hectares de forêt. La mixture chimique est diaboliquement efficace : employé parallèlement au napalm et à d’autres produits défoliants, l’agent orange s’attaque férocement à l’ensemble des organismes vivants ; très résistante, la « pluie gluante » s’accroche, demeure dans les sols et les marais. En réalité, la « mauvaise herbe » visée par l’herbicide, ce n’est rien de moins que l’ensemble de l’écosystème exposé.

Très vite, la gravité de la situation écologique pousse des scientifiques informés à faire entendre leur voix. Dès 1964, à la suite du travail du biologiste Arthur Galston (université de Yale), on emploie le terme « écocide » pour désigner ce que ces scientifiques identifient comme la destruction d’environnements naturels entiers, ainsi que ses conséquences qu’ils pressentent désastreuses sur la santé humaine. Parmi eux, figure aussi Richard Falk, qui documente en 1973 la destruction de la moitié des mangroves et de 14 % des forêts du Vietnam, ainsi que de graves conséquences sanitaires. Outre la prolifération de maladies liées à la multiplication des populations de moustiques, à plus long terme, l’utilisation de ces herbicides à très haute teneur en dioxine – un puissant perturbateur endocrinien – occasionne également cancers et malformations congénitales auprès de ceux qui y ont été exposés et, comme on l’apprendra plus tard, auprès de leurs enfants et petits-enfants. Falk démontre comment, pour la première fois, la destruction complète, systématique et prolongée d’un écosystème est devenue un objectif militaire. De façon visionnaire, il souligne aussi les lacunes des systèmes juridiques – déjà – insuffisamment équipés pour s’attaquer à ces crimes environnementaux d’un nouveau genre. Ces appels de la communauté scientifique auront un écho politique international assez rapide : en 1972, le Premier ministre suédois Olof Palme ouvre la Conférence des Nations unies à Stockholm en qualifiant d’écocide la guerre du Vietnam. Il critique également le manque de volonté de certains États – au premier rang desquels les États-Unis, sans toutefois qu’ils soient nommément cités – de procéder à l’interdiction de ces stratégies destructrices de l’environnement.

Cinq décennies plus tard, les dommages écologiques et sanitaires résultant de l’usage de l’agent orange n’ont pas cessé de se manifester, avec des conséquences juridiques toujours en développement. La militante vietnamienne Tran To Nga en est l’exemple vivant : touchée directement par un épandage en 1966, elle est atteinte du cancer et a perdu une enfant décédée à la suite d’une malformation congénitale. Ses deux autres filles, ainsi que ses petits-enfants, sont également atteints de problèmes cardiaques, osseux et respiratoires. Comme elle, ils sont 2 à 5 millions à avoir été contaminés par l’agent orange. Le lien de causalité entre ces pathologies et les hauts niveaux de dioxine résultant de la diffusion des herbicides concernés a fait l’objet de multiples confirmations scientifiques [3]. C’est pourquoi, armée de tout son courage, Tran To Nga – qui possède également la citoyenneté française – décide en 2014 de traîner les fabricants de l’agent orange devant les tribunaux français. Mais de qui parle-t-on, au juste ? Parmi les 26 multinationales attaquées par Tran To Nga figurent quelques noms tristement célèbres : Monsanto et Dow Chemical, pour ne citer que les plus connus [4]. Soulignons par ailleurs que, malgré leur sombre passé, ces sociétés poursuivent aujourd’hui encore leurs activités. Non contentes de fuir leurs responsabilités pour les dégâts causés par l’agent orange, elles ont au contraire utilisé les innovations chimiques et revenus tirés de son utilisation à grande échelle pour développer ultérieurement de nouvelles gammes de produits qui, aujourd’hui encore, font leur fortune. Bien que la société affiche une inquiétante tendance à la récidive outre l’agent orange, d’autres de ses produits comme les PCB, le Lasso ou certains dérivés du glyphosate ont été interdits en France –, des milliers de litres de solutions hautement toxiques estampillées (Bayer-)Monsanto continuent ainsi d’être épandus tous les jours sur nos territoires. Car si, comme nous l’illustrons ci-après, l’arsenal juridique actuel souffre de nombreux manques qui permettent à ces acteurs d’échapper à leurs responsabilités ex post, la régulation ex ante laisse elle aussi à désirer : le régime des autorisations préalables de mise sur le marché de ces herbicides souffre, au mieux, d’une mise en œuvre trop timide, et, au pire, d’une décisive et dramatique influence du lobby de l’industrie chimique.

Après quatre ans de cheminement procédural laborieux, les plaidoiries du procès intenté par Tran To Nga sont prévues à Paris pour le 12 octobre 2020, en vue – on l’espère – d’obtenir enfin une reconnaissance de la responsabilité des industriels qui, en connaissance de cause, ont détruit un écosystème et empoisonné les habitant.e.s qui en dépendaient. Notons que, si des vétérans de l’armée américaine ont réussi à obtenir devant des juges américains une indemnisation pour les dommages qu’ils ont eux-mêmes subis du fait de l’agent orange, le lien de causalité n’a jamais été retenu par la justice – ni américaine, ni vietnamienne – au bénéfice des populations locales. La justice n’est toujours pas rendue, et risque certainement de ne jamais l’être, faute d’incrimination existant au niveau international : bien que des enfants naissent encore malformés ou malades, la nature non rétroactive du droit pénal devrait pour toujours entraver l’engagement de la responsabilité des firmes productrices dans la destruction des vies de celles et ceux qui naissent aujourd’hui. Se pose également la question du temps long : les principaux responsables ont au moins quitté leurs fonctions, et ont pour certains disparu.

Le combat pour la justice des victimes de l’agent orange au Vietnam, c’est celui de femmes et d’hommes, d’écosystèmes aussi, à jamais ravagés par l’action humaine. Reconnaître l’écocide, le condamner mais aussi le prévenir, est à la fois une urgence et une nécessité au vu des conséquences multiples et durables causées sur les populations humaines et non humaines.

2. La multiplication des écocides

Depuis les années 1970, la bataille s’est déplacée, elle ne se joue plus uniquement dans les prétoires, mais aussi sur le plan législatif, afin de voir marquée dans le marbre juridique l’interdiction des écocides, au niveau national, international et – plus récemment – européen.

Car si l’utilisation de l’agent orange au Vietnam constitue – par son contexte militaire, sa portée écologique et sanitaire dramatique – un exemple particulièrement criant d’écocide, il en existe malheureusement de nombreux autres, plus ou moins récents, partout sur la planète.

Dresser une liste des catastrophes écocidaires les plus graves – pourtant non exhaustive et sans même y inclure les écocides « diffus », sur lesquels nous reviendrons – s’apparente à un tour du monde sous forme de catalogue des horreurs.

Comment oublier, tout d’abord, la catastrophe de Bhopal, du nom de cette ville indienne qui a vu mourir en 1984 plusieurs milliers de ses habitant.e.s, suite à une fuite massive de produits chimiques toxiques ? Cette nuit-là, l’usine de fabrication de pesticides d’Union Carbide – désormais contrôlée par… Dow Chemicals – expose, à la suite de manquements graves liés à sa politique de sécurité, près d’un demi-million de personnes à une fuite chimique qui s’avérera immédiatement fatale pour environ 20 000 d’entre elles. Aujourd’hui encore, l’on estime qu’une seconde génération de victimes – plus de 100 000 autres citoyen.ne.s de la localité – continue de souffrir de graves problèmes de santé, notamment contaminée par une eau extraite de sols désormais gravement pollués et contenant plusieurs millions de fois les niveaux naturels de métaux lourds [5]. Les victimes ont, par conséquent et de surcroît, plongé davantage encore dans la grande pauvreté : si, cinq ans après la catastrophe, Union Carbide a finalement consenti à verser 470 millions de dollars en réparation à l’État indien, elles se sont ensuite heurtées à d’innombrables obstacles et d’interminables délais pour en obtenir leur part. En définitive, beaucoup se sont trouvées incapables d’engager les frais médicaux urgents et de retrouver un logement décent, affectant sur le long terme leurs capacités à se remettre de la catastrophe [6]. Le CEO d’Union CarbideWarren Anderson, en revanche, a quant à lui filé aux États-Unis où, couvert par l’État américain lors de chaque demande d’extradition émise par les juridictions indiennes, il a profité d’une retraite paisible (et opulente) jusqu’à son décès en 2014.

On peut ensuite rappeler l’action destructrice de Chevron Texaco en Équateur : durant trente années, entre 1965 et 1992, l’industriel pétrolier américain a dévasté les territoires indigènes de l’Amazonie et empoisonné plus de 30 000 de ses habitant.e.s., qui vivent désormais dans la zone au taux de cancer le plus élevé d’Amérique latine. Malgré plusieurs décennies de procès, les onéreuses stratégies juridiques procédurières déployées par la société aux États-Unis lui ont toujours permis d’échapper à la mise en œuvre de sa condamnation – confirmée par la Cour constitutionnelle équatorienne – à verser près de 10 milliards de dollars et à restaurer les sols empoisonnés. Très récemment, en 2018, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye – compétente sur le fondement d’un traité bilatéral d’investissement dont l’Équateur s’est retiré en 2017 – vive le libre-échange et son arbitrage privé comme public ! – a, comme on pouvait le redouter dans le chef de ces « juridictions » à la légitimité douteuse, condamné en retour l’État équatorien au versement de dommages et intérêts [7]... sur les bases d’un droit écrit pour le profit, plutôt que pour le vivant.

En avril 2010, explose la plateforme pétrolière offshore DeepWater Horizon, exploitée par le groupe britannique BP dans le golfe du Mexique. En quelques mois, près de 800 millions de litres de pétrole brut se répandent dans la zone, menaçant environ 400 espèces animales et s’échouant sur plus de 2 100 km de côtes [8].

Revenons enfin sur le « cas » Monsanto — cela en deviendrait presque un running gag, si ce n’était pas si dramatique — qui, en France et ailleurs, continue ses pratiques écocidaires. Hormis la dioxine de l’agent orange, nous pouvons notamment citer le scandale du chlordécone, insecticide américain répandu entre 1972 et 1993 dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique – alors que le produit toxique avait été interdit dès 1975 aux États-Unis – afin de lutter contre le charançon : les sols semblent désormais contaminés pour plusieurs siècles par le produit toxique. La quasi-totalité des populations martiniquaise et guadeloupéenne ont ainsi été exposées à ce puissant perturbateur endocrinien, si bien que l’on n’hésite plus à avancer une corrélation entre cette exposition et la concentration martiniquaise de cas de cancers de la prostate (227 cas pour 100 000 hommes par an), taux le plus élevé au monde. Nouveau cas d’école, cette fois associé à une autre injustice : car les propriétaires des bananeraies ne sont autres que les descendants des exploitants d’esclaves, les « békés », qui détiennent encore le pouvoir économique aux Antilles françaises. Et lorsque la population leur demande justice, elle est confrontée à une répression policière : en août dernier, la condamnation des trois militant.e.s – avant celle, potentielle, de Kézia Nuissier, pourtant passé à tabac et selon des témoins soumis à des insultes racistes par les forces de l’ordre – qui souhaitaient dénoncer l’empoisonnement des Antilles au chlordécone, a malheureusement des relents insupportables de justice à deux vitesses.

Monsanto, c’est l’écocide persistant, réitéré, notamment à travers la production de l’herbicide le plus utilisé au monde, le très toxique Roundup, que l’on sait à la fois destructeur de l’environnement et dangereux pour la santé humaine. En effet, outre sa contribution majeure à l’épuisement des sols et des ressources en eau, à l’extinction de certaines espèces et au déclin de la biodiversité, Monsanto a aussi été condamnée par le tribunal fédéral de San Francisco à indemniser un citoyen qui, manipulateur régulier de leurs produits pendant près de trente ans, était atteint du cancer. L’exemple du Roundup est si emblématique qu’il a d’ailleurs donné lieu, en 2017, à une initiative particulièrement enthousiasmante : le tribunal citoyen Monsanto. Le but était clair : formuler un avis consultatif crédible sur le plan juridique au sujet des dommages environnementaux et sanitaires causés par la multinationale. Ses juges, parmi lesquel.le.s l’ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme Françoise Tulkens, ont appelé dans leurs conclusions à introduire dans le droit pénal international le crime d’écocide, considérant que les activités de Monsanto pourraient relever de cette qualification.

Usines chimiques, centrales nucléaires, installations pétrolières terrestres et marines : autant d’exemples d’infrastructures non durables, gérées de façon irresponsable par des multinationales, résultant en d’immenses dommages écologiques et sanitaires, le plus souvent dans une quasi-impunité judiciaire.

La France elle-même n’est pas épargnée par les écocides, ou dans une moindre mesure, par des crimes contre l’environnement encore sans cadre juridique. En 1999, c’est une marée noire consécutive au naufrage du pétrolier Erika, affrété par Total, qui a frappé les eaux et les côtes de la France métropolitaine, répandant 10 000 tonnes de fioul lourd et décimant, par là, la population marine et la population d’oiseaux [9]. Plus récemment, en avril dernier, on a assisté à la rupture d’une digue dans une usine sucrière des Hauts de France. À la clé, le déversement d’environ 100 000 m3 d’eau de lavage dans l’Escaut, causant une disparition de l’oxygène et l’asphyxie de la population piscicole sur plusieurs dizaines de kilomètres de voie d’eau, en France et en Belgique. Les experts estiment que cet épisode a annihilé des décennies d’efforts pour l’épuration du fleuve, qui avait enfin vu revenir ses poissons après avoir longtemps subi les conséquences d’une pollution aux métaux lourds.

3. Criminalité et justice environnementale à l’heure de l’Anthropocène

Si, jusqu’ici, nous avons limité le catalogue des horreurs écocidaires aux exemples de faits ponctuels, le plus grand des écocides est en réalité beaucoup plus discret : les pollutions diffuses, et en particulier l’émission irresponsable et outrancière de gaz à effet de serre, par les « carbon majors ». Cette poignée d’environ 25 multinationales des énergies fossiles ont, en toute connaissance de cause, poursuivi et développé leurs activités charbonnières, gazières et pétrolières. Elles sont à l’origine de 51 % des émissions de gaz à effet de serre entre 1988, année de la création du GIEC (Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat), et 2015, année de la signature de l’Accord de Paris. Et ont pollué de plus en plus vite, et dans une ampleur croissante : car leurs émissions se sont démultipliées malgré la connaissance de l’effet du CO2 dans l’atmosphère. Ces sociétés, dont la française Total, dix-neuvième pollueuse mondiale, avaient pourtant toute latitude et les moyens humains, techniques et financiers, de faire d’autres choix, dont celui des énergies renouvelables. Mais, dès lors que l’Accord de Paris s’impose aux États et non aux sociétés transnationales, ces dernières ont eu les mains libres pour poser les choix du court-termisme et de l’exploitation écocidaire. Ce sont bien ces acteurs (in)conscients que le crime d’écocide entend viser : il est donc absolument trompeur de colporter dans les médias l’idée que cette incrimination concernerait tout le monde, tout citoyen qui ne serait pas suffisamment vertueux dans ses choix de consommation ou de déplacement. Les responsables ne sont pas si nombreux.ses, mais n’en restent pas moins impuni.e.s. Il en est de même pour le dépassement des autres limites planétaires, sur lesquelles nous reviendrons plus bas : biodiversité, acidification de l’océan, pollution de l’air... Ces quelques sociétés ont, par appât du gain, construit un monde dont nous sommes entièrement dépendant.e.s ; un monde qui profite à peu mais nuit à beaucoup ; un monde qui détruit à la fois la capacité de vivre dans la dignité et les écosystèmes sur plusieurs générations. La destruction diffuse et à petit(s) feu(x) de notre planète, en toute connaissance de cause, n’est toujours pas prise en compte par un droit complètement inadapté à l’anthropocène.

Nos exemples ont montré que, par leurs choix ou leurs négligences conscientes, les multinationales ont créé des écocides « ponctuels » ou diffus qui, irrémédiablement, détruisent des écosystèmes entiers et bouleversent par là, ad vitam aeternam, la vie des habitant.e.s qui en dépendent. En ce sens, la lutte contre les écocides s’intègre à une dynamique qui n’est pas étrangère aux combats sociaux historiques qu’ont connus nos sociétés. L’ennemi n’a pas changé : il s’agit d’un nombre limité d’acteurs industriels sans scrupule et, plus largement, du système productiviste qu’ils maintiennent, fondé sur l’exploitation non durable de la planète et du franchissement des limites de cette dernière. La lutte des exploités contre les exploiteurs se confond désormais avec celle des pollués contre les pollueurs : car si le déclin de l’humanité consécutif à la destruction des écosystèmes concerne potentiellement tout le monde, les plus pauvres sont les premiers et les plus touchés. La reconnaissance et la condamnation des écocides poursuivent en ce sens un objectif de justice environnementale : il s’agit bien de s’attaquer à la fois aux dérèglements climatiques, à la dégradation croissante de la Terre-mère, et aux injustices sociales auxquelles ils sont intrinsèquement liés. Il n’y a donc pas, comme François de Rugy avait tenté de le faire croire en 2018, de bataille « entre les Gilets jaunes et les Gilets verts », entre la « fin du monde » et la « fin du mois », mais un combat partagé pour l’égalité de tou.te.s dans un environnement durable.

En ce sens, la pandémie qui frappe actuellement l’ensemble de nos sociétés illustre bien le ciment commun des différentes luttes. La Covid-19 est en effet une zoonose, c’est à dire une maladie provoquée par un virus ayant été transmis à l’être humain par un animal, vraisemblablement un pangolin mis en vente sur un marché chinois. Le pangolin, précisément, est pourtant une espèce menacée d’extinction, et ceci en raison de l’activité humaine. Il est l’espèce la plus braconnée au monde. Tout comme il a été démontré que la déforestation a contribué au développement de maladies infectieuses telles que la malaria ou Ebola, qui touchent principalement les populations défavorisées, celles des pays plus pauvres, la destruction des écosystèmes favorise indéniablement le développement de maladies infectieuses et la mise en contact des êtres humains avec les animaux sauvages qui les portent. Le bouleversement des écosystèmes participe donc à la prolifération de maladies dont les plus défavorisés, privés d’accès à des soins de santé suffisants et probablement derniers à pouvoir bénéficier des futurs vaccins, sont les premières victimes. On estime en outre que près d’un demi-milliard de citoyen.ne.s à travers le monde pourraient sombrer dans la grande pauvreté au cours de ce qui pourrait être la plus grande crise sociale de l’histoire. Et les « gagnants » de la pandémie, qui sont-ils ? Les mêmes acteurs qui, par leurs stratégies de profit actionnarial de court terme, favorisent les activités destructrices de l’environnement et fragilisent la structure même de l’économie : le dernier rapport d’OXFAM souligne ainsi comment, au cours des derniers mois, alors que 400 millions de travailleur.se.s perdaient leur emploi, les 500 sociétés les plus riches du monde ont vu leurs bénéfices augmenter de 156 %. Il est choquant de constater que les actionnaires des six plus grandes compagnies pétrolières mondiales – dont Total, Chevron et BP – se sont vu reverser 31 milliards de dollars entre janvier et juillet 2020, alors que, durant la même période, la chute de la demande mondiale de pétrole précipitait le licenciement de nombre de leurs « petites mains » [10]. Plus éclairant encore, l’exemple d’Amazon – notoirement connu comme l’un des principaux émetteurs mondiaux de CO, roi de la production de déchets et du gaspillage à grande échelle –, dont le CEO Jeff Bezos aurait pu, selon les calculs d’OXFAM, « verser une prime de 105 000 dollars aux 876 000 employés de l’entreprise avec les bénéfices qu’il a réalisés pendant la crise, tout en restant aussi riche qu’il ne l’était avant la pandémie » [11]. Notons aussi que, au cœur de la crise, Amazon a été jusqu’à augmenter les prix de certains produits de première nécessité de près de 1000 %, touchant là aussi de plein fouet les populations les plus fragiles.

Ces acteurs, dont l’irresponsabilité environnementale n’a d’égal que leur mépris social, ont par ailleurs bien été identifiés par les citoyen.ne.s, comme le montrent les conclusions de la Convention citoyenne pour le climat (CCC). C’est ce qui explique en effet que le critère moral retenu à l’issue de la CCC pour la caractérisation du crime d’écocide soit celui de la connaissance des conséquences de leurs activités par les pollueurs majeurs, et non l’intention de nuire qui permettrait à la majorité d’entre eux d’échapper à toute poursuite. Bien que cette approche doive être travaillée pour être traduite en termes juridiques, il s’agit là d’une requête légitime. En effet, ces multinationales agissent par appât du gain et ne peuvent nier connaître l’effrayante trajectoire prise par le climat dont le GIEC a fait état, ni la sixième extinction de masse dans laquelle nous sommes engagés.

Enfin, plus largement encore, les conclusions de la CCC constituent également un pas important vers une redéfinition de la place de l’humain au sein de son environnement. En témoigne notamment l’accent posé par les citoyen.ne.s de la Convention sur la notion de « limites planétaires ». Les limites planétaires sont des seuils scientifiquement chiffrés depuis 2009 par le Stockholm Resilience Center : l’humanité ne doit pas les franchir, sous peine de basculer dans un état planétaire qui la menace directement, ainsi que la survie humaine. Il s’agit donc d’une remise en question frontale de la doxa économique actuelle, fondée sur l’exploitation et la détérioration des ressources naturelles, perçues comme illimitées. Le crime d’écocide s’entend ainsi, selon les conclusions de la CCC, comme « toute action ayant causé un dommage écologique grave en participant au dépassement manifeste et non négligeable des limites planétaires, commise en connaissance des conséquences qui allaient en résulter et qui ne pouvaient être ignorées ». Si ces limites ne font pas encore l’objet de définitions suffisamment précises et partagées sur le plan scientifique pour être utilisées comme principes directeurs de politiques publiques, le travail se poursuit, notamment au Parlement européen, pour atteindre cet objectif au cours des prochaines années. Comme l’a parfaitement compris et énoncé la Convention, le développement de nouveaux indicateurs de politique publique tels que les limites planétaires doivent donc nous aider à mieux lutter contre les écocides et leurs conséquences dramatiques pour leurs victimes les plus directes.

4. Nous pouvons agir

Pour de multiples raisons, juridiques et opérationnelles, autant que philosophiques et adaptées à l’ampleur de la dégradation de la Terre, le combat s’est jusqu’à présent largement concentré sur l’échelle internationale. Si l’option d’une Convention internationale, portée par exemple par les Nations unies, semble trop longue pour prévenir la catastrophe en cours, celle de l’inscription du crime d’écocide dans le Statut de Rome fondant la compétence de la Cour pénale internationale (CPI), au même titre que les crimes contre l’humanité, est aujourd’hui sur la table.

L’idée n’est pas neuve : dès 1985, les tout premiers travaux relatifs à la compétence de la future CPI s’intéressent à l’écocide. Le rapport Whitaker, présenté à la Sous-commission pour la Prévention de la discrimination et la protection des minorités de la Commission des droits de l’homme de l’ONU, recommande ainsi d’inclure l’écocide en tant que crime autonome, aux côtés du génocide, de l’ethnocide ou du génocide culturel. Entre 1991 et 1996, sous l’impulsion de l’influente Commission du droit international – l’organe de codification de l’ONU –, il est question d’inclure un crime international autonome pour les dommages graves causés à l’environnement dans un projet de Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Ce projet d’incrimination de l’écocide en temps de paix fut cependant écarté dans des circonstances floues, auxquelles la question des essais nucléaires civils de certains États, dont la France, pourrait ne pas être tout à fait étrangère. À l’heure actuelle, le droit pénal international ne permet donc pas de poursuivre des personnes physiques ou morales pour les crimes les plus graves commis contre l’environnement en temps de paix. Seul l’article 8(b)(iv) du Statut de Rome inclut, dans la notion de crime de guerre, la possibilité d’une responsabilité des auteurs de dommages environnementaux. Aucun individu n’a toutefois jamais été poursuivi sur la base de cette disposition depuis l’adoption du Statut.

Après une vingtaine d’années d’immobilisme presque complet sur la question, on peut souligner quelques avancées depuis 2016. Ainsi, voici quatre ans, la procureure de la CPI Fatou Bensouda – celle-là même que Donald Trump souhaite aujourd’hui réduire au silence pour ses enquêtes sur les agissements militaires américains – annonçait vouloir s’intéresser particulièrement « aux crimes visés au Statut de Rome impliquant ou entraînant, entre autres, des ravages écologiques, l’exploitation illicite de ressources naturelles ou l’expropriation illicite de terrains ». Pour la première fois, l’institution fait donc un lien entre crime contre l’humanité et crime contre l’environnement. La modification formelle du Statut de Rome en vue d’y intégrer sans ambiguïté le crime d’écocide dépend toutefois de la volonté de ses États parties, qui peuvent proposer son amendement [12]. Et, en septembre 2019, deux petits États – les Républiques insulaires des Vanuatu et des Maldives, dont la survie même est menacée par la montée des eaux – ont fait usage de cette faculté. Emmanuel Macron lui-même s’est engagé, à l’issue de la CCC, à faire « inscrire ce crime (d’écocide) dans le droit international ». Il reste toutefois à joindre le geste à la parole : à l’heure actuelle, aucune proposition n’a été formulée par la France, en lien avec une révision du Statut de Rome.

Combien soit le courage de la Procureure actuelle de la CPI (son mandat prend fin en décembre 2020), elle ne peut pourtant rien faire de plus sans l’appui des États. Des États qui peuvent, notamment, inscrire ce crime dans leur droit afin de le pousser plus efficacement aux niveaux international, comme européen, ainsi que nous y reviendrons ci-après.

Le crime d’écocide est déjà reconnu dans une dizaine d’États du monde : après le Vietnam, en 1990, une dizaine de pays ont, au cours des années 1990 et 2000, intégré l’écocide à leur arsenal constitutionnel ou législatif : la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, la Géorgie, la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie et l’Arménie. Ces différents pays souhaitaient par là, à la chute de l’URSS, se prémunir pour l’avenir contre les essais nucléaires traumatisants des décennies précédentes.

Plus récemment, l’on a pu observer de très encourageants développements au Brésil qui, malheureusement, font pourtant suite à un nouvel écocide : en janvier 2019, trois ans après la rupture du barrage de Mariana et la contamination sans précédent du fleuve Rio Doce, c’est le barrage de Brumadinho qui cède. Géré par le même exploitant – le tristement célèbre leader mondial de l’industrie minière, le groupe Vale –, l’édifice brisé a libéré des boues toxiques inarrêtables qui ont laissé un écosystème complètement ravagé, et près de 300 mort.e.s et disparu.e.s. À nouveau, ce sont donc les populations indigènes, défavorisées et discriminées, qui, outre le bilan humain très lourd et les probables conséquences sanitaires de long terme, se voient privées de l’écosystème dont elles dépendent. Depuis les faits, la Chambre des représentants brésilienne a adopté une série de textes (qui doivent toutefois être approuvés par le Sénat et sanctionnés par le président Bolsonaro), dont l’un contient une incrimination de l’écocide, entendu comme la provocation intentionnelle ou non d’un désastre environnemental, avec une destruction importante de la flore ou la mort d’animaux. Des développements similaires sont par ailleurs à saluer en Argentine et dans certains États mexicains. Soulignons que cette initiative législative brésilienne sur l’incrimination des dommages infligés à l’environnement s’accompagne de mesures prévoyant davantage de protection pour les personnes vulnérables concernées par la problématique des barrages : femmes, enfants, personnes âgées, populations indigènes et pêcheurs notamment. La dynamique de protection de l’environnement emporte donc aussi d’importantes avancées sociales, qu’il convient de souligner : la protection des droits de la nature et celle des populations autochtones sont deux enjeux complémentaires, qui ont vocation à se renforcer mutuellement.

Au niveau national toujours, mais cette fois au sein de l’Union européenne, et sans aller jusqu’à la reconnaissance de l’écocide, la législation italienne introduite en 2015 montre l’exemple : le code pénal italien punit désormais de prison ferme les « désastres environnementaux », définis comme « les changements irréversibles infligés à l’équilibre d’un écosystème, ou une altération de l’équilibre d’un écosystème dont l’élimination a des conséquences particulièrement sérieuses pour une communauté ». L’Italie est donc la première, au sein de l’Union européenne, à franchir le pas d’une incrimination des atteintes autonomes aux écosystèmes. Et en allant au-delà des sanctions administratives parfois associées aux régulations environnementales sectorielles, le législateur italien indique une voie que son homologue français serait bien inspiré de suivre, et d’accroître en reconnaissant aussi les crimes les plus graves contre la planète (écocides). La multiplication des incriminations de l’écocide au niveau national, en particulier parmi les États membres de l’Union européenne, constituerait en effet la voie la plus rapide pour la construction d’un consensus ou, a minima, d’une tendance notable qui, à terme, s’imposera d’autant plus facilement en droit international et européen.

Mais où en est-on en France ? Il faut tout d’abord souligner que, si l’écocide a fait l’objet d’une attention médiatique accrue au cours des derniers mois, le président Macron avait déjà, rapidement suivi par le pape François, dénoncé en août 2018 l’acte écocidaire du Président brésilien qui encourageait presque la déforestation et les feux de forêt. Quelques mois plus tard, un premier débat législatif avait eu lieu au printemps 2019 au Sénat. La proposition d’incrimination de l’écocide dans le code pénal français, qui visait à punir « les crimes environnementaux d’une particulière gravité », n’a toutefois pu réunir suffisamment de suffrages des sénateurs, en majorité de droite. Il s’agit là, incontestablement, d’une occasion manquée. À l’Assemblée nationale enfin, en décembre 2019, la proposition, certes plus solide, du député Christophe Bouillon, avait à nouveau été rejetée. Fort heureusement, les conclusions exprimées par les citoyen.ne.s à l’issue de la CCC en faveur d’une reconnaissance de l’écocide en droit français devraient offrir de nouvelles fenêtres d’opportunités, alors qu’Emmanuel Macron s’est engagé à « étudier » cette possibilité au lendemain de la CCC. Il s’agira néanmoins d’être vigilant.e.s : la tentation pourrait être grande, pour le gouvernement et son nouveau Garde des Sceaux E. Dupont-Moretti, de substituer à une réflexion ambitieuse autour de la notion d’écocide une réforme minimaliste des instruments actuels. Lors des Journées d’été d’Europe écologie-Les Verts, qui porte l’écocide depuis juillet 2016 à la suite d’une proposition de Benjamin Bibas et moi-même, formulée en novembre de la même année auprès des Verts européens et des Verts mondiaux, le Garde des Sceaux a en effet indiqué qu’il comptait intégrer au sein du projet de loi sur le parquet européen en cours de discussion au Parlement, la création d’un « délit d’atteinte aux sols, à l’eau et à l’air ». Ce délit aurait pourtant dû être inscrit dans le droit français depuis 2010 au plus tard, date butoir pour la transposition de la directive européenne portant protection de l’environnement par le droit pénal adoptée en 2008. Parmi les nombreux refus infligés par le gouvernement aux citoyen.ne.s de la Convention citoyenne s’ajouterait ainsi la reconnaissance de l’écocide.

L’espoir réside donc aussi au niveau européen, où l’espace politique semble s’ouvrir. Historiquement, en effet, l’Europe a souvent été le lieu d’innovation et d’ambition pour l’écologie. Bien sûr, la crainte existe que des forces contraires s’opposent à cette tendance, qui est pourtant aussi celle de l’Histoire : autrefois préservés des lobbies que l’on savait surtout actifs sur le plan national, on a vu grandir au même rythme à Bruxelles le poids politique des organes communautaires – Commission et Parlement européen – et les moyens déployés par l’industrie des fossiles pour les influencer [13]. Entre 2010 et 2018, Shell, ExxonMobil, Chevron, Total et BP ont ainsi dépensé ensemble pas moins de 251 millions d’euros en stratégies d’influence à Bruxelles [14] : lorsqu’il s’agit de maintenir, coûte que coûte, un modèle fossile mortifère, les moyens semblent illimités.

La question de l’écocide a néanmoins été évoquée avec sans cesse davantage d’insistance au cours des dernières années, et ceci dès 2012, avec un projet d’initiative citoyenne européenne (ICE) pour la reconnaissance de l’écocide. Ce mécanisme, que l’on peut décrire comme une pétition pan-européenne, peut aboutir à une obligation pour la Commission de soumettre une proposition de législation à condition de réunir un total d’un million de signatures, obtenues dans au moins un quart des tats membres de l’UE. Malheureusement, l’initiative intitulée « Arrêtons l’cocide en Europe une Initiative des itoyens pour donner des Droits à la Terre » rassemblera 114000 participations et ne sera donc pas suivie d’effets législatifs.

L’échec de l’ICE de 2012-2013 ne signifie pas pour autant que le droit européen est resté muet sur la question des crimes environnementaux. Au contraire, le Parlement européen a remporté en 2008 une bataille juridique difficile en parvenant à faire adopter une directive d’harmonisation pénale sur la criminalité environnementale qui, du point de vue des États membres réunis au Conseil, relevait pourtant de leur compétence exclusive. Fait notable : le Conseil (les Étatsmembres) s’opposait alors à l’octroi d’une compétence pénale à l’Union européenne. Cette dispute s’est soldée par l’arrêt de la Cour de Justice des Communautés uropéennes Commission VS Conseil en 2005 qui ouvrit la voie pour l’inscription de la compétence pénale de l’Union au sein du Traité de Lisbonne de 2007 pour les sujets de nature transfrontalière. La directive portant protection de l’environnement par le droit pénal de 2008 impose ainsi aux États membres de prévoir des sanctions pénales effectives pour une série de comportements dangereux, tels que le rejet illégal de substances dans l’air, l’eau ou le sol, le commerce illégal d’espèces sauvages ou le transport illicite de déchets. Si l’avancée peut être saluée, force est de constater que le régime souffre de lacunes importantes, tant dans son ambition que dans sa mise en œuvre. Les infractions pénales existantes se limitent à punir des violations de normes administratives ; les atteintes à la nature ne sont jamais prises en compte en tant que telles. Elles sont en outre encore mal appliquées par les autorités publiques nationales : les plaintes et les poursuites sont peu nombreuses par rapport aux infractions repérées, et elles aboutissent souvent à des jugements négatifs, à des remises de peine ou à des condamnations qui ne se révèlent pas à la hauteur des dommages causés. Sans même parler du manque d’harmonisation des définitions du crime et des sanctions entre les États membres, et de la faiblesse de la coopération policière et judiciaire en la matière. Faute de loi appropriée, mais également de volonté politique, la protection de la nature ne fait encore l’objet en réalité d’aucune mesure concrète et efficace.

Porté.e.s par les mouvements citoyens qui s’élèvent, partout, pour la défense de notre planète, nous menons actuellement au Parlement européen un combat pour obtenir une révision ambitieuse de ces instruments. Il s’agit, au-delà du nécessaire renforcement des mécanismes de mise en œuvre ou de la création d’organes juridictionnels spécialisés, de réellement introduire l’incrimination des écocides, et de fixer les conditions de leur reconnaissance par les droits nationaux. La refonte de la législation européenne de droit pénal environnemental offre une opportunité qui est ni plus ni moins l’occasion d’un changement de paradigme juridique : nul crime environnemental ne doit plus rester impuni. Le risque est grand, toutefois, que cette volonté se heurte à de fortes résistances dans la droite de l’hémicycle : celle-ci pressent naturellement les conséquences judiciaires lourdes de ce changement de paradigme pour les multinationales dénuées de conscience environnementale et leurs dirigeant.e.s. C’est un combat politique qu’il nous faut pourtant gagner, car ne nous méprenons pas : l’enjeu est civilisationnel ; en définitive, il touche à la redéfinition de la place de l’humain à l’heure de l’anthropocène, mais aussi au développement d’une véritable écologie populaire et de la justice environnementale.

Conclusion 

Depuis l’agent orange et les cris d’alarme des premiers scientifiques sur l’écocide en cours au Vietnam, les exemples se sont multipliés partout sur la planète, des plus spectaculaires et ponctuels aux plus diffus. Avec quelques caractéristiques communes cependant : l’identité des auteurs – les multinationales exploitant et/ou dépendant des énergies fossiles ; mais parfois aussi des tats ou chef.fe.s d’tat dont il est si difficile d’engager la responsabilité, ainsi que celle des victimes – souvent les plus pauvres, les travailleu.se.s précaires, les habitant.e.s autochtones des écosystèmes dévastés, les populations délaissées d’un développement territorial qui se moque bien de protéger leur cadre de vie, et, bien entendu, la nature elle-même.

Aujourd’hui, le combat pour la reconnaissance et la condamnation des écocides est à un moment charnière. Jamais les mobilisations citoyennes pour le climat n’ont été si fortes qu’au cours des derniers mois et dernières années ; jamais la planète n’a été plongée dans une crise environnementale et socio-économique aussi profonde ; jamais la situation n’a été aussi grave, et pourtant jamais tant de fenêtres d’opportunités n’ont été ouvertes pour porter la voie du changement. Des Philippines à Mexico ou à l’Inde avec Vandana Shiva, en passant par Polly Higgins au Royaume-Ini ou Valérie Cabanes en France, ce sont le plus souvent des femmes qui portent ce combat nécessaire et participent à réclamer justice pour les populations humaines et non-humaines impactées.

Si, au niveau de la révision du droit international, l’on attend désormais que les mots ceux d’Emmanuel Macron en premier lieu soient suivis dactes, les choses se mettent déjà en mouvement à d’autres niveaux. Des avancées importantes semblent possibles à court terme dans de nombreux pays, y compris parmi les États membres de l’Union européenne. Le Parlement fédéral belge étudie ainsi en ce moment même la possibilité d’intégrer l’écocide à son code pénal, et de demander la révision du Statut de Rome du même coup. Les choses bougent aussi au niveau européen, où la révision de la législation pénale environnementale offre la possibilité de développements encourageants.

Enfin, sur le plan français, malgré le rejet de la proposition de 2019, et grâce à la magnifique dynamique portée par la Convention citoyenne pour le limat, la porte ne semble pas tout à fait fermée ; la vigilance s’impose néanmoins à l’égard des engagements de l’exécutif et de sa majorité. Le combat est essentiel, et urgent : la lutte contre les écocides, celle de la masse des pollué.e.s contre un nombre limité de pollueur.se.s, est un impératif de justice environnementale intrinsèquement lié aux combats sociaux historiques de nos sociétés. La victoire écologique sera aussi sociale ou ne sera pas. C’est ce combat dont nous devons désormais nous emparer ensemble.

Notes

[1A ce sujet, voir Anastacia Greene, « The Campaign to Make Ecocide an International Crime : Quixotic Quest or Moral Imperative ? », Fordham Environmental Law Review, 2019, 30(3).

[2Arnaud Vaulerin, « Vietnam : l’agent orange scruté in situ », Libération, 24 octobre 2018.

[3Voir notamment l’étude du laboratoire allemand Eurofins GfA

[4La liste des sociétés concernées inclut notamment Monsanto, Dow Chemical, Thompson-Hayward, Diamond Shamrock, Hercules, Uniroyal, Thompson Chemicals, US Rubber, Agrisect, Hoffman-Taft Inc.

[5A ce sujet, Olivier Bailly « Une responsabilité non assumée. Les entreprises, les autorités et la catastrophe de Bhopal  », Le Monde diplomatique, Amnesty International, 2009.

[6Idem.

[7A ce sujet, voir ceci.

[8Jonny Beye, Hilde C.Trannum, Torgeir Bakke, Peter V. Hodson, Tracy K. Collier, « Environmental effects of the Deepwater Horizon oil spill : A review », 2016, Marine Pollution Bulletin 110(1), p. 28-51.

[9Lucien Laubier, « La marée noire de l’Erika : conséquences écologiques et écotoxicologiques » (2004), Natures Sciences Sociétés,
12(2), p. 216-220.

[10Voir le rapport OXFAM.

[11Idem.

[12Article 121 du Statut de Rome.

[13Il y a, selon l’ONG Corporate Europe Observatory, plus de 25 000 lobbyistes à Bruxelles, engageant chaque année environ 1.5 milliard d’euros de dépenses en stratégies d’influence.

[14Voir le rapport de l’ONG Corporate Europe Observatory d’octobre 2019.

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