(Note : en complément de ce petit guide, n’hésitez pas à consulter notre vidéo Le traité transatlantique expliqué en quelques minutes)
Le 8 juillet 2013, l’Union européenne et les États-Unis ont entamé des négociations en vue de conclure un accord commercial bilatéral, le Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement (PTCI/TAFTA). C’est l’aboutissement de plusieurs années de lobbying des groupes industriels et financiers, européens et états-uniens.
Le partenariat transatlantique serait un des accords de libre-échange et de libéralisation de l’investissement les plus importants jamais conclus, représentant la moitié du PIB mondial et le tiers des échanges commerciaux.
Comme d’autres accords bilatéraux signés récemment ou en cours de négociations – notamment l’accord UE-Canada – le TAFTA ne se contentera pas d’abolir les barrières douanières ; il s’étendra aussi aux « barrières non-tarifaires ». En effet, toute réglementation, même décidée démocratiquement, peut être considérée comme un obstacle au commerce. Le TAFTA vise au démantèlement, ou à l’affaiblissement, de toutes les normes qui limitent les profits des entreprises.
Le volet « investissement » du mandat de négociation du TAFTA prévoit en outre un mécanisme particulièrement menaçant dit « de règlement des différends ». L’accord UE-Canada, non encore ratifié, prévoit une telle procédure. Ce mécanisme permettrait à des arbitres délibérant indépendamment des juridictions nationales de condamner des État à la demande des transnationales au prétexte que certaines lois ou règles limiteraient la pleine rentabilité de leurs investissements.
Le TAFTA pourrait avoir des conséquences considérables dans bien d’autres domaines. Il pourrait par exemple renforcer drastiquement les droits de propriété intellectuelle des acteurs économiques privés. Il ferait ainsi revenir par la petite porte le défunt ACTA (Accord commercial anti-contrefaçon), refusé en juillet 2012 par les eurodéputés, suite à une large mobilisation des citoyen.ne.s européen.ne.s.
Il pourrait donner aux multinationales des nouvelles technologies de l’information un pouvoir accru de contrôle des données de l’internet, notamment celles relatives aux citoyen.ne.s.
Pour la Commission européenne, qui négocie au nom de tous les pays de l’Union européenne, il s’agit d’atteindre, avec le TAFTA, "le plus haut niveau de libéralisation" possible. Elle souhaite même ériger l’accord en modèle.
Ce Guide de navigation pour affronter le grand marché transatlantique décrypte les principaux risques émanant de ce projet d’accord.
Alerte 1 - La diminution des droits de douane et les attaques sur les normes sociales, sanitaires et écologiques
Le mandat donné à la Commission européenne par le Conseil des ministres européens du commerce du 14 juin 2013 appelle à une « réduction substantielle des tarifs douaniers ». Si les droits de douane sont en moyenne assez faibles de part et d’autre de l’Atlantique, ils restent élevés dans certains secteurs.
Dans l’agriculture par exemple, les droits de douane moyens sont de 7% côté États-Unis et de 13% côté Union européenne. Ces droits de douane sont souvent bien plus élevés du côté de l’UE. Selon les produits, ils peuvent dépasser 200%, protégeant ainsi des secteurs hyper sensibles, notamment dans l’élevage. Ils permettent de se protéger vis-à-vis d’une agriculture états-unienne plus industrielle et plus « compétitive », outre-Atlantique, du fait notamment de coûts de l’énergie plus bas et d’aides fédérales considérables à l’agro-exportation. Les droits de douane permettent également à l’UE de se protéger d’un taux de change plus favorable pour les productions états-uniennes. Que se passerait-il si ces droits de douane étaient démantelés ?
Face à l’arrivée massive de nouveaux produits agricoles américains, notre propre agriculture n’aurait d’autre possibilité que de généraliser le modèle agro-exportateur défendu par les multinationales européennes.
La concurrence accrue conduirait à la contraction des coûts de production, qui exigerait d’affaiblir les réglementations environnementales, la protection sociale ou les exigences de qualité alimentaire. Les perspectives de promotion des circuits courts et de relocalisation des activités agricoles, de développement de l’agro-écologie et de l’agriculture paysanne, s’éloigneraient durablement.
Outre les barrières douanières, l’Union européenne et les États-Unis sont dotés des règles sanitaires, environnementales – et de bien-être animal dans le secteur agricole et alimentaire – très dissemblables. Les entreprises du secteur agro-alimentaire pourront utiliser l’opportunité du TAFTA pour contraindre l’UE et ses États membres à abandonner des règlements présentés comme "protectionnistes" mais représentant surtout une contrainte superflue.
L’argument principal des promoteurs du TAFTA, c’est son impact économique prétendument positif. Pourtant, une étude de la Commission européenne elle-même estime le gain de PIB à 0,1% pour 10 ans, soit moins de 0,01% par an. Un impact tout à fait insignifiant, donc, comparé aux risques que fait peser l’accord sur l’emploi et les droits sociaux.
Ainsi, par exemple, la Confédération syndicale états-unienne AFL-CIO estime que l’ALENA (accord similaire entre le Mexique, les États-Unis et le Canada) a déjà coûté 1 million d’emplois du fait notamment de l’abaissement des tarifs douaniers et des restructurations d’entreprises devenues
« non-compétitives ».
Concrètement
Les États-Unis tentent depuis longtemps d’obtenir la possibilité d’exporter vers l’UE de la volaille désinfectée avec des solutions chlorées. Tandis que l’UE n’accepte que l’eau pour laver les carcasses de volailles, les États-Unis autorisent différents produits de traitement contre les pathogènes. Les États-Unis ont déjà contesté cette interdiction à l’exportation, dans le cadre de l’OMC et d’accords bilatéraux. Leurs pressions récentes ont déjà partiellement abouti : l’Union européenne a très discrètement consenti à alléger les contraintes dans ce domaine, sous prétexte d’obtenir des concessions commerciales dans le cadre des négociations du TAFTA.
Aux États-Unis, la liste des OGM autorisés à la culture, à l’élevage et à la consommation animale et humaine est sans commune mesure avec celle de l’UE. Dans l’une de ses études, le Parlement européen estime ainsi que les risques de voir les procédures d’autorisation des OGM importés affaiblies par le TAFTA sont importants. Une gamme beaucoup plus large de produits agricoles et agro-alimentaires pourrait alors jouir du droit d’entrée sur les marchés communautaires en Europe, menaçant d’élargir considérablement la liste des variétés importées – une cinquantaine actuellement. Ces risques pèsent également sur les variétés autorisées à la culture sur le sol européen – pour l’instant, uniquement le maïs MON 810 – et sur les interdictions pures et simples des cultures d’OGM émises par certains États membres, dont la France. Tous ces risques sont d’autant plus importants que les industries de biotechnologie américaines en ont fait clairement leur objectif numéro un dans les négociations. Enfin, les lobbys industriels comptent affaiblir l’obligation d’étiquetage de tous les produits OGM existant dans l’UE, ainsi que les dispositions similaires en place - de haute lutte - dans une trentaine d’États américains
Le projet d’accord transatlantique vise également à faciliter le commerce et l’investissement dans le domaine de l’énergie et de l’extraction minière.
Pour l’industrie européenne comme états-unienne, les négociations du TAFTA et l’accord UE-Canada sont une aubaine : l’occasion d’obtenir la remise en cause d’un certain nombre de protections ou de régulations écologiques, par exemple l’interdiction de technologies essentielles à l’exploitation des gaz de schistes en France ou en Bulgarie, ou encore la proscription de certains produits chimiques . Les banques et assurances se frottent les mains : le TAFTA sera aussi l’occasion pour les lobbies financiers d’amoindrir les instruments de régulation financière et bancaire et d’approfondir la libéralisation des services financiers. Il pourrait devenir impossible de renforcer le contrôle des banques, de taxer les transactions financières, de lutter contre les fonds spéculatifs.
Alerte 2 - La marchandisation de nouveaux pans de l’économie
Les négociations du TAFTA ne consistent pas uniquement à abattre les barrières tarifaires et non tarifaires. Elles visent aussi à étendre le domaine du libre-échange, notamment dans les secteurs des services. La distribution d’eau et d’électricité, l’éducation, la santé, la recherche, les transports, l’aide aux personnes... ces secteurs qui pour beaucoup relèvent encore du service public, et son opérées par des établissements publics ou des entreprises étroitement contrôlées par la puissance publique pourraient ainsi être ouverts à la concurrence d’entreprises privées américaines.
Les négociations du TAFTA risquent également de conduire à l’ouverture des marchés publics en Europe mais aussi aux États-Unis, comme le souhaitent aussi bien les entreprises que les gouvernements de l’Union européenne. Ces lobbies s’en prennent en particulier au programme « Buy America », qui oblige les administrations fédérale et sub-fédérales, dans le cadre de leurs contrats publics, à acheter un maximum de marchandises produites dans le pays. Les collectivités locales pourraient être davantage contraintes de lancer des appels d’offre ouverts aux multinationales. Avec à la clé des règles strictes qui ne leur permettront plus de favoriser les entreprises, emplois et produits locaux (et donc le développement local).
Le gouvernement français s’est targué d’avoir sauvegardé l’"exception culturelle", qui permet notamment d’octroyer des subventions à la création artistique nationale ou communautaire - en particulier audiovisuelle. Mais l’exception incluse dans le mandat de négociations ne concerne que le secteur de l’audiovisuel : aucune restriction n’a été prévue pour les autres secteurs de la culture et du numérique. Cette exclusion partielle du mandat de négociation n’est par ailleurs pas définitive : à tout moment, la Commission peut demander l’élargissement de son mandat. Et ces secteurs ne seront pas à l’abri du mécanisme de règlement des différends.
Dans le domaine des technologies de l’information et de la communication, le TAFTA pourrait reprendre les éléments présents dans le projet « ACTA » (Anti-counterfeiting Trade Agreement ou Accord commercial anti-contrefaçon), qui prévoyait de fortement renforcer les droits de propriété intellectuelle et qu’une large mobilisation avait conduit à l’échec en juillet 2012. Au nom de la lutte contre le « piratage », il pourrait permettre une surveillance généralisée du réseau et réduire la liberté d’expression sur internet. Autre conséquence, l’accès des consommateurs à des médicaments abordables pourrait être menacé. Les majors européennes du médicament cherchent à retarder le passage de leurs produits pharmaceutiques en régime générique, et bataillent, pour ce faire, afin que TAFTA leur confère des brevets plus longs, comme leurs homologues américaines.
Concrètement : une nouvelle étape décisive dans l’histoire de la dérégulation
Depuis les années 90, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a été le moteur de la libéralisation du commerce. En son sein, plus de 150 pays négocient la baisse des droits de douane sur de nombreux biens et services, la suppression des barrières non tarifaires, ainsi que l’extension du domaine du libre-échange et du marché, par exemple aux services publics et à la connaissance, ou à la culture.
La marche de l’OMC vers la dérégulation totale du commerce s’est rapidement heurtée à de nombreux obstacles : mobilisations de la société civile, d’une part, qui récusait les conséquences dramatiques du libre-échange, dénonciation de la mainmise des grandes puissances sur les négociations par les pays en développement, d’autre part. Constatant le relatif blocage de l’OMC, l’Union européenne et les États-Unis se sont engagés dans une stratégie de négociation commerciale bilatérale, notamment, et birégionale. Elles profitent alors d’un rapport de force très défavorable aux pays les plus pauvres. Lorsque la négociation est bilatérale et s’opère entre des parties de puissance comparable, les négociateurs qui opèrent en toute discrétion peuvent aller beaucoup plus loin que les concessions faites à l’OMC. Les multinationales peuvent, bien plus qu’à l’OMC, prendre une part active à la préparation des pourparlers, et sont bien souvent invitées à co-écrire les règles.
Alerte 3 - Une attaque sans précédent contre la démocratie : les transnationales à la manœuvre, le contrôle citoyen à la trappe
Les multinationales européennes et leurs lobbies, comme Business Europe, déploient une énergie considérable pour influencer les négociations du TAFTA. Les grandes entreprises européennes sont parvenues à pénétrer le système décisionnel de l’UE et de ses États membres, et à faire croire que leurs intérêts se confondent avec celui des citoyens et de la collectivité. À Bruxelles, les groupes d’experts prétendument indépendants sont peuplés de hauts responsables de l’industrie ou de la finance.
La Commission a multiplié les consultations auprès des multinationales européennes. Ainsi, parmi les 130 rendez-vous pris par la Commission pour discuter avec les parties concernées par l’accord, 119 ont été octroyés à des multinationales ou des lobbies industriels de premier plan. Dans le même temps, le public demeure dans l’obscurité presque totale. La Commission prétend jouer la transparence mais ses initiatives consistent surtout en opérations de communication : mise à disposition de textes déjà connus du public, consultations sans prise en compte des résultats qui ne lui conviennent pas, dissimulation des dangers que recèlent des textes très complexes derrière des promesses déjà trahies par ailleurs.
Sans forte mobilisation citoyenne, l’opacité des négociations restera la règle. Mais le premier danger pour la démocratie concerne le mécanisme d’arbitrage « investisseur-État » prévu qu’envisage le mandat donné à la Commission européenne. Ce mécanisme de règlement des différends, qui figure déjà dans nombre d’accords bilatéraux d’investissement permettrait aux entreprises de porter plainte contre un État ou une collectivité territoriale dès lors qu’une loi ou qu’une réglementation imitera ses profits. L’introduction d’un tel mécanisme ad-hoc suppose la nomination d’experts qui délibéreront indépendamment des juridictions publiques nationales ou communautaires.
Pour les multinationales, l’enjeu est immense. Il s’agit d’obliger les États à se conformer à leurs règles et de pouvoir éliminer tout obstacle à leurs profits présents mais aussi futurs. Les réglementations et les lois relatives à la santé publique, à la protection de l’environnement, aux droits des travailleurs, pourtant votées démocratiquement, pourront être remises en cause.
Les précédents sont multiples dans le cadre d’accords bilatéraux d’investissement déjà conclus, comme celui de l’ALENA (entre États-Unis, Canada et Mexique). Sommés de payer des compensations colossales aux entreprises qui les attaquent, les États hésitent de plus en plus à défendre des réglementations ambitieuses. Parfois, la perspective d’une plainte suffit à elle seule et les autorités publiques renoncent à une loi ou un règlement sous pression d’une entreprise qui menace de saisir un tel "tribunal".
Environnement, santé, services publics... : des précédents dans tous les domaines
Dans le cadre d’un mécanisme similaire au mécanisme d’arbitrage « investisseur-État » envisagé dans le TAFTA, la multinationale Lone Pine poursuit le gouvernement canadien et demande 250 millions de dollars de réparation pour des investissements et des profits qu’elle ne peut réaliser en raison du moratoire sur l’extraction des gaz de schiste décidé par le Québec. En France, grâce à des mobilisations populaires importantes, la fracturation hydraulique est pour l’instant interdite. Mais régulièrement, les industriels du secteur reviennent à la charge pour convaincre les autorités des bienfaits économiques de cette technique ultra-polluante. Qui sait si la pression d’ExxonMobil ou de Chevron, deux entreprises pétrolières américaines parmi les plus puissantes, pourrait faire céder la France et tomber son moratoire ? Les cas pullulent notamment dans le secteur des mines et de l’énergie, de la part d’entreprises qui contestent l’octroi de subventions à leurs concurrents locaux ou des exigences administratives trop contraignantes. Or les entreprises américaines du secteur sont très agressives, et bien décidées à faire valoir leurs exigences dans l’UE. Récemment, l’entreprise canadienne Gabriel Resources a lancé des poursuites contre la Roumanie, estimant que cette dernière tarde injustement à lui conférer le droit d’exploiter la mine de Rosia Montana. Or la Roumanie fait tout simplement valoir le droit environnemental national et l’opposition des communautés locales au projet. Les poursuites existent dans bien d’autres secteurs : distribution de l’eau, financement des énergies renouvelables, assurance santé...
Conclusion
En 1998, c’est la mobilisation populaire qui avait mis en échec le projet d’Accord international sur l’investissement (AMI) négocié dans le cadre de l’OCDE, qui visait une libéralisation de l’investissement pour les firmes transnationales. En juillet 2012, les eurodéputés ont refusé de voter pour l’ACTA (Accord commercial anti-contrefaçon) sous la pression des citoyens mobilisés par centaines de milliers. Il est donc possible d’endiguer cette soumission des sociétés et de la nature aux intérêts marchands des multinationales. Nous devons empêcher la ratification du traité entre le Canada et l’Union européenne (CETA) car il contient déjà l’essentiel des dispositions que nous refusons. Nous devons enrayer le processus de négociations du TAFTA car il représente une menace pour les citoyen.ne.s européen.ne.s et états-unien.ne.s. En France, Attac est à l’initiative de la constitution d’un collectif qui s’oppose à ce projet d’accord et qui rassemble des dizaines de réseaux citoyens, organisations associatives, syndicales et politiques.
Nous mènerons une campagne de longue haleine qui mobilisera toute l’association (réunions publiques, documents d’information, site internet, interpellation des élu.e.s, initiatives publiques...) afin de faire échouer l’accord.