Rappelons qu’on donne le nom de protection sociale à un ensemble de mécanismes permettant aux individus ou aux familles de faire face financièrement à des situations pouvant provoquer une baisse partielle ou totale des ressources ou une hausse des dépenses. Ces situations sont appelées risques sociaux, et on les regroupe le plus souvent en six grands types de risques, donnant chacun lieu à diverses prestations :
- santé (prise en charge totale ou partielle de frais liés à la maladie, à l’invalidité, aux accidents du travail et aux maladies professionnelles),
- vieillesse-survie (pensions de retraite, pensions de réversion, prise en charge de la dépendance),
- maternité-famille (prestations liées à la maternité, allocations familiales, aides pour la garde d’enfants),
- emploi (indemnisation du chômage, insertion et réinsertion professionnelles),
- logement (aides au logement),
- pauvreté-exclusion (minima sociaux).
Les systèmes de protection sociale varient selon les pays, leurs niveaux de vie et leurs traditions, mais on a coutume, du moins pour l’Europe occidentale, de les classer en deux groupes : d’une part les pays de tradition bismarckienne, où l’essentiel des prestations provient des cotisations versées par les salariés et leurs employeurs et gérées par eux-mêmes (Allemagne, France, Belgique, Pays-Bas, etc.) ; de l’autre les pays de tradition beveridgienne, où ces prestations proviennent surtout de l’impôt, et sont donc gérées par l’État (Royaume-Uni, Irlande, pays scandinaves). Bien entendu, cette distinction est à nuancer. Dans les pays dits beveridgiens, la différence est grande entre le Royaume-Uni, où seul le service national de santé est vraiment universel [2], et les pays scandinaves, dont le système, appelé aussi social-démocrate, couvre l’ensemble des risques. Dans les pays dits bismarckiens, les traditions sont variables selon les États, mais on a constaté, à la fin du XXe siècle, une plus forte implication de l’État dans les dépenses de protection sociale. C’est le cas en France avec l’instauration de la CSG (1991).
Reste le cas des nouveaux entrants, en particulier les États d’Europe de l’Est. Le système socialiste accordait aux populations une protection sociale maximale. Après la chute du Mur, les nouveaux gouvernements se sont efforcés un peu partout de maintenir un haut niveau de protection sociale. Mais, frappés par des crises dès la fin des années 1990, ils ont suivi les conseils du FMI, de la Banque mondiale, puis de l’OCDE et de la Commission européenne, en réduisant le rôle de l’État-providence à la portion congrue qui est aujourd’hui la sienne (là encore, cependant, les disparités sont nombreuses entre pays, et on évitera de trop généraliser).
Au sein de l’Europe des 27, les prestations de protection sociale versées en 2010 représentaient en moyenne l’équivalent de 28,2 % du PIB, avec d’importantes disparités par pays [3]. Le Danemark et la France caracolent en tête avec plus de 32 % du PIB, suivis par les Pays-Bas, la Suède, la Finlande, l’Autriche et l’Allemagne, ces pays ayant tous consacré entre 29 et 30 % de leur PIB à la protection sociale. Au sein de l’ancienne Europe des 15, les pourcentages les plus bas sont ceux du Portugal et de l’Espagne (à peine plus de 25 %), et, curieusement, du Luxembourg (22 %) [4]. L’écart est beaucoup plus important avec les pays entrés dans l’Union européenne en 2004 et 2007. La plupart d’entre eux consacrent moins de 20 % du PIB à la protection sociale, les chiffres les plus bas étant ceux de la Roumanie et de la Bulgarie (17 %).
Si l’on compare 2010 à l’année 2005, on constate que les prestations sociales ont augmenté d’environ 3 % de PIB, aussi bien dans l’Europe des 15 que dans celle des 27, ainsi que dans les pays membres de l’OCDE. Cette dernière organisation écrit que « avec la crise qui a commencé en 2007-2008, les dépenses sociales des pays de l’OCDE ont grimpé en moyenne jusqu’à 22 % du PIB, et cette proportion n’a pas baissé pendant les années suivantes [5] ». L’augmentation a eu lieu pour l’essentiel en 2009, au plus fort de la crise, preuve du rôle essentiel, bien que très imparfait, joué par les prestations sociales comme stabilisateur économique, notamment en matière d’indemnisation du chômage. Il est par contre inquiétant de constater qu’en 2012, année de rechute de l’économie, la part des dépenses sociales stagne ou diminue, la chute étant très brutale dans les pays soumis aux plans d’austérité de la Troïka.
C’est bien ce que laisse entendre la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) dans son dernier document de travail sur la protection sociale :
« Les dépenses de protection sociale ont joué un rôle capital dans la crise actuelle en compensant les pertes de revenus des ménages en début de crise, contribuant ainsi à stabiliser l’économie. Ces effets stabilisateurs se sont toutefois estompés au milieu de 2010 pour devenir négligeables en 2012, parfois même dans les pays où le chômage continuait de progresser. La réduction des dépenses de protection sociale en volume enregistrée en 2011 et 2012 représente une baisse significative de leur composante cyclique, ainsi qu’un éventuel ralentissement de leur rythme tendanciel de croissance. Cet ajustement significatif au cours de cette crise reflète en partie l’ampleur exceptionnelle de la consolidation budgétaire nécessaire, dans un contexte d’architecture incomplète de l’Union économique et monétaire. [6] »
Ce qui veut dire en clair que, de plus en plus, les dépenses sociales sont sacrifiées sur l’autel de l’austérité et de la réduction de la dette publique.
Concernant plus précisément la France, elle semble et est sans doute un peu plus épargnée que bien d’autres États de l’Union européenne. Les projections de l’OCDE pour l’année 2013 la situent, de même qu’en 2011 et en 2012, comme le pays le plus « dépensier » en matière de protection sociale, avec 33 % de son PIB. À titre de comparaison, la moyenne des pays membres de l’OCDE se situe à 21,9 %, toujours en projection 2013 [7]. Mais, de grignotage en grignotage, l’État-providence est de plus en plus menacé en France : on le voit notamment avec la succession de « réformes » des retraites, la baisse des remboursements de soins de santé ou les obstacles que doivent franchir les chômeurs pour tenter d’obtenir leurs indemnités.
Bruno Palier citait et traduisait une phrase de Gosta Esping-Andersen définissant parfaitement la nature des enjeux : « les droits sociaux … permettent aux individus de rendre leur niveau de vie indépendant des seules forces du marché. [Ils] permettent au citoyen de ne pas être réduit au statut de ‘‘marchandise’’ [8]. » Mais les marchés sont là, ils s’efforcent de rogner à leur profit ces droits sociaux et, grâce à la complaisance de gouvernements de droite ou prétendument de gauche, ils y arrivent peu à peu.
Jean Tosti