Article de Jean Gadrey paru dans le Monde diplomatique (un journal qui ne vit que par ses abonnements et ventes en kiosques : soutenez-le !. Vous pouvez aussi en écouter une présentation à Là-bas si j’y suis du 11 juin en cliquant ici .
Un parfum de printemps 2005 ? À l’époque, le président de la République, M. Jacques Chirac, avait convoqué un référendum visant à ratifier le Traité constitutionnel européen (TCE). Les médias se firent unanimes : il fallait approuver le texte. La campagne se caractérisa néanmoins par une mobilisation inédite. Associations, organisations politiques et syndicales s’employèrent à décortiquer, expliquer et débattre un document pourtant peu engageant. Contre l’avis des « experts », les Français décidaient de rejeter le TCE à près de 55 %.
Sept ans plus tard, le chœur des éditorialistes résonne de nouveau : le fardeau de la dette impose aux peuples européens de se serrer la ceinture . Et, bien qu’aucun referendum n’ait été prévu sur la question pour demander leur avis aux Français, comme en 2005, une campagne « de terrain » a pris le pari – risqué – d’imposer dans le débat public une question que les médias s’emploient à taire : faut-il payer l’ensemble de la dette française ?
Depuis l’été 2011, l’appel national « Pour un audit citoyen de la dette publique » rassemblant vingt-neuf associations, organisations non gouvernementales (ONG) et syndicats (et bénéficiant du soutien de différentes formations politiques [i] ) a été signé par près de soixante mille personnes [ii] . Plus de cent vingt Comités d’audit citoyen (CAC) se proposant de « remplacer les agences de notations » ont été créés depuis l’automne 2011. Comment expliquer un tel engouement ?
L’un des animateurs de cette campagne, le philosophe Patrick Viveret rappelle que le mot désir – ici, celui de s’impliquer dans une mobilisation – provient de dé-sidérer : « La sidération a ceci de caractéristique que même les victimes pensent qu’il n’est pas possible de faire autrement. La sidération c’est sur le plan économique ce qu’on pourrait appeler la pensée TINA (There Is No Alternative) de Margaret Thatcher, un état où on dit juste « oui c’est catastrophique » mais « non on ne peut pas faire autrement » [iii] . » Il s’agirait d’un « blocage de l’imaginaire » , de l’indignation et de la critique.
Or, au sein des CAC, les choses se décoincent lorsque les participants font certaines découvertes :
– Comment ? Les dépenses de l’État français n’auraient pas progressé depuis vingt ans, en pourcentage de la richesse totale produite ? Elles auraient même un peu baissé, passant de 24 % du produit intérieur brut (PIB) au milieu des années 1980 à 22 % au milieu des années 2000 ? En êtes-vous certain ?
– Vous dites que les recettes de l’État ont quant à elles perdu quatre points de PIB, passant de 22 % à 18 % sur cette période ? « Ils » ont donc fait le choix de priver l’État de recettes.
– Les cadeaux fiscaux décidés au cours des années 2000 représentent-ils vraiment un manque à gagner de 100 milliards d’euros par an ?
– De nombreux grands pays du monde, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, auraient une banque centrale qui prête directement à l’État à des taux proches de zéro et pas nous ?
– Si la banque centrale européenne (BCE) avait accepté de prêter directement aux pays de la zone euro comme elle le fait pour les banques, c’est-à-dire à 1%, aucun ne serait désormais confronté à une dette jugée « insupportable », c’est bien ça (lire l’encadré) ?
– On pourrait refuser de payer une dette publique quand on l’a contractée ? Mais, est-ce que ça a déjà été fait ?
A ces questions glanées au fil des réunions, les réponses – toutes positives – circulent en réseau. De sujet repoussoir ou inatteignable, la question de la dette publique devient « désirable » chez ceux qui ont commencé à maîtriser le sujet, comme ils l’avaient fait avec la réforme des retraites en 2010, ou le projet de TCE en 2005. On a donc vu fleurir non seulement des livres, des textes et des diaporamas experts mais, surtout, d’innombrables preuves d’une réelle appropriation collective : des dessins humoristiques (l’un décrit une « mamma BCE » gavant un nourrisson obèse dont le bavoir indique « Banque ») ; des quizz (« Les détenteurs de la dette sont-ils : 1/ Les banques, 2/ Les assurances, 3/ Les émirs du pétrole ou 4/ On ne sait pas » [iv] ) ; des affiches de films détournées ; des séquences théâtrales ; des vidéos qui font leur chemin sur le Net (on citera, par exemple, « La dette c’est chouette » [v] ) ; etc.
Un centre existe, mais comme nœud de réseaux : il organise des rassemblements nationaux et des contacts internationaux ; il répercute les analyses. Celles dépeignant des « pays riches très endettés » soumis, après les PPTE (pays pauvres très endettés) des années 1990, au même type de dictature politico-financière que les premiers. Certains, comme le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde (CADTM) avaient montré comment la « dette du tiers monde », qui avait découlé, à partir de 1979, de décisions unilatérales prises aux États-Unis, était devenue le principal moyen d’asservissement néocolonial du Sud de la planète. Ils n’ont guère de mal à convaincre que la même dynamique est à l’œuvre au sud… de l’Europe, et que la contagion peut affecter tous les autres pays, Allemagne comprise, par le biais de ses banques fragilisées.
La démocratie revendiquée par ces collectifs, autant que leur pluralisme conduit à tout mettre à plat. Ainsi, des controverses apparaissent, aussi bien entre les experts nationaux de ces réseaux (économistes atterrés, Attac, Fondation Copernic, CADTM, partisans de la démondialisation…) que dans les débats locaux. La principale, au premier trimestre 2012, porte sur le rôle des remboursements d’intérêt accumulés dans le gonflement de la dette publique. Pour certains, c’est l’explication majeure : le montant cumulé des charges d’intérêt versées par l’État français entre 1980 et 2009 s’élève à 1 340 milliards d’euros de 2009, soit 90 % du stock de dette en 2009 (1 500 milliards). Pour d’autres, la question serait secondaire (en tout cas en France). L’opération de cumul sur longue période serait dépourvue de sens, car rien ne dit que le prêt systématique à taux nul soit « juste », compte tenu de l’inflation et de la croissance. L’excès de dette proviendrait d’abord, selon eux, des cadeaux fiscaux concédés aux plus fortunés, des inégalités et des différentes opérations de sauvetage des banques.
D’autres débats surgissent du côté des experts nationaux, en particulier sur le besoin d’endettement public : un État doit-il s’endetter en permanence ou, pour le dire autrement, existe-t-il une partie des dépenses publiques (potentiellement financée par la dette) que l’on peut estimer socialement et écologiquement inutile ou nuisible, impulsée par des lobbies d’affaires et par la concurrence destructrice entre pays ou territoires [vi] ?
Mais les collectifs locaux perçoivent très bien que les différents points de vue se complètent sans s’opposer. Qu’importe les détails de l’analyse, des propositions font consensus : retirer aux marchés financiers le monopole du financement des États et en revenir à des taux d’intérêt très faibles. Et tous insistent sur l’exigence d’une forte réduction des inégalités et d’une réforme fiscale radicale, « à la Roosevelt ».
Toujours plus pragmatiques que théoriques, les débats locaux retiennent une hypothèse assez « keynésienne » selon laquelle une partie de la dette publique française est probablement légitime, sous réserve d’inventaire. Mais une partie seulement : en France comme à l’étranger (en Belgique, en Allemagne, dans plusieurs pays du sud de l’Europe), des collectifs plaident au contraire que l’idée d’illégitimité s’appuie sur trois arguments dont chacun suffirait à justifier l’usage de ce terme, dans son acception courante : « Qui n’est pas conforme au bon droit, à l’équité, sur le plan moral, intellectuel ou matériel. »
Le premier argument est celui de l’injustice des décisions qui ont creusé la dette : fiscalité de classe, niches pour riches, hausse des inégalités… Le second renvoie à des choix non conformes à l’intérêt général : confier les dettes publiques aux marchés, c’est-à-dire aux spéculateurs. Le troisième met en avant des décisions prises à la fois « sur le dos » et « dans le dos » des peuples » : sur leur dos, en faisant payer la crise par ceux qui ne sont pour rien dans l’excès d’endettement ; dans leur dos, en raison du déficit de démocratie et de la mainmise de l’oligarchie néolibérale sur l’information.
Les comités ont préféré ne pas se lancer dans la voie d’un chiffrage de la part de dette illégitime. Qualifier (d’illégitimes) des décisions et des politiques, en déduire qu’une partie de la dette découle de politiques « de classe », est une chose. Quantifier « ce que les peuples ne devraient pas rembourser » est un tout autre exercice. Il semble prématuré dans la mesure où il faut encore faire progresser l’idée d’illégitimité avant de proposer un tel curseur, qui dépendra du rapport de forces.
Les collectifs locaux ont commencé à évoquer l’ultime question du « défaut », marquée elle aussi par des incertitudes politiques et techniques. Les exemples historiques de l’Argentine dans la première moitié des années 2000 [vii] , de la Russie en 1998, de l’Equateur en 2007-2008, de l’Islande après la débâcle bancaire de 2008, offrent de nombreuses pistes de réflexion. Mais, comme la France n’est pas (ou pas encore…) dans la situation des pays précédents, ni dans celle de la Grèce ou de l’Irlande, la question reste ouverte : faut-il envisager une politique de non remboursement des créanciers pour une partie de la dette (annulation), un moratoire de plusieurs années sur une fraction de la dette sans versement d’intérêts de retard ? Est-il préférable que l’excès de dette soit payé, via des impôts, par les couches sociales et par les financiers qui l’ont provoqué et qui en ont souvent tiré profit ? Ces solutions, qui peuvent être combinées, ont en commun le refus de faire payer la crise aux catégories populaires.
Encadré – Un exemple de débat mené dans des collectifs locaux
Suffit-il que la banque centrale européenne (BCE) prête directement aux États ? Pour certains, la crise des dettes publiques en Europe prendrait fin si la BCE prêtait à des taux très faibles aux États en difficulté. Ce serait certes très efficace à court terme. Les marchés auraient les bras coupés et la spéculation sur les titres publics prendrait fin.
Mais, si l’on n’a pas réduit les inégalités (révolution fiscale, autre partage de la valeur ajoutée), si l’on n’a pas repris le contrôle de la finance, les marchés iront spéculer ailleurs : immobilier, matières premières, produits agricoles, devises, nouvelles technologies, etc. Il y aurait alors d’autres équivalents de la crise des subprime , d’autres défauts bancaires et financiers, et donc d’autres interventions publiques pour « sauver la finance », d’autres dettes publiques illégitimes et d’autres plans d’austérité. Dans ces conditions, on pourrait même imaginer qu’à un moment les dominants prônent l’intervention directe de la BCE auprès des États… de façon à sauver l’essentiel du système et de leurs privilèges. N’est-ce pas ce qu’enseigne l’exemple américain ?
Jean Gadrey
[i] D’Europe Ecologie les Verts au Nouveau parti anticapitaliste (NPA), en passant par le Parti communiste ou celui de la décroissance.
[ii] http://www.audit-citoyen.org/
[iii] « Construire une résiliAnce. De la sidération au désir », treizième session de l’Université Intégrale du Club de Budapest, 19 septembre 2011.
[iv] Toutes les réponses sont justes, sauf la 3.
[vi] Voir, sur le blog http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/ , le billet du 26 septembre 2011.
[vii] Lire Maurice Lemoine, « Face aux créanciers, effronterie argentine et frilosité grecque », Le Monde diplomatique , avril 2012.