Gouvernance d’entreprise : quels pouvoirs pour quelles finalites ?

mercredi 14 septembre 2011, par Thomas Coutrot

Au sens le plus large, le terme de « gouvernance » renvoie aux modalités d’organisation et d’exercice du pouvoir lorsque est en jeu une action collective. Appliquée à l’entreprise, cette problématique soulève deux types de questionnement. Dans quel(s) intérêt(s) l’entreprise doit-elle être dirigée ? Quelles structures de décision et de contrôle convient-il d’adopter ?

Si donc le terme de gouvernance d’entreprise est (relativement) neuf, il est clair qu’il recouvre un thème ancien, celui de la finalité des entreprises. Sa brutale réapparition au devant de la scène, sous un vocable largement anglo-saxon, est liée au processus de financiarisation des économies occidentales, à l’œuvre depuis plus de deux décennies. L’entreprise capitaliste, par nature et par définition, a pour finalité première non de produire des biens et services ou de créer des emplois, mais de mettre en valeur les capitaux avancés par ses actionnaires. L’innovation, la production et la commercialisation ne sont que des moyens au service d’une fin, l’accumulation de capital. Il est donc assez naturel que les théoriciens et idéologues libéraux affirment que l’entreprise doit être dirigée dans le seul intérêt de ses actionnaires. Cependant, les luttes sociales ont abouti, de façon différenciée selon les pays et les périodes, à des compromis sociaux qui imposaient aux dirigeants de prendre en considération d’autres intérêts. Les systèmes juridiques, les lois sociales ont ménagé dans la plupart des pays un droit d’expression ou d’intervention aux représentants des salariés. C’est surtout le cas dans les pays d’Europe continentale par contraste avec les pays anglo-saxons, où l’exclusivité du pouvoir actionnarial est historiquement mieux assurée.

Dans le contexte de la vague néo-libérale et de la mondialisation financière, la thématique de la gouvernance d’entreprise exprime la tentative du capital financier de réaffirmer de façon unilatérale son monopole sur le contrôle des entreprises. Celles-ci ne doivent avoir pour seul objectif que de maximiser les rendements offerts aux actionnaires. Tout ce qui les éloigne de cet objectif est dénoncé comme anti-économique et contre-productif. Les réformes apportées depuis une dizaine d’années au nom de la « gouvernance d’entreprise » aux États-Unis comme en Europe visent à mieux garantir que les dirigeants prennent leurs décisions de gestion en fonction des seuls intérêts de leurs actionnaires.

Ce texte vise à éclairer les débats actuels dans le champ de la gouvernance d’entreprise, et à proposer une conception alternative à celle aujourd’hui dominante. Nous restreindrons nos réflexions aux entreprises cotées : principales actrices de l’économie mondiales, elles sont naturellement aux avant-postes du processus de financiarisation.

Nous commencerons par retracer les ambitions d’une « gouvernance d’entreprise » au profit des seuls actionnaires (1). Cette approche d’origine anglo-saxonne se distingue de ce que l’on peut appeler le « modèle européen » de l’entreprise, où celle-ci est considérée comme une institution sociale (2). Nous montrerons ensuite l’échec du modèle de la souveraineté actionnariale par rapport aux objectifs affichés, et analyserons les raisons profondes de cet échec, qui renvoient aux contradictions internes du modèle (3). L’examen des réformes récentes, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, montrera pourtant que de l’échec de ce modèle, les gouvernants ont conclu… à la nécessité de l’approfondir plus encore (4). A quoi nous opposerons la perspective d’une avancée vers un nouveau modèle de gestion démocratique des entreprises, s’appuyant sur les acquis, aujourd’hui menacés, du modèle européen, en les approfondissant dans plusieurs directions (5).

1. Actionnaires ou « parties prenantes » : quelle propriété de l’entreprise ?

Marx soulignait déjà (dans le Livre 3 du Capital) combien le développement des sociétés par actions était porteur d’une transformation profonde du capitalisme, avec la séparation de la figure de l’actionnaire capitaliste de celle du dirigeant salarié. Dans sa forme moderne, le débat sur la gouvernance des entreprises est né aux États-Unis, avec la publication de l’ouvrage de Berle et Means, The modern corporation and private property, en 1932. Ces deux auteurs partent du constat suivant : une majorité d’actionnaires cherchent avant tout la liquidité [1] de leurs actifs, c’est-à-dire des parts sociales en leur possession. Les marchés boursiers, où s’échangent quotidiennement ces parts, sont organisés à cette fin. La conséquence de cette recherche de liquidité est immédiate : la propriété sociale se disperse, à mesure que les parts s’échangent. Chaque actionnaire ne dispose alors plus que d’une proportion très réduite du capital d’une entreprise cotée. Les répercussions de cette dispersion sur la conduite des entreprises sont tout aussi immédiates. Non seulement l’actionnaire ne peut plus en général prétendre diriger directement l’entreprise dans laquelle il a investi ; mais les actionnaires, atomisés, n’ont guère d’incitation à contrôler les dirigeants. Le coût d’un suivi des affaires internes de l’entreprise est élevé, tandis que le gain à en attendre est à la hauteur du montant des participations : faible. Les cadres dirigeants (managers), formellement désignés par le Conseil d’administration élu par les actionnaires, jouissent donc d’une grande liberté et d’un contrôle de facto sur le destin des entreprises. La conclusion de Berle et Means est la suivante : l’économie américaine serait arrivée, du fait de la négociabilité des parts sociales et du développement des marchés boursiers, à un nouveau stade de développement, caractérisé par une « séparation de la propriété et du contrôle ». Si le constat a été largement accepté, en revanche les points de vue ont divergé sur les conséquences à en tirer d’un point de vue normatif. Dans le cas des États-Unis on peut schématiquement distinguer deux écoles.

La « valeur actionnariale » : tout pour les actionnaires

Le première école considère que la liquidité ne change rien : l’entreprise doit être gérée dans l’intérêt de ses seuls propriétaires, c’est-à-dire de ses actionnaires. Ces derniers ont été dépossédés de leurs prérogatives par une hiérarchie interne à l’entreprise, motivée par ses seuls gains personnels. D’orientation libérale, cette position entend défendre la propriété privée, pivot du capitalisme. Elle énonce également que les détenteurs du capital social sont les seuls à supporter le risque lié à l’activité entrepreneuriale. Cette doctrine, qui réaffirme la primauté des actionnaires dans l’entreprise, peut être qualifiée de « souveraineté actionnariale » (shareholder sovereignty) ou de « valeur actionnariale » (shareholder value). Elle résume la problématique de la gouvernance à la question suivante : quelle architecture institutionnelle et juridique permet au mieux d’aligner l’intérêt des dirigeants sur celui des actionnaires ?

Deux types de mécanismes sont envisagés, internes et externes. En interne, il revient au conseil d’administration (board of directors) de surveiller et de ratifier les agissements de la Direction au nom des actionnaires. En externe, c’est à la discipline de marché qu’il revient de contrôler les dirigeants. Il convient donc d’accroître l’efficacité des marchés boursiers, c’est-à-dire de faire en sorte que les signaux qu’ils envoient (les prix ou cours boursiers) reflètent aux mieux les performances du management. A cette fin, le droit boursier va jouer un rôle décisif, en définissant des normes de transparence que doivent respecter les sociétés cotées ainsi que les investisseurs lorsqu’ils s’échangent des titres. Par ailleurs, un ensemble d’agents (les « gatekeepers » ou garde-fous) doit veiller à la bonne information des investisseurs : au premier plan, on trouve les cabinets d’audit, chargés de certifier les comptes des entreprises, et les analystes financiers, chargés de conseiller les investisseurs sur l’opportunité de vendre ou d’acheter tels ou tels titres. On espère ainsi (selon la théorie de « l’efficience des marchés financiers ») que les prix renseigneront correctement les investisseurs sur la valeur intrinsèque des entreprises. Il est alors essentiel que les variations des cours boursiers aient des conséquences directes sur les dirigeants. C’est là le rôle des prises de contrôle hostiles (OPA [2] et OPE [3]), qui font peser une menace sur la carrière de dirigeants « défectueux » : une entreprise mal gérée verra son cours chuter en bourse et deviendra une proie facile pour le rachat par d’autres investisseurs, qui licencieront immédiatement l’ancienne équipe dirigeante. Le droit boursier ainsi que le droit des sociétés codifient les conditions dans lesquelles peuvent se dérouler ces opérations. On peut considérer que la doctrine de la souveraineté actionnariale constitue le modèle de référence du droit fédéral et la jurisprudence nord-américaine, depuis les premières décennies du XXe siècle.

L’entreprise lieu de compromis entre les « parties prenantes »

La seconde école considère au contraire que la perte de contrôle des actionnaires est à la fois légitime et inévitable : ces derniers auraient « échangé » le contrôle contre la liquidité. Légitime, car on ne peut avoir le beurre (la liquidité) et l’argent du beurre (le contrôle). Si les actionnaires veulent pouvoir sortir à tout instant du capital d’une société, ils ne peuvent en même temps réclamer le contrôle de celle-ci. Mais aussi inévitable, en fonction d’un constat réaliste : il apparaît très difficile de redonner effectivement le contrôle aux actionnaires une fois la propriété dispersée entre les mains de milliers d’investisseurs. Ce point est très clairement exposée par Berle et Means qui, dès 1932, doutaient de la capacité des investisseurs mais aussi de la jurisprudence et du droit nord-américain à discipliner les dirigeants : tout comme les actionnaires « liquides » et atomisés, les tribunaux sont extérieurs à l’entreprise et peuvent très difficilement se prétendre suffisamment informés des affaires de celle-ci pour contester les choix managériaux, même au nom de la défense des actionnaires. Ainsi, la plupart des détournements réalisés par les dirigeants sont le plus souvent liés à des décisions courantes de gestion de l’entreprise : c’est en absorbant telle ou telle société, ou en réalisant tel ou tel investissement, que les dirigeants accroissent leurs gains personnels.

Faut-il, pour autant, se résigner à ce pouvoir incontrôlable des managers, sans autre discussion ? La réponse, bien entendue, est négative. Le rejet de la souveraineté actionnariale s’accompagne d’un appel à la responsabilisation du pouvoir des dirigeants, qui doit s’exercer dans l’intérêt de tous ceux que ce pouvoir affecte. En d’autres termes, le management doit prendre en compte l’ensemble des « parties prenantes » (stakeholders) à l’entreprise : les actionnaires, certes, mais également les salariés, les créanciers, les consommateurs, les fournisseurs, les collectivités locales, etc. La manière dont ces intérêts multiples peuvent être pris en compte par les dirigeants dans la conduite de l’entreprise ne fait l’objet d’aucun consensus. Cette approche de la gouvernance, qualifiée de « stakeholder », est tout à la fois plus ambitieuse et beaucoup moins élaborée théoriquement et juridiquement que l’approche « shareholder ». Un exemple classique de cette démarche est fourni par l’économiste japonais Aoki (1984) qui, dans une version réduite à deux « stakeholders », a décrit la grande entreprise japonaise comme le lieu d’un compromis géré par la Direction entre les actionnaires et les salariés permanents (système dit de « l’emploi à vie »).

La financiarisation des entreprises change la donne

Si le droit américain a toujours défendu une vision pro-actionnariale de la gouvernance, l’environnement socio-économique a été, après la Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 1970, globalement peu favorable aux actionnaires : des marchés financiers peu actifs, associés aux compromis sociaux de l’ère « fordiste » (Aglietta 1997), contribuent à concentrer le pouvoir dans les mains d’une « technostructure » (Galbraith 1967), aux États-Unis mais également en Europe. Avec la montée en puissance de la finance de marché, les équilibres de pouvoir constitutifs de ce capitalisme « managérial » vont se trouver bouleversés.

La financiarisation des économies occidentales, et des États-Unis en particulier, peut s’apprécier de la manière la plus simple par l’évolution du rapport des capitalisations boursières [4] aux produits nationaux bruts (cf. tableau 1).

Tableau 1 : Capitalisation nationale en pourcentage du PNB

  États-Unis France Allemagne
1980 50 8 9
1990 56 26 22
1995 95 32 26
1996 112 38 28
1997 133 48 39
1998 149 68 51
1999 181 111 72
2000 153 112 68
2001 152 103 61

Cet élargissement des marchés boursiers, accompagné par la déréglementation financière, confère aux investissements une liquidité accrue, et donne donc un pouvoir social considérable au capital financier. Ce dernier peut en effet à tout moment punir les acteurs (entreprises, États, etc.) dont les titres (actions, obligations, etc.) ne servent pas le niveau de rentabilité exigé, en vendant massivement ces titres. Ces marchés voient en outre s’affirmer une nouvelle catégorie d’acteurs, les fonds d’investissements, qui vont devenir, en l’espace de deux décennies, les principaux collecteurs d’épargne financière (Jeffers et Plihon 2002). Le cas nord-américain est particulièrement significatif : en 1950, les fonds de pension et les fonds mutuels possédaient à eux deux moins de 3 % des actions nationales ; à la fin des années 1990, près de 40 %. Dans le même temps, le pourcentage d’actions domestiques détenues directement par les compagnies d’assurance, les banques et les ménages passaient de 95 % à environ 55 %. Moins marqué, ce processus opère également en Europe continentale, comme l’indique le tableau 2 pour la dernière décennie. Les investisseurs nord-américains et britanniques, engagés dans une stratégie internationale de valorisation de leur actif, tendent par ailleurs à accroître leur présence sur les marchés européens. Ainsi, en France, en 1998, un quart de la capitalisation nationale était détenue par des investisseurs non-résidents ; en 2000, près de 36%. En Allemagne, le taux de pénétration des grands groupes atteindrait, au début des années 2000, 40 % (Gherke 2002).

Tableau 2 : Actifs financiers détenus par les investisseurs institutionnels nationaux en pourcentage du PNB [5]

  1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000
États-Unis 127.2 136.3 135.9 151.9 162.9 178.4 192.0 207.3 195.2
France 61.9 73.9 71.8 77.7 86.6 97.0 107.3 125.4 133.3
Allemagne 34.0 38.9 41.3 45.3 50.6 58.7 66.1 76.8 79.7

A la recherche des rendements les plus élevés possibles, ces investisseurs « institutionnels » diversifient leur portefeuille. Ils minimisent ainsi les risques pris, et maintiennent la liquidité de leur position. En conséquence, ces fonds d’investissement possèdent rarement plus de 1 ou 2 % du capital social d’une même entreprise. Pour autant, on ne saurait comparer la situation de ces actionnaires liquides à celle des petits épargnants qu’observaient Berle et Means. Professionnels de la finance, ces fonds vont utiliser leur force collective pour promouvoir de nouveaux principes de gestion des entreprises. L’objectif visé par cet « activisme institutionnel » est d’accroître la rentabilité de leur portefeuille, en forçant les dirigeants à gérer les entreprises le plus possible dans l’intérêt des actionnaires. A cette fin, les actionnaires sont invités à utiliser systématiquement les moyens juridiques mis à leur disposition pour contrôler la Direction, à commencer par les droits de vote attachés aux parts sociales. En d’autres termes, la doctrine de la souveraineté actionnariale, assoupie dans la période « fordiste », va être véritablement dopée par la montée en puissance des fonds d’investissements. Cette doctrine connaît, dans la seconde moitié des années 1980, une dynamique tout à fait favorable, à la fois comme discours et comme pratique. Dans les milieux d’affaires, mais également dans les milieux académiques et politiques, l’idée selon laquelle l’entreprise doit avant tout « créer de la valeur pour ses actionnaires » devient une véritable antienne.

Les quatre commandements de la valeur actionnariale

Le terme de Corporate governance apparaît alors pour désigner un ensemble de principes dont le respect par les entreprises devrait permettre de discipliner les dirigeants et d’asseoir l’intérêt des actionnaires comme objectif prioritaire. L’ensemble de ces principes va faire l’objet d’une codification dans une série de rapports, véritables chartes de bonne conduite à destination des entreprises cotées. Le premier et le plus célèbre d’entre eux, The Corporate Governance Principles, commandé en 1978 par l’American Law Institute, paraît dans sa version définitive en 1993. Suivront, aux États-Unis le rapport Gilson-Kraakman (1991), en Grande-Bretagne le rapport Cadbury (1992), en France les rapports Viénot I (1993), Viénot II (1999) et Bouton (2002) et au niveau international les Principes de gouvernance d’entreprise de l’OCDE, parus en 1999 et révisés en 2004. Une réflexion initialement nord-américaine va donc traverser les frontières, du fait de la globalisation des marchés financiers et du rôle d’aiguillon des investisseurs institutionnels anglo-saxons en la matière. La logique de ces rapports est toujours la même : après avoir rappelé que dans une économie de marché compétitive, une entreprise bien gérée est une entreprise qui maximise sa rentabilité financière, une série de mesures est énumérée, visant à assurer un contrôle renforcée des actionnaires sur les dirigeants.

Quatre types de mesures sont systématiquement mis en avant, soit directement via l’activisme institutionnel lors des assemblées générales, soit indirectement par le biais de la publication de « principes de gouvernance » :

  1. L’indépendance des administrateurs. Le conseil d’administration, on s’en souvient, constitue, pour la doctrine de la souveraineté actionnariale, le principal mécanisme interne de contrôle des dirigeants. Afin de garantir le rôle disciplinaire de ce conseil, les rapports pré-cités insistent sur la nécessité d’éviter toute collusion d’intérêts entre contrôleurs (administrateurs) et contrôlés (les dirigeants). A cette fin, l’indépendance des administrateurs est présentée comme une panacée. La difficulté est ensuite de donner un contenu pratique à cette idée d’indépendance. Les différents codes de bonne gouvernance se distinguent par la définition qu’ils offrent de l’indépendance, ainsi que par la proportion d’administrateurs indépendants considérée comme souhaitable [6]. Par ailleurs, ces codes proposent que des comités ad hoc soient créés au sein du conseil, avec pour mission de s’occuper du recrutement et des appointements des dirigeants (comité de nomination et comité de rémunération) ainsi que des relations entre l’audit interne et l’audit externe (comité d’audit). La présence d’administrateurs indépendants est jugée particulièrement importante dans ces comités.
  2. Le respect de normes de transparence. Il s’agit d’améliorer l’information dont dispose les investisseurs sur les marchés boursiers. La rémunération des dirigeants, symbole de la « délinquance managériale » des années 1960 et 1970, est particulièrement visée. De même, la transparence des procédures lors des votes aux assemblées générales est mise au premier plan.
  3. La promotion des prises de contrôle hostiles. On l’a vu, ces opérations sont supposées jouer le rôle du fouet qui soumet les dirigeants à la discipline des marchés. Les fonds d’investissements n’hésitent généralement pas à se défaire de leurs titres lors de ces opérations (qui en général font monter le cours des actions des entreprises visées) : ils sont donc particulièrement soucieux de faire sauter les dispositifs anti-OPA/OPE, nombreux aux États-Unis comme en Europe et censés peser défavorablement sur la valorisation boursière des entreprises.
  4. La généralisation des stock-options. Ce mode de rémunération consiste à attribuer à certains salariés, en général ceux dont l’engagement personnel est jugé le plus nécessaire pour la profitabilité de l’entreprise, des options d’achat de titres de la société, à un prix prévu à l’avance (le prix d’exercice). Si le cours boursier monte, il devient très intéressant de « lever l’option », c’est-à-dire d’acheter les actions à leur prix d’exercice. Ainsi les détenteurs de stock-options sont directement intéressés à faire croître le cours boursier, qui synthétise l’intérêt des actionnaires. Les codes de bonne gouvernance insistent donc pour que les cadres dirigeants soient pourvus, le plus possible, de stock-options. L’explosion de la rémunération des dirigeants aux États-Unis est directement imputable à la généralisation de ce dispositif de rémunération.

Plus d’une décennie après la parution des premiers « Principes de gouvernance d’entreprise », il est de bon ton de considérer que ces chartes ont globalement rempli leur objectif. Il est devenu pratiquement impossible pour un dirigeant d’ignorer les quatre commandements. Les administrateurs « indépendants », quelle que soit la signification exacte de ce terme, sont maintenant monnaie courante dans les Conseils d’administration, les rémunérations des dirigeants seraient mieux connues et les stock-options très largement diffusées (aux États-Unis mais également en France ou en Grande Bretagne). Seuls les dispositifs anti-OPA/OPE, d’une grande diversité dans chaque pays, résisteraient encore, mais plus pour très longtemps [7]. Le renouveau de la finance de marché aurait ainsi signé la victoire de la souveraineté actionnariale. Symbole de cette victoire, la norme d’une rentabilité financière [8] à 15 % va s’imposer au cours des années 1990, fondée sur de nouveaux outils de gestion censés mesurer et piloter la « création de valeur pour l’actionnaire » [9]. Pourtant, nous allons voir que le triomphe de la « souveraineté actionnariale » – que les critiques préfèrent qualifier de « dictature des actionnaires » – est loin d’être aussi réel que ses partisans (et certains de ses critiques) l’affirment : la « corporate governance » n’a pas tenu toutes ses promesses du point de vue même des actionnaires – sans parler de celui des salariés et autres parties prenantes, auxquelles, il est vrai, aucune promesse n’avait été faite...

Les conséquences sur la gestion des entreprises

Ces bouleversements initiés dans la sphère financière accompagnent une transformation sensible de la physionomie des entreprises, avec le développement du modèle de la firme-réseau. Ce modèle conçoit l’entreprise non plus comme un lieu de production centralisé et hiérarchisé, sous l’autorité d’une Direction, mais plutôt sous la forme d’un réseau, connectant entre eux des centres de production relativement autonomes. Dans la sphère du travail, les changements sont nets. Des innovations organisationnelles sont entreprises, de manière à accroître l’autonomie de la main-d’œuvre. Parallèlement, les processus de flexibilisation et d’externalisation du travail se traduisent par une substitution de contrats de travail courts à des contrats longs d’une part et de contrat commerciaux à des contrats de travail d’autre part. La fragilisation des collectifs de travail est la conséquence la plus directe de ce processus. Boltanski et Chiapello (1999) ont soulignée la manière dont ces transformations ont été impulsée par les managers, de manière à répondre aux critiques de l’organisation fordiste du travail. Mais ce que l’on peut également noter, c’est la profonde cohérence entre ce modèle de l’entreprise réseau et les prétentions du capital financier (Coutrot 1998), si bien qu’il est difficile de démêler le fil des responsabilités. La maximisation de la rentabilité financière est en effet d’autant plus aisée que les collectifs de travail sont faibles, ne pouvant prétendre négocier des hausses de salaire globales. De la même manière, le principe de péréquation entre centres de production qui sous-tendait l’entreprise « fordiste » disparaît, avec la mode de la gestion en centres de profit. Ces centres sont mis en concurrence par la fixation de critères de rentabilité ex ante, et gare à ceux qui ne respectent pas les normes de création de valeur pour l’actionnaire.

2. Le modèle continental-européen

La financiarisation a donc réactivé, aux États-Unis, la conception libérale de l’entreprise, analysée au travers du seul prisme de la propriété de ses titres. Cette conception a aussi gagné du terrain en Europe. Pourtant, en Europe continentale [10], la question de la finalité des entreprises s’est posée, et continue de se poser, de manière assez différente. La souveraineté actionnariale n’a en effet pas la même légitimité, historique, culturelle ou juridique, en France ou en Allemagne que dans les pays anglo-saxons. Il est commode, en première analyse, de relier cette différence dans la représentation des entreprises et de leur gouvernance à un « modèle de capitalisme » alternatif au modèle anglo-saxon, donnant une place moins exclusive aux régulations marchandes et à la propriété privée. On a ainsi pu parlé de « capitalisme rhénan » pour le modèle allemand, expression sans doute la plus achevée du modèle continental.

La vision de l’entreprise véhiculée par le modèle continental-européen peut être qualifiée d’« institutionnelle ». Par là, on entend que l’entreprise, comme institution constituée de salariés et de capitaux tangibles et intangibles et tournée vers la production pour autrui, échappe pour partie à l’ordre de la propriété : l’intérêt de l’entreprise n’est pas réductible à l’intérêt de la « société », c’est-à-dire du groupe des actionnaires (des propriétaires détenteurs du capital social). Cette représentation de l’entreprise est cohérente avec une structure de propriété concentrée. Car la dispersion de la propriété est plus faible en Europe continentale : la présence de blocs de contrôle, c’est-à-dire d’actionnaires disposant de parts importantes du capital social, est la norme [11]. La concentration de la propriété tend à réduire la liquidité des marchés : il est plus difficile de vendre ses participations dans une entreprise quand on en détient un très grand nombre car l’annonce de la vente d’une quantité élevée de titres tend à faire baisser leur cours. Ceci induit les gros actionnaires, majoritaires ou non, à entretenir des relations de long terme avec les entreprises. Ces dernières sont donc moins quotidiennement exposées à l’influence des marchés de capitaux.

La reconnaissance concrète de la nature institutionnelle de l’entreprise est passée par deux voies, plus complémentaires qu’alternatives, empruntées à des degrés divers par les pays d’Europe continentale.

Société de capitaux ou entreprise ?

La première voie consiste à élargir la responsabilité des dirigeants, à travers la notion d’« intérêt social » et/ou d’« intérêt de l’entreprise ». Prenons l’exemple du droit français. En droit des sociétés, l’« intérêt social » se définit comme l’intérêt de la société en tant que personne morale, distincte des intérêts particuliers de ses différents sociétaires (les actionnaires). Ainsi, une action souhaitée par les actionnaires majoritaires peut être refusée par les dirigeants, au nom de l’« intérêt social », en l’occurrence celui des actionnaires minoritaires. Certes le Conseil d’administration, élu par les actionnaires majoritaires, pourra alors révoquer les dirigeants. Mais les actionnaires minoritaires pourront faire entendre leur voix. Dans certains cas l’« intérêt social » dépasse même celui de l’ensemble des actionnaires et inclut celui des salariés. On se rapproche alors de la notion d’« intérêt de l’entreprise », présente en droit du travail : ainsi, par exemple, dans un arrêt du 1er avril 1992, la chambre sociale de la Cour de cassation énonçait qu’« à la condition d’être décidée dans l’intérêt de l’entreprise, une réorganisation de celle-ci peut constituer une cause économique de suppression ou transformation d’emploi ou une modification substantielle du contrat de travail », justifiant un licenciement économique. Au total, dans le droit français, on peut trouver des éléments à l’appui de la thèse selon laquelle les dirigeants doivent tenir compte de l’intérêt de l’entreprise, qui ne se résume pas à l’intérêt des actionnaires.

Néanmoins l’entreprise n’existe pas en tant que personne morale. Seule la société, qui regroupe les actionnaires, dispose de la personnalité morale – ce qui fait dire à Robé (1999) que « l’entreprise n’existe pas en droit ». Ceci est vrai dans toutes les juridictions (France, Allemagne, États-Unis, Grande-Bretagne, etc). D’où l’idée (cf. par exemple Bachet 2000) de doter l’entreprise d’une personnalité morale, ce qui permettrait de mieux fonder en droit un intérêt de l’entreprise dépassant celui des actionnaires.

De l’information à la cogestion : les droits des salariés européens

La seconde voie d’« institutionnalisation » de l’entreprise consiste à organiser l’intervention des salariés dans les processus décisionnels. Cette intervention marque la reconnaissance du salarié comme élément constituant de l’entreprise au-delà de son offre de service (force de travail). En tant qu’élément constituant, il a droit d’être informé et consulté sur les principaux points intéressant la marche de l’entreprise. Dans certains pays un pouvoir de cogestion sur une palette de sujets plus ou moins large lui est même conféré, à travers ses représentants élus. Il ne s’agit pas d’un contrôle des dirigeants par les dirigés, mais plutôt d’un faisceau de droits qui induit (ou force) les dirigeants à prendre en compte, dans leurs décisions, l’intérêt des salariés (Streeck 2001). Ces droits à l’information, à la consultation, voire à la cogestion, contribuent à définir des contre-pouvoirs face au pouvoir des actionnaires dans les sociétés. La maximisation du rendement des actions n’est alors pas posée comme la seule règle légitime pour orienter les décisions de gestion (Rebérioux 2002).

Suivant l’usage, on peut qualifier cette intervention de « participation » des salariés (worker involvment). Mais il convient alors de bien distinguer cette forme de participation de deux autres : une participation de type financière, qui introduit une part variable dans la rémunération des salariés (intéressement, stock-options, etc.) ; une participation « de type managérial » (Turner 1993), qui regroupe un ensemble d’innovations organisationnelles visant à accroître l’autonomie des salariés (groupe de projet, équipe autonome de production, etc.). Le terme de « managérial » souligne le fait que ce type de participation s’intègre dans une stratégie de la Direction visant à accroître, en fin de compte, la productivité du travail. Au contraire de la participation financière et managériale, les droits à l’information, à la consultation et à la cogestion visent explicitement à faire peser les salariés dans le processus décisionnel de l’entreprise. En matière de gouvernance, c’est cela seul qui nous intéresse.

La cogestion existe en Allemagne, en Autriche ou en Suède. Elle peut prendre deux formes différentes, via le comité d’entreprise, qui regroupe les représentants élus des salariés et via le conseil d’administration (ou conseil de surveillance [12]). Une brève description des modalités de la cogestion (Mitbestimmung) en Allemagne permet de préciser ce point. Le comité d’entreprise (Betriebsrat) dispose d’un droit à la cogestion sur les conséquences sociales (principes de rémunération et temps de travail) et personnelles (système de promotion, de recrutement et licenciements individuels) des orientations économiques et financières de l’entreprise. Sur ces orientations, le Betriebsrat dispose seulement de droits à l’information et à la consultation. Parallèlement, des représentants des salariés siègent au conseil de surveillance (Aufsichtsrat), au côté de représentants des actionnaires élus à l’assemblée générale, avec des droits (pratiquement) égaux. Cela vaut pour toutes les entreprises de plus de 500 salariés [13].

Les droits à l’information-consultation existent dans tous les pays d’Europe continentale. Ils passent, très généralement, par le canal du comité d’entreprise [14]. En France, par exemple, les attributions de ce comité, obligatoire pour les entreprises de cinquante salariés ou plus, sont assez étendues relativement à d’autres pays. L’article L.431 du Code du travail oblige l’employeur à fournir au comité d’entreprise les informations que ce dernier souhaite obtenir sur la marche générale de l’entreprise. Cette information joue d’ailleurs un rôle important dans le contrôle ex post du juge sur la validité des licenciements économiques. Un autre droit important est la possibilité pour le comité d’entreprise de faire appel à un expert comptable, de manière à disposer d’une contre-expertise sur les informations transmises par l’employeur. Ce droit conteste ainsi le « monopole de l’employeur à l’expertise légitime » (Grumbach 1995). C’est une particularité française. Grumbach (1995) perçoit ainsi en France les contours d’un véritable « système de co-surveillance », plutôt que de cogestion, réalisé de concert par le juge et les instances représentatives. Concernant l’Union Européenne, une série de directives a progressivement renforcé la capacité d’intervention des représentants du personnel au niveau national [15] et trans-national [16].

Modèle européen et modèle « stakeholder »

En résumé, le modèle continental-européen n’est pas aligné inconditionnellement sur la souveraineté actionnariale. La maximisation de la rentabilité financière dans l’intérêt des actionnaires doit souvent composer avec d’autres intérêts dans la gestion des entreprises cotées. Certes, en dernière instance, dans le capitalisme actionnarial, c’est bien l’intérêt des actionnaires qui définit la finalité de l’entreprise capitaliste, aux États-Unis comme en Europe. Ainsi en France, le Conseil Constitutionnel, dans une décision du 12/01/2002, a déclaré incompatible avec la « liberté d’entreprendre » - entendre : les droits de propriété capitalistes - une disposition de loi interdisant les licenciements boursiers [17] : manière de rappeler que l’intérêt des actionnaires doit l’emporter sur celui des salariés. Plus généralement, les transnationales d’origine européenne n’ont aucunement été en reste pour adopter les modes d’organisation « en réseau » cohérents avec le pilotage des performances par la sphère financière. Filialisations, recentrage, mise en concurrence et hiérarchisation des filiales et des fournisseurs, restructurations permanentes en fonction des seuls critères financiers, les groupes européens n’ont pas rechigné à adopter ces pratiques de gestion inspirées par le seul souci de la valeur actionnariale. De ce point de vue, les droits des salariés européens ont pesé de peu de poids pour limiter les marges de manœuvre des Directions d’entreprise dans le déploiement de ces stratégies.

Néanmoins il y a une différence non négligeable, du point de vue démocratique, entre le modèle européen qui reconnaît dans une certaine mesure la pluralité des intérêts des parties prenantes, et le modèle actionnarial où seul importe le droit de propriété.

Le modèle européen présente un point commun avec la vision stakeholder développée dans les pays anglo-saxons : le refus de considérer l’entreprise comme un objet de droits de propriété dans les mains de ses actionnaires. En revanche, il s’en démarque sur deux points notables. D’une part, la représentation de l’entreprise comme « institution » est inscrite dans l’histoire de chaque pays et dans des dispositifs juridiques. D’autre part, la gouvernance (la responsabilité) se limite aux rapports au sein du triangle actionnaires / salariés / dirigeants ; les consommateurs, les fournisseurs ou les riverains ne sont pas pris en considération. Nous pensons que pour formuler une alternative pertinente au modèle actionnarial, il faut s’appuyer sur cette tradition européenne et chercher à l’approfondir dans deux directions : en accroissant les droits des salariés et en intégrant au schéma des parties prenantes extérieures à l’entreprise. C’est le sens des propositions que nous développerons dans la dernière partie de cette note.

Mais le processus de financiarisation aujourd’hui à l’œuvre joue à l’encontre du modèle européen – aussi limités que soit ses acquis – en sapant progressivement ses fondements : la propriété tend à se disperser, les stock-options prennent de l’ampleur, les opérations hostiles se banalisent et, plus encore, la doctrine de la souveraineté actionnariale gagne du terrain, portée par une offensive idéologique et politique. Dans le même temps, les droits sociaux, soubassement du modèle européen de l’entreprise, sont directement menacés par l’idéologie néo-libérale. Mais cette idéologie, au moment même où elle semble triompher, se heurte en réalité à de profondes contradictions internes qui renvoient au caractère illusoire de son pari : réconcilier la liquidité et le contrôle actionnarial.

3. La crise de la souveraineté actionnariale

Le 2 décembre 2001, Enron, compagnie texane spécialisée dans le commerce énergétique, est mise en faillite, un mois et demi après que l’enrichissement personnel de son directeur financier a été rendu public par le Wall Street Journal. Avec 63 milliards de dollars d’actifs, cette faillite est la plus importante de l’histoire américaine. La perte infligée aux actionnaires est considérable : fin novembre, le titre s’échange à 26 cents. Pour les 27 000 salariés d’Enron, la facture est également douloureuse. Outre la perte de leur emploi, c’est leur retraite qui s’évapore. Le fond de pension maison était investi pour 60 % en actions Enron (Bratton 2002). Les acteurs compromis dans cette faillite comptent parmi les poids lourds de l’industrie financière nord-américaine : le cabinet d’audit Arthur Andersen, qui le paiera de sa disparition, les banques d’affaires J.P. Morgan Chase & Co et Citigroup, condamnées par la SEC [18] à verser 255 millions de dollars dans le cadre d’un règlement à l’amiable ou encore le fond de pension californien Calpers. Les pratiques comptables, industrielles et commerciales mises au jour par différentes enquêtes, se révéleront proprement ahurissantes, dans leur ingéniosité et leur malhonnêteté.

Dans les mois qui suivent, les faillites de sociétés cotées se multiplient, révélant chaque fois des pratiques comptables frauduleuses. Si le secteur des télécoms est particulièrement touché – avec les faillites de Qwest, de Global Crossing et de WorldCom qui va dépasser par son ampleur celle d’Enron – tous les secteurs sont concernés : alors que 158 sociétés cotées avaient fait l’objet de redressements comptables en 1998, ce chiffre s’élevait à 223 en 2000 – soit une progression de 43%, au plus fort de la Nouvelle économie. Entre janvier 1997 et juin 2002, ce sont ainsi près de 10% des firmes cotées nord-américaines qui ont dû corriger au moins une fois leurs comptes pour cause d’irrégularités comptables, selon une étude publiée en octobre 2002 par le General Accounting Office. L’Europe n’est pas épargnée, même si l’ampleur de la crise est de moindre envergure. Vivendi et France Télécom en France, Ahold au Pays-Bas et Parmalat en Italie ont toutes contribué, à des degrés divers, à miner la confiance dans la solidité du capitalisme « financiarisé ».

Rares sont les spécialistes qui imputent cette série de scandales financiers sans précédent à la simple malhonnêteté de quelques managers – malhonnêteté dont on serait bien en peine d’expliquer la recrudescence dans la seconde moitié des années 1990 sur la seule base de facteurs psychologiques. L’explication « standard », aux États-Unis au moins, fait état des dysfonctionnements des acteurs chargés du contrôle des dirigeants : le conseil d’administration en interne, et les gatekeepers en externe.

En l’absence de blocs de contrôle, c’est-à-dire lorsque la propriété sociale est largement dispersée, le contrôle ne peut reposer sur les actionnaires – c’est le point soulevé par Berle et Means dans les années 1930. La présence d’investisseurs institutionnels, qui généralement ne disposent pas de plus de 1 ou 2 % du capital social d’une entreprise, n’y change pas grand chose. La crise américaine illustre parfaitement ce point. Ainsi, dans le cas d’Enron, sur les dernières années, près de 60% de la capitalisation boursière de la firme était détenue par des investisseurs institutionnels. À aucun moment, jusqu’à l’enchaînement dramatique du mois d’octobre 2001, ces fonds n’ont soulevé la moindre critique ou le moindre doute quant à la stratégie de l’entreprise. De fait, le recours de plus en plus marqué à la délégation des fonds – plus d’un tiers des actifs des fonds de pension sont gérés par des fonds mutuels, via délégation – produit des styles de gestion qui contribuent à éloigner encore davantage les actionnaires des entreprises : les fonds mutuels sont engagés dans une compétition féroce, souvent sur la base de rendements minimaux exigés (les benchmarks). Dans ces conditions, l’origine du profit importe beaucoup moins que sa réalisation. Quand bien même un investisseur aurait des doutes sur cette origine, la logique de la concurrence l’inviterait à garder le silence… et les titres en sa possession. Il est en effet préférable de s’abstenir de vendre alors même que les autres fonds conservent leur titre ou cherchent à acheter (Gordon 2002) : la vente d’un titre qui, dans les mois suivants, continuerait à prendre de la valeur envoie un signal négatif quant à la qualité de la gestion du fond. Dans ce cas de figure, pour les gestionnaires de fonds, il vaut mieux avoir tort avec les autres que raison tout seul.

Dans ces conditions, on comprend le rôle crucial accordé aux « gardiens ». Or les dysfonctionnements révélés par ces scandales sont évidents : les auditeurs ont le plus souvent certifiés des comptes totalement fantaisistes [19], les analystes financiers ont émis des recommandations d’achats sur des titres plus que problématiques [20], les agences de notation ont été (trop) lentes à réviser leur notation et les conseils d’administration ont avalisés la plupart des opérations douteuses. Pour rendre compte de ces dysfonctionnements, la thèse la plus simple a consisté à montrer du doigt les conflits d’intérêts traversant chacune de ces activités (Coffee 2002). Les auditeurs externes offrent en effet, parallèlement à leur activité de certification des comptes, des services de conseil aux entreprises dont ils ont la charge. Les analystes financiers travaillent quant à eux le plus souvent pour des banques d’affaire qui vendent leurs conseils aux entreprises. Dans les deux cas, la peur de perdre une activité lucrative (le conseil) peut induire une certaine indulgence dans la certification des comptes ou l’appréciation de la qualité du titre. Pour le conseil d’administration enfin, différents commentateurs ont souligné le manque d’indépendance des administrateurs, en dépit des progrès faits en ce sens.

Cette manière d’apprécier la crise de la gouvernance plaide pour un renforcement de l’indépendance des auditeurs, des analystes et des administrateurs. Le principe d’une gestion toute entière tournée vers la maximisation du cours boursier n’est aucunement remis en cause. On recherche donc la solution du côté d’un durcissement des dispositifs de contrôle des dirigeants de manière à améliorer leur devoir envers les actionnaires. En d’autres termes, la souveraineté actionnariale reste le meilleur principe de gouvernance ; il faut simplement améliorer son effectivité. Nous verrons dans la section suivante que c’est précisément cette interprétation de la crise qui a présidé à la rédaction de la loi Sarbanes-Oxley, passé en juillet 2002 pour juguler les scandales.

A qui profite la valeur actionnariale ?

On peut pourtant avoir une lecture radicalement différente de ces dérives, pointant non pas tant l’insuffisance du contrôle que son impossibilité structurelle. Il faut en effet se garder de confondre le discours sur la souveraineté actionnariale avec les pratiques des dirigeants d’entreprise. Officiellement, la mission première assignée aux entreprises sous un régime financiarisé est le service exclusif de l’intérêt des actionnaires, qui se traduit par une obsession du cours boursier dans la gestion. Or la répétition des scandales financiers des deux côtés de l’Atlantique révèle, à l’examen, une logique commune : l’utilisation des marchés boursiers dans le cadre d’une politique d’acquisitions agressive et sans rationalité industrielle évidente, par le biais des OPA/OPE. Le maquillage des comptes, qu’il s’agisse de camoufler l’endettement ou de transférer des actifs chèrement acquis mais dépréciés, vise alors à effacer les ratés inévitables de cette politique d’acquisition. Cette politique renforce la dépendance à l’égard des marchés financiers, dans la mesure où le maintien d’un cours de bourse élevé conditionne les possibilités d’acquisition via l’échange d’actions (OPE) et évite d’être soi-même victime d’une prise de contrôle. Derrière la référence à « la création de valeur pour l’actionnaire », omniprésente dans les discours, on peut en fait déceler l’âpreté au gain et la volonté de puissance des dirigeants. De ce point de vue, on peut considérer que les dirigeants, loin de se soumettre à une « dictature des actionnaires », se sont plutôt appuyés sur les marchés boursiers pour accroître leur puissance (Lordon 2002). Ainsi les stock options, censés inciter les managers à agir dans l’intérêt des actionnaires sont davantage apparus comme un moyen d’enrichissement personnel, qui pousse à toutes les manipulations pouvant orienter favorablement et à court terme l’opinion des marchés financiers, que comme le levier d’une stratégie raisonnée. Le cas d’Enron, une fois encore, est très frappant : en 2001, année de la mise en faillite, ces stock options rapportaient $9,6 millions à Kenneth Lay, CEO [21] de la compagnie, et $3 millions à Andrew Fastow, son directeur financier. Les différents scandales (Enron, Parmalat, France Télécom, etc.) mettent donc à jour une adéquation, de prime abord paradoxale, entre la volonté d’expansion des dirigeants et la défense de la valeur actionnariale. On pourrait argumenter que l’idéologie de la « valeur actionnariale » a finalement davantage profité aux dirigeants et aux banques d’affaires qu’aux actionnaires : l’explosion des rémunérations patronales et la médiocrité, voire la nocivité, des prises de contrôle en matière de création de valeur (Coutinet et Sagot-Duvauroux 2003) plaident en ce sens. Il est en effet maintenant bien établi que les fusions-acquisitions, de manière très générale, ont un effet plutôt négatif sur les cours des actions des entreprises qui absorbent leurs concurrents. En revanche elles permettent aux dirigeants de profiter de la flambée des cours des entreprises absorbées et aux intermédiaires financiers d’empocher d’énormes commissions. Surtout, l’enquête réalisée régulièrement par le magazine Business Week sur les rémunérations des dirigeants montre une explosion des rémunérations des dirigeants. En 1980 le revenu moyen des PDG des plus grandes entreprises américaines représentait 40 fois le salaire moyen d’un ouvrier. En 1990, ce revenu était 85 fois plus important et en 2003, 400 fois plus élevé. En conclusion, la financiarisation de l’économie profite en priorité à une nouvelle élite dirigeante (Aglietta et Rebérioux 2004), en dépit de la volonté affiché par les promoteurs de la souveraineté actionnariale. Les actionnaires sont gagnants lorsque les cours montent ; les salariés, eux, sont toujours perdants.

Des dirigeants largement incontrôlables

Dans ces conditions, on peut toujours s’étonner des déficiences des acteurs chargés du contrôle. Mais leurs moyens d’action paraissent bien faibles. Si les « gardiens » (auditeurs, analystes, agences de notation et administrateurs) ont à ce point échoué, aux États-Unis comme en Europe, c’est qu’ils n’ont guère les moyens, en période d’euphorie boursière, de contrôler les dirigeants – au delà des problèmes de conflits d’intérêts. Et il existe à cela une raison bien profonde, structurelle : ces gardiens sont extérieursà l’entreprise, tout comme le sont les actionnaires « liquides ». Ils ne peuvent alors exercer qu’un contrôle ex post, dont on a pu mesurer l’ineffectivité. A cet égard, il est très instructif de se référer aux justifications des acteurs eux-mêmes. Ainsi François Veverka, directeur général exécutif de l’agence de notation Standard and Poor’s Europe, faisait état, dans un entretien accordé au journal LeMonde le 29 janvier 2004, de l’impuissance de sa profession en ces termes (à l’occasion de l’affaire Parmalat) : « Nous n’avions aucun moyen de détecter la fraude et n’avons aucun pouvoir d’enquête sur les comptes, ce qui supposerait de refaire le travail des commissaires aux comptes[…]. Quand les informations financières sont fausses, la notation n’a plus aucune valeur en tant que telle ».

Du côté des auditeurs (commissaires aux comptes), là encore, c’est le sentiment d’impuissance qui domine – en témoigne ces propos de Michel Tudel, président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes : « On a reproché aux professionnels de n’avoir pas vu les fraudes comptables. Mais c’est parce que des dirigeants nous les ont cachées ; Nous ne disposons pas de moyens d’investigation de police pour les détecter. Dans le cas de montages déconsolidants, il nous est impossible de nous en apercevoir si nous n’avons pas été mis au courant. » (Le Monde, édition du 26 février 2004). Bref, toujours selon M. Tudel : « Les auditeurs sont au bout de la chaîne et ne peuvent rien faire face à la volonté délibérée d’une entreprise de mentir. […] la production comptable ne sera jamais que le reflet de ce que l’on nous donne  » (Le Monde, édition du 14 janvier 2004).

La fallacieuse « indépendance » des administrateurs

Reste, enfin, le conseil d’administration. Là encore, c’est l’extériorité induite par l’application de la doctrine de la souveraineté actionnariale qui fait problème. En faisant la promotion de l’indépendance des administrateurs, cette doctrine tend en réalité à affaiblir le contrôle. Car l’indépendance est synonyme, dans les secteurs concentrés, d’extériorité, donc d’incompétence : les membres du conseil n’ont le plus souvent aucune connaissance ni du métier ni du secteur. Une fois encore, le cas Enron est tout à fait remarquable : 12 des 14 membres de ce conseil remplissaient tout les critères de parfaite indépendance. Plutôt que de conclure au caractère problématique de cette indépendance, la grande majorité des commentateurs ont appelé, de manière tout à fait paradoxale, à un renforcement de cette indépendance.

Or il en va de « l’indépendance » des administrateurs comme de celle des Banques centrales : elle désigne en fait une qualité fort recherchée des investisseurs financiers, la disposition à obéir inconditionnellement à leurs critères – la valeur actionnariale pour les administrateurs, la stabilité des prix pour les banquiers centraux. « L’indépendance » signifie l’indifférence vis-à-vis de tout critère étranger à ceux que privilégie la finance – par exemple, l’emploi, la cohésion sociale ou l’environnement.

Au total, la souveraineté actionnariale repose sur un principe d’extériorisation du contrôle– ce que résume le tableau 3. L’entreprise doit être gérée dans l’intérêt d’actionnaires liquides, sous contrôle de garde-fous qui n’ont un accès que très partiel à la gestion interne. Pointer les défaillances du contrôle comme seules responsables de la crise, c’est prendre l’effet pour la cause : la vacuité du contrôle est consubstantielleà la souveraineté actionnariale, qui soumet la conduite de l’entreprise à la figure d’un tiers extérieur, le marché boursier (Aglietta et Rebérioux 2004). La mise en pratique de cette doctrine renforce donc, plutôt qu’elle ne limite, le pouvoir des dirigeants. Elle permet à ces derniers d’exploiter systématiquement les défaillances des marchés financiers, leur crédulité. En d’autres termes, l’idéologie de la primauté actionnariale n’a pas les moyens de ses ambitions. D’où le sentiment, de plus en plus partagé dans les milieux syndicaux, politiques, académiques, associatifs, etc. que les entreprises (cotées) échappent progressivement à tout contrôle de leur activité, que les responsabilités se diluent. Ce processus de déresponsabilisation, plus marquée aux États-Unis qu’en Europe eu égard à la financiarisation avancée outre-Atlantique, appelle des réponses politiques.

Tableau 3 : les défaillances de la souveraineté actionnariale

Dispositifs caractéristiques d’une gouvernance pro-actionnariale Fonctionnement réel
Mécanisme interne de contrôle : conseil d’administration indépendant Indépendance=extériorité=incompétence
Mécanismes externes : Actionnaires liquides Extériorité=ineffectivité
Auditeurs, analystes et agences de notation (garants de la valeur informative du marché boursier) Extériorité=ineffectivité
OPA et OPE (garantes de la valeur disciplinaire du marché boursier) Détournement au profit des dirigeants
Mécanisme d’incitation : Stock-options Favorise détournement de valeur

4. Les réformes américaines et européennes

Le 30 juillet 2002, quelques jours seulement après la faillite de WorldCom, la loi « Sarbanes-Oxley » est promulguée, réponse explicite à la crise de confiance des marchés américains. Selon le Président George Bush, il s’agit « des réformes les plus ambitieuses du monde des affaires américain depuis l’époque de Franklin Delano Roosevelt », c’est-à-dire depuis le Security Exchange Act de 1934.

Outre un renforcement des peines encourues par les dirigeants en cas de déviances, le Sarbanes-Oxley Act prend deux types de mesure. D’une part, la législation s’appliquant aux « gatekeepers » est durcie, de manière à prévenir les conflits d’intérêts. Les cabinets d’audit se voient ainsi interdire la fourniture de certains services aux sociétés dont ils examinent les comptes (services d’expertise ou de consultant, création et exploitation de systèmes de traitement de l’information financière, etc.). Par ailleurs, un nouvel organe de contrôle de la profession, le Public Company Accounting Oversight Board(PCAOB) est créé, et placé sous contrôle directe de la SEC. Les analystes financiers font l’objet de dispositions moins contraignantes, tandis que les agences de notation passent à travers les fourches de la législation. D’autre part, le rôle disciplinaire du conseil d’administration est réaffirmé avec, en particulier, une disposition s’appliquant au comité d’audit (comité ad hoc au sein du conseil d’administration, en charge des relations entre la Direction et l’auditeur externe) : ce comité doit dorénavant n’être composé que de directeurs indépendants [22].

Au total, la loi Sarbanes-Oxley souscrit à la thèse de la faillite des gatekeepers– mais dans une version minimaliste, oublieuse des analystes financiers et des agences de notation. La question des stock-options, dont on a souligné le rôle moteur dans les dérives récentes, n’est pas traitée. Le principe d’une gouvernance toute entière tournée vers le service de l’intérêt d’actionnaires « liquides », à distance, n’est pas remis en cause. On peut donc être plus que sceptique quant à la capacité de ce texte à remettre dans le « droit chemin » les dirigeants des entreprises.

Moins violemment frappée par les scandales que les États-Unis, l’Union européenne a du toutefois réagir. En avril 2002, la Commission décidait de confier à un « Groupe de haut niveau d’experts en droit des sociétés » la rédaction d’un rapport sur les réformes souhaitables en matière de droit communautaire. Ce « Groupe de haut niveau », présidé par Jaap Winter, professeur de droit à l’Université Erasmus de Rotterdam, avait été constitué quelques mois plus tôt, pour réfléchir aux suites à donner à l’échec de la 13ème directive sur les offres publiques (d’achat ou d’échange). Un premier rapport, dit « Winter I » (2002a), avait été rendu sur cette question des OPA/OPE en janvier 2002. Ce rapport prônait une libéralisation du marché du contrôle sur le territoire de l’Union : en particulier, ce texte défendait le principe dit « de neutralité » avancé par l’article 9 du projet de directive, posant que la Direction et le conseil d’administration d’une société ciblée par une offre publique ne devaient en aucun cas interférer avec le libre choix des actionnaires, par exemple en adoptant des mesures défensives. L’idée sous-jacente est que les prises de contrôle hostiles ne concernent que les actionnaires ; l’entreprise est alors considérée comme un simple actif financier. Ce principe entre, on le comprend, en profonde contradiction avec une vision institutionnelle de l’entreprise, où la Direction est responsable de l’intérêt de l’entreprise.

En novembre de la même année paraissait le rapport « Winter II » (2002b), proposant « un cadre réglementaire moderne pour le droit européen des sociétés ». L’orientation générale du texte, favorable à la valeur actionnariale dans lignée du précédent rapport, apparaît le plus clairement dans les lignes suivantes : « Dans un bon système de gouvernement d’entreprise, les actionnaires doivent avoir effectivement les moyens d’exercer une influence sur la société. Comme nous l’avons souligné dans notre document de consultation, les actionnaires sont les créanciers de dernier rang […] ;ils ont droit à une part du bénéfice lorsque la société prospère et ils sont les premiers à souffrir lorsque ce n’est pas le cas. Les actionnaires doivent pouvoir faire en sorte que la société soit gérée dans leur intérêt et que les gestionnaires soient responsables de cette gestion. Accordant la priorité à la création de richesse, ils sont, de l’avis du groupe, extrêmement bien placés pour jouer un rôle d’observateurs critiques non seulement pour eux-mêmes, mais aussi, dans des conditions normales, pour les autres parties prenantes » (p.53).

Globalement inspirées par la loi Sarbanes-Oxley, mais devant tenir compte des spécificités européennes, les conclusions du rapport sont assez modestes. La question de la constitution de comités ad hoc– de nomination, d’audit et de rémunération – au sein du conseil d’administration pose des problèmes tout à fait particuliers. Sensible au modèle de gouvernance nord-américain, le rapport insiste sur les avantages de l’indépendance des administrateurs qui siègeraient à ces comités. Mais il note immédiatement que cet arrangement s’avère difficilement transposable en Europe : il exclurait automatiquement les représentants des actionnaires majoritaires et les représentants des salariés – dont l’engagement dans l’entreprise n’est pas compatible avec le critère d’indépendance. Or les actionnaires majoritaires sont partout présents en Europe, et l’ouverture des organes sociaux aux salariés caractérise certains pays membres, on l’a vu. « L’indépendance » des administrateurs, critiquable en soi parce qu’elle se paie souvent au prix de l’incompétence, est donc également peu cohérente avec le modèle de gouvernance européen. Le rapport adopte alors une position d’une portée a priori assez limitée : les comités ad hoc devraient être constitués d’une majorité (et non pas en totalité) d’administrateurs indépendants. La disposition la plus audacieuse du rapport, qui se détache le plus nettement du texte américain, est celle qui propose de durcir la réglementation sur les stock-options et leur enregistrement comptable.

Ainsi, plutôt que de profiter de la crise américaine pour (ré)affirmer les spécificités du modèle continental-européen, les autorités de régulation européennes se sont globalement contentées de copier les mesures prises aux États-Unis – la relative quiétude du paysage européen justifiant la plus faible envergure des dispositions adoptées ou envisagées. Cette orientation des autorités européennes témoigne de leur conversion aux vues néo-libérales, alors qu’une occasion historique de réaffirmer le modèle européen se présentait là. Ce modèle, en « instituant » l’entreprise, contribue précisément à responsabiliser les dirigeants et à internaliser le contrôle via la participation des salariés.

5. Pour une alternative démocratique en matière de gestion des entreprises

Face à la crise traversée par le capitalisme « financiarisé », qui s’est traduite par une multiplication des scandales entourant la gestion de société cotée, deux réactions sont possibles : la fuite en avant dans la direction de la souveraineté actionnariale, ou la réaffirmation et l’approfondissement du modèle de l’entreprise comme institution sociale.

Nous sommes évidemment hostiles au premier choix, car il est porteur d’une nouvelle aggravation de la concentration des pouvoirs dans les mains des dirigeants d’entreprise et de l’industrie financière. En résulterait selon nous un creusement des inégalités sociales et des destructions écologiques qui menacent aujourd’hui la cohésion sociale et l’équilibre de la planète.

Le modèle de la valeur actionnariale n’est pas amendable

Nous l’avons montré, l’idée que les entreprises doivent être gérées dans l’intérêt exclusif des actionnaires n’est pas réaliste. Elle se heurte à l’impossibilité pour des actionnaires dispersés et ignorants des réalités de l’entreprise de contrôler les dirigeants et les intermédiaires financiers, qui défendent leurs intérêts propres. Mais surtout cette idée n’est pas légitime : les Directions des grands groupes cotés sont amenées à prendre tous les jours des décisions qui affectent la vie de milliers ou de centaines de milliers de personnes : investissements, nouvelles productions, innovations organisationnelles, délocalisations, rejets dans l’environnement, externalisation des risques… Il n’est pas acceptable, si l’on prend au sérieux l’idéal démocratique, que des décisions aussi structurantes pour la vie sociale soient prises en dehors de tout contrôle des personnes et des groupes concernés.

Le problème n’est donc pas, comme le prônent les néo-libéraux, de mettre en place des institutions qui permettent aux actionnaires de mieux faire respecter l’impératif de maximisation de leurs rendements financiers. Il s’agit bien plutôt d’assigner aux entreprises d’autres objectifs, tels la création de richesses utiles, l’emploi, de bonnes conditions de travail et de rémunération (le « travail décent » du BIT), le respect de l’environnement, etc. Il s’agit de faire peser dans les processus de décisions des entreprises les intérêts de toutes les parties prenantes, y compris, dans le cas des grands groupes dont l’impact a des dimensions macrosociales, l’intérêt général.

Certains observateurs ou des acteurs syndicaux (comme la CFDT) proposent d’utiliser le poids des fonds de pension détenus par les salariés pour transformer les modes de gestion des entreprises. Les fonds éthiques, les fonds de pension ou d’épargne salariale, en pratiquant « l’activisme actionnarial » et/ou la sélectivité des investissements [23], pourraient imposer aux Directions d’entreprise des critères sociaux ou environnementaux qui complèteraient les critères financiers classiques. Par le mécanisme de « l’investissement socialement responsable » les entreprises « vertueuses » auraient ainsi un accès privilégié au financement actionnarial et bénéficieraient d’une meilleure valorisation boursière. Une nouvelle régulation s’imposerait alors, plus favorable aux salariés et à l’environnement.

Cette proposition n’échappe pas à la critique faite précédemment du modèle de la valeur actionnariale, concernant l’impossibilité pour des actionnaires très minoritaires et extérieurs aux entreprises de contrôler réellement les décisions stratégiques du management. Le développement de l’actionnariat salarié – c’est-à-dire l’investissement de l’épargne salariale dans les actions de l’entreprise où travaillent les salariés – s’il pourrait permettre un meilleur contrôle, amènerait, comme le cas Enron l’a illustré, à des prises de risques inacceptables pour les salariés.

Le cas des États-Unis est souvent présenté comme particulièrement favorable à un tel processus du fait du fort développement des fonds de pension. Mais la loi Erisa, qui préside au fonctionnement de l’industrie financière, interdit strictement aux gestionnaires de ces fonds de prendre en considération d’autres objectifs que ceux de la valeur pour les actionnaires (Montagne, 2004). Le bilan de l’activisme actionnarial de l’AFL-CIO [24] est ainsi particulièrement décevant du point de vue de la capacité des syndicats à faire peser les intérêts spécifiques des salariés au sein des conseils d’administration.

Vouloir développer ces fonds de pension ou d’épargne salariale en Europe continentale, où ils pèsent aujourd’hui d’un poids bien plus faible sur les marchés financiers, apparaît un jeu fort risqué : pour des résultats bien incertains sur les orientations des Directions d’entreprise, on fragilisera gravement le financement des retraites par répartition, et on aggravera les différenciations au sein du salariat, au profit des salariés les plus qualifiés appartenant aux grands groupes.

D’abord stopper l’offensive de la souveraineté actionnariale en Europe

Le second choix, optant pour une rupture radicale avec le modèle de la souveraineté actionnariale, est le seul qui permette de progresser dans la direction d’une responsabilisation des entreprises vis-à-vis des choix démocratiques en matière sociale et environnementale. Il peut et doit s’appuyer, en Europe continentale, sur l’ensemble des dispositifs juridiques qui contribuent à préserver, de manière plus ou moins marquée, les entreprises des fluctuations des marchés de capitaux. Or l’Union européenne s’emploie aujourd’hui à affaiblir, voire à démanteler ces protections. Il importe pour commencer de mettre un terme à ces politiques.

Il s’agit d’abord de rouvrir le débat sur les nouvelles normes comptables européennes, qui s’appliquent en 2005 aux sociétés cotées de l’Union [25]. L’adoption par l’Union européenne du cadre comptable produit par l’International Accounting Standard Board (IASB) pose un double problème. Un problème démocratique d’abord : le financement de l’IASB et la nomination de ses membres sont assurés par une fondation privée (l’International Accounting Standard Committee), immatriculée au Delaware. L’Union européenne ne dispose d’aucune représentation au conseil d’administration de cette fondation. Il s’agit en conséquence d’une véritable privatisation des règles comptables, dont les enjeux sociaux et politiques ne doivent pas être négligés [26]. Un problème de fond surtout : le principe constitutif de la comptabilité IASB est celui de l’évaluation des actifs et des passifs à leur « juste valeur » (fair value) – lorsque ceci est possible. La « juste valeur » d’un actif est définie comme sa valeur sur un marché liquide ou, en l’absence d’un tel marché, comme la valeur estimée grâce à l’utilisation d’un modèle théorique adéquat. Ce principe, qui vise à rompre avec la méthode des coûts historiques et le principe de prudence, correspond à une vision pro-actionnariale de la comptabilité : les marchés liquides seraient les seuls à fournir une valeur « acceptable » des éléments de bilan. Acceptable doit s’entendre ici comme permettant aux investisseurs d’allouer au mieux leurs actifs sur les marchés boursiers.

Non seulement cette vision de la comptabilité ne tient aucun compte du point de vue des autres parties prenantes à l’entreprise, mais encore accentue-t-elle la sensibilité des entreprises aux fluctuations des marchés boursiers. Au total, l’adoption du cadre IASB constitue un abandon de souveraineté pour l’Union et participe au processus de financiarisation en cours (Aglietta et Rebérioux 2004).

Il s’agit ensuite de freiner les prises de contrôle hostiles, par le biais d’OPA ou d’OPE. La directive adoptée en décembre 2003 suite au rapport « Winter I » rend optionnel pour chaque pays le « principe de neutralité », selon lequel seuls les actionnaires seraient en droit de décider du sort de la société en cas de prises de contrôle hostiles – les dirigeants et le conseil d’administration devant s’effacer. Pourtant, ces opérations engagent très largement le sort de l’entreprise : en témoignent les restructurations qui suivent très généralement ce type d’opérations. En conséquence, le renforcement du modèle continental passe par un rejet de ce principe. L’optionalité signifie ici que chaque État membre de l’Union pourra décider, au moment de la transposition de la directive en droit national, de retenir ou non cet article. Les débats vont donc se déplacer aux niveaux nationaux.

Le rejet des normes comptables IASB et du principe de neutralité en cas d’OPA/OPE permettrait de contester le processus de financiarisation des entreprises en réaffirmant la nature institutionnelle de celles-ci. Mais on ne peut se contenter de la défense d’un modèle européen dont l’unité et la cohérence restent largement à définir. L’objectif majeur est, par le biais de réformes institutionnelles profondes du mode de gouvernance des entreprises, de rééquilibrer les forces en présence, afin de faire peser réellement dans les prises de décision les intérêts des salariés et des parties prenantes extérieures. Il s’agit plus fondamentalement de poser des jalons pour une démocratisation radicale de la vie économique, où aucune décision majeure ne devrait être prise sans la participation active et prioritaire des populations directement intéressées.

Dans cette optique, et en se limitant à la question de la répartition du pouvoir de décision dans l’entreprise, deux pistes principales se présentent : la représentation des salariés dans les Conseils d’administration (CA) et l’extension des prérogatives des Comités d’entreprise (CE). Nous serons conduits à privilégier la seconde piste, même si la première peut constituer un complément utile. En effet la représentation des salariés au Conseil d’administration ne peut influencer durablement et profondément la logique de gestion que dans deux cas : si elle est majoritaire ou si elle s’appuie sur de forts contre-pouvoirs à l’extérieur du Conseil d’administration.

La détention de la majorité des voix au CA par les salariés correspond à une forme d’autogestion de l’entreprise, comme dans les coopératives ouvrières. La généralisation de ce mode de gouvernance représenterait une véritable révolution dans les droits de propriété capitalistes, qu’on peut juger ou non souhaitable (nous y reviendrons) mais qui n’est que très rarement envisagée par les partisans du renforcement de la place des salariés dans les instances de direction des entreprises. Reste la représentation paritaire ou minoritaire.

La représentation des salariés au Conseil d’administration

On sait qu’en Allemagne, depuis 1976, les représentants des salariés siègent au Conseil de surveillance [27], à parité avec les entreprises dans les sociétés employant plus de 2000 salariés. Ce régime concerne plus de 4 millions de salariés dans plus de 700 entreprises. En France, dans les entreprises nationalisées en 1982, les salariés disposaient d’une représentation, minoritaire, au CA. La CFDT ou la CGT demandent un Le droit des salariés à siéger en tant que salariés dans les instances de décision de toutes les grandes entreprises est une revendication traditionnelle de la CFDT, mais également, depuis peu, de la CGT : « Certains voudraient réserver aux seuls salariés devenus actionnaires le droit éventuel d’être assis à la table. Nous dénions au propriétaire faisant fructifier son capital ce privilège exclusif, et nous estimons que ceux qui produisent les richesses par leur travail devraient avoir le droit, à ce seul titre, d’être présents là où s’élaborent les décisions. Il faut donc que les représentants des salariés puissent tenir leur place »(Thibaut, 2001, p. 73). On peut pourtant penser que cette représentation, en elle-même, ne modifie pas profondément la nature des rapports sociaux dans l’entreprise.

Ainsi en Allemagne, en cas d’égalité dans un vote, la voix du Président, élu par les actionnaires, emporte la décision. La pratique courante, en cas de conflit entre les deux moitiés du Conseil de surveillance, est que les actionnaires tiennent une réunion préalable à la réunion formelle du Conseil et se mettent d’accord sur les décisions à prendre. Celles-ci sont ensuite avalisées par le Conseil, après un débat largement formel, grâce à la voix prédominante du Président [28]. De même en France, dans les entreprises publiques ou privatisées où des représentants élus des salariés siègent au CA, la Direction arrive le plus souvent aux réunions formelles après avoir convenu préalablement des décisions à prendre avec l’État ou les actionnaires. Les représentants des salariés peuvent librement intervenir dans les débats du CA, mais leur voix ne compte plus guère. En outre, secret de la concurrence oblige, ils sont tenus à la confidentialité des débats, et ne peuvent rendre compte à leurs électeurs de la teneur des échanges au sein du CA. Le risque existe qu’ils s’éloignent des intérêts et points de vue de leurs mandants, et se fassent « coopter » par le management.

Bien entendu, le poids des élus peut être plus important quand les salariés sont mobilisés autour des enjeux des débats du CA, et exercent une pression directe sur la Direction. Mais dans ce cas la réunion du CA diffère peu d’une réunion de négociation où la Direction négocie ses projets avec les représentants du personnel. Les élus au CA ne tiennent pas leur pouvoir de leur position institutionnelle dans le CA mais de la pression externe qui s’exerce sur le CA et qu’ils se chargent de relayer en son sein. C’est pourquoi il apparaît prioritaire de renforcer institutionnellement les capacités de mobilisation autonome des salariés et des autres parties prenantes, avant d’envisager l’élargissement de leur participation aux instances de direction. L’instance la plus favorable à cet effet est bien entendu le Comité d’entreprise, élu par l’ensemble des salariés, et qui devrait être – dans notre optique – élargi à d’autres acteurs concernés directement par la vie de l’entreprise.

Pour un renforcement des droits des Comités d’entreprise

Aussi, la voie la plus urgente nous paraît-elle celle d’un renforcement des droits du Comité d’entreprise (CE), rassemblant les représentants élus du personnel.

Les droits à l’information et à la consultation ne doivent pas être négligés. Ils doivent permettre au personnel de disposer d’une information rapide et fiable, d’élaborer et de faire connaître son point de vue à la Direction concernant l’« intérêt de l’entreprise ». L’existence d’un « forum », d’un lieu où sont mises en débat les orientations managériales, peut favoriser l’information et la mobilisation des salariés en défense de leurs intérêts et de ceux de l’entreprise ; l’existence de procédures légales d’information et de consultation donne des points d’appui, limités mais réels, pour faire pression sur les Directions notamment par le recours au contentieux judiciaire. Il en résulte parfois des inflexions dans les décisions en matière par exemple d’emploi et de licenciements. Parallèlement, on l’a vu, ces droits sont au fondement, en France au moins, d’un système de « co-surveillance », exercée simultanément par les instances représentatives du personnel et le juge. Face aux dérives et à la vacuité du contrôle propre à une gouvernance centrée sur la seule création de valeur pour l’actionnaire, le renforcement de ces droits participerait ainsi à une responsabilisation accrue des dirigeants.

On peut noter, au niveau européen, une reconnaissance de ces droits avec l’adoption en 2002 de la directive sur l’information/consultation au niveau national, pour toutes les entreprises de plus de 50 salariés et la création au niveau transnational des comités de groupes européens, institués par la directive 94/41.

L’information / consultation, pour importante qu’elle soit, ne suffit pourtant pas. Les salariés et leurs représentants sont le plus souvent mis au pied du mur, car les restructurations et les réorganisations du procès de travail obéissent en général à des considérations strictement financières et non négociables. En réaction à la financiarisation accélérée de l’économie mondiale, il convient alors de doter les CE non plus seulement de droits à l’information / consultation, mais de droits à la cogestion (c’est-à-dire d’une obligation d’accord, autrement dit d’un droit de veto) sur certains sujets concernant les salariés. Le Betriebsrat allemand dispose ainsi, on l’a vu, d’un droit de cogestion (ou d’un droit de veto) sur les conséquences sociales et personnelles des orientations économiques et financières de l’entreprise. En d’autres termes, la Direction ne peut, sur ces questions, prendre de décisions unilatérales : elle a pour obligation de négocier et de conclure un accord avec les représentants élus des salariés.

Une extension de ces droits en Europe représenterait un premier pas important vers le rééquilibrage des pouvoirs dans l’entreprise. Aujourd’hui la « co-détermination » est sous une forte pression du patronat allemand, qui l’accuse d’être un handicap dans la concurrence internationale, une rigidité source de perte de compétitivité et de chômage. Son extension au plan européen – l’harmonisation dans le progrès, comme le disait le traité de Rome du temps où la construction européenne autorisait le progrès social – permettrait de clore ce débat en Allemagne…

L’extension géographique devrait s’accompagner d’une extension thématique. Le CE devrait pouvoir délibérer non seulement sur les conséquences des décisions stratégiques en termes d’emploi ou de salaires, mais sur ces décisions elles-mêmes. En effet, accepter de limiter les prérogatives des CE aux seules conséquences des décisions stratégiques, c’est reconnaître que la Direction n’est responsable de ces décisions que devant le CA, où les actionnaires sont soit seuls représentés, soit en situation dominante. C’est accepter que l’entreprise appartienne à ses seuls actionnaires, même si ceux-ci doivent composer avec les intérêts des salariés. A l’inverse, dans une conception institutionnelle de l’entreprise, cette dernière ne se réduit pas à la société des actionnaires : l’entreprise-institution appartient également à ses salariés. Leurs droits de propriété ne découlent pas de la possession de titres financiers mais de leur apport quotidien et permanent en compétences et en capacité de travail. Si la légitimité du droit des actionnaires à contrôler les décisions stratégiques vient du fait que ces décisions auront un impact sur leurs dividendes, que dire de la légitimité du contrôle par les salariés ? Car les décisions auront un impact sur leur salaire et leur emploi, c’est-à-dire sur leurs moyens de vie et leur identité sociale. Leur légitimité est plus forte que celle des actionnaires : ils ont plus à perdre à une mauvaise gestion de l’entreprise que des investisseurs qui ont en général les moyens de diversifier leurs placements.

C’est pourquoi le CE devrait avoir un droit de veto sur les décisions stratégiques majeures qui déterminent le développement de l’entreprise, de l’emploi et des salaires, c’est-à-dire non seulement les décisions en matière sociale (emploi, salaires, etc.), mais les décisions d’investissement elles-mêmes (montant, nature, localisation, etc.). Autrement dit, la Direction devrait faire approuver le programme annuel d’investissement non seulement par le CA mais par le CE. De fait, les stratégies d’investissement antérieures conditionnent largement les décisions en matière d’emploi et de salaires : le pouvoir sur les secondes sans influence sur les premières est souvent illusoire. Nul doute que cette obligation d’accord avec le CE amènerait les Directions d’entreprise à prendre en compte bien plus en amont les conséquences sociales de leurs projets de développement et à les argumenter de façon bien plus détaillée vis-à-vis du personnel.

Pour un double élargissement de la composition du Comité d’entreprise

Le mode de fonctionnement de l’entreprise néo-libérale en réseau a deux conséquences majeures : il amène un éclatement des collectifs de travail réels et il induit un rejet (une « externalisation », disent les économistes) de nombreuses nuisances sur le reste de la société. Ces deux conséquences justifient un double élargissement de la composition du CE, afin que celui-ci rassemble les acteurs directement intéressés par l’impact des prises de décision de la Direction : les salariés des entreprises sous-traitantes (au moins de premier rang), et les principales parties prenantes extérieures à l’entreprise (associations de riverains, de consommateurs ou usagers, écologistes, pouvoirs publics territoriaux, etc.).

Souvent les premiers touchés par des décisions du donneur d’ordre, les salariés des sous-traitants, quand ils ont un CE, se trouvent confrontés à un employeur qui ne dispose que d’une très faible autonomie par rapport au donneur d’ordres. Il n’est pas rare qu’employeur et syndicats du donneur d’ordres amortissent les conséquences sociales d’un choc économique en les reportant sur les entreprises sous-traitantes. Cette mise en concurrence des salariés entre eux aboutit à fragiliser la situation de tous en empêchant toute réaction commune. Intégrer les entreprises sous-traitantes au sein du CE du donneur d’ordres permettrait au contraire d’instituer un lieu de construction des convergences entre salariés appartenant objectivement au même collectif de travail [29].

Les pratiques néo-libérales de gestion amènent de plus en plus les entreprises à rejeter sur leur environnement des nuisances écologiques (pollutions, marées noires, effet de serre, etc.), sanitaires (accidents industriels, maladies professionnelles le plus souvent non reconnues, contamination du voisinage, etc.), sociétales (chômage, discriminations, exclusions, etc.). Cette production d’externalités négatives est stimulée par la course éperdue à la compétitivité et à la rentabilité dans un contexte de « guerre économique » et de pression des critères financiers. Elle n’est pas véritablement contrecarrée par les simulacres d’autorégulation que les entreprises mettent en place avec les démarches de « responsabilité sociale » [30], et qui visent avant tout à préserver l’image de la firme sans modifier substantiellement son comportement.

Face à ces dégâts qui ne cessent de s’aggraver, la société civile tend à s’organiser dans des associations (Organisations Non Gouvernementales) thématiques, qui sont de plus en plus amenées à prendre en compte les comportements des entreprises dans leurs revendications et objectifs d’action. Associations écologistes, de défense des droits de l’homme, de défense des malades, de solidarité Nord-Sud, féministes, etc., ont accru leur pression sur les transnationales au cours de la décennie écoulée. Greenpeace a ciblé Shell ou Areva, Amnesty ou la FIDH se sont investies sur le terrain des droits économiques et sociaux, Act Up ou Médecins sans Frontières ont harcelé les laboratoires pharmaceutiques, etc.

Ce mouvement traduit l’exigence croissante des acteurs de la société civile, indépendamment des pouvoirs étatiques ou économiques, d’obtenir des entreprises qu’elles respectent les droits des personnes et l’environnement. Malheureusement, ces pressions s’exercent trop souvent sans coordination avec, voire directement contre, les organisations syndicales des entreprises concernées. Les tensions récurrentes entre écologistes et syndicalistes d’EDF ou d’Areva, ou entre riverains de Toulouse et ouvriers d’AZF, ne sont pas des exceptions isolées. Le mouvement altermondialiste est un espace où il est possible de débattre de ces contradictions, voire de les surmonter. Mais ce n’est évidemment pas suffisant. Il est décisif que s’instaurent, dans les entreprises et les localités, des lieux de débat et de décision où puissent se confronter positivement les logiques de ces différents acteurs, dont l’intérêt commun est de faire reculer la logique prédatrice de l’accumulation financière.

C’est en cela que l’élargissement des CE à ces acteurs de la société civile marquerait une avancée importante de la pression démocratique sur les pouvoirs économiques. Bien sûr, il faudrait définir soigneusement, par la loi, la nature des associations qui seraient habilitées à siéger dans les CE élargis, ainsi que leur poids dans les votes. On peut supposer que dans la plupart des cas les salariés conserveraient la majorité des voix au sein du CE. Mais la présence des parties prenantes extérieures avec voie délibérative pourrait favoriser la construction d’alliances entre le mouvement syndical et le mouvement associatif, autour d’enjeux locaux (mais aussi nationaux ou internationaux) clairement délimités. Cette dynamique donnerait une plus grande légitimité aux délibérations du CE, dans la mesure où celui-ci travaillerait à la co-construction de l’intérêt des salariés et de celui de la société dans son ensemble. Le CE exprimerait ainsi non seulement les aspirations des salariés en tant que salariés, mais en tant qu’habitants, citoyens, consommateurs, etc. La position du CE serait renforcée d’autant par rapport au CA, ce qui permettrait aux administrateurs salariés de peser beaucoup plus efficacement sur les décisions de celui-ci.

6. Conclusion

La financiarisation des économies a mis au premier plan la question de la gouvernance d’entreprise. En affirmant que la finalité des entreprises est de servir ses seuls actionnaires, l’idéologie de la valeur actionnariale exprime les intérêts des acteurs dominants de cette financiarisation. Portée par un ensemble hétérogène d’acteurs (investisseurs institutionnels, économistes, juristes, etc.), cette idéologie fonde un nombre croissant de dispositifs et/ou de procédures régulant l’exercice du pouvoir dans les grandes sociétés cotées : stock-options, « indépendance » des administrateurs, prises de contrôle hostiles, etc. Les effets sont désastreux : l’entreprise perd son statut intégrateur, les risques sont reportés sur les salariés et les inégalités se creusent. Dans le même temps, le contrôle s’efface, renforçant l’instabilité d’un capitalisme où les marchés boursiers jouent un rôle prépondérant. Les scandales financiers de l’ère Enron sont une première annonce des crises à venir, si une inflexion majeure n’est pas impulsée.

Cette inflexion doit s’appuyer sur les dispositifs juridiques qui dessinent les contours, en Europe continentale, d’une conception institutionnelle de l’entreprise. En particulier, les droits des salariés et des principales parties prenantes extérieures à intervenir dans les processus décisionnels doivent être renforcés ou instaurés, de manière à rééquilibrer les rapports de force et à progresser vers un contrôle démocratique efficace des décisions économiques majeures que prennent aujourd’hui, en toute irresponsabilité, les Directions des entreprises.

Thomas Coutrot, Antoine Rebérioux, Février 2005

Note élaborée dans le cadre du groupe de travail du Conseil scientifique d’Attac
« Economie solidaire et démocratie économique »

P.-S.

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Notes

[1Par liquidité, on entend la possibilité de se défaire au plus vite de son actif, sans perte de valeur.

[2Offre Publique d’Achat, réalisée en numéraire (cash).

[3Offre Publique d’Echange, réalisée en titres (actions).

[4Pour un pays donné, il s’agit de la valeur totale (en numéraire) des actions cotées sur les marchés nationaux.

[5Source :OCDE (2001)

[6En France, par exemple, le rapport Viénot I préconisait la présence de deux administrateurs indépendants, le rapport Viénot II passait à un tiers du conseil et le rapport Bouton à la moitié.

[7La suppression de ces dispositifs est réclamée depuis de nombreuses années par les autorités européennes, sans qu’une directive n’est pu toutefois être adoptée.

[8Ou ROE (Return On Equity), qui se définit comme le rapport du résultat net (ce qui reste aux actionnaires une fois les salariés et les créanciers payés) à la valeur comptable des fonds propres.

[9Le plus connu de ces outils est l’Economic Value Added (EVA), inventé et breveté par le cabinet Stern & Stewart.

[10On désigne par là l’ensemble des pays de l’Union avant l’élargissement de 2004, et à l’exception de la Grande-Bretagne et de l’Irlande.

[11L’étude coordonnée par Barca et Becht (2002) montre que la taille médiane du plus gros bloc d’actions est inférieure à 5 % des droits de vote aux États-Unis, contre 52 % en Allemagne et 20 % en France (pour les entreprises du CAC 40, dont l’actionnariat est relativement plus dispersé).

[12Dans ce texte, nous ne ferons pas de distinction entre conseil d’administration et conseil de surveillance. Il s’agit dans les deux cas de l’organe central de la société, qui doit accompagner et/ou surveiller la direction dans ses choix stratégiques. Lorsqu’il n’existe qu’un seul organe (structure unitaire), on parle de conseil d’administration. C’est le cas pour les firmes françaises, britanniques, américaines ou suédoises. Dans une structure duale, il existe deux organes : le directoire, qui regroupe les dirigeants, et le conseil de surveillance, qui joue le même rôle qu’un conseil d’administration dans une structure unitaire. Les sociétés allemandes ont une structure duale, de même que certaines grandes entreprises françaises qui y sont autorisées par la loi. La différence entre ces deux types de structure est tout à fait secondaire dans les débats qui nous intéressent. Il s’agit d’une question essentiellement organisationnelle, sans portée économique ou sociale réelle.

[13Plus précisément, cette forme de cogestion viale conseil de surveillance présente trois visages. Dans les industries sidérurgiques et minières, la loi de cogestion de 1951 prévoit une parité des sièges entre représentants des actionnaires et des salariés. La loi de cogestion de 1976 impose une « sous-parité » pour l’ensemble des entreprises de plus de 2000 travailleurs. Si le nombre de sièges réservés aux représentants des deux camps est égal, le président du conseil de surveillance, dont la voix compte double en cas de blocage, est élu par les actionnaires. Enfin, la loi constitutionnelle de 1952 étend la cogestion à l’ensemble des firmes dont l’effectif est compris entre 500 et 2000 salariés. Il ne s’agit alors plus d’une structure paritaire, puisque seul un tiers des sièges sont occupés par des représentants des salariés. La loi de 1976 est la plus importante des trois, puisqu’elle concernait, au milieu des années 1990, 4,5 millions de salariés, contre 1,5 pour celle de 1951 et 1 million pour celle de 1952 (Müller-Jentsch 1995).

[14Les seules exceptions sont l’Italie et la Suède, où les droits collectifs des travailleurs en matière de participation passent essentiellement par les syndicats.

[15Voir les directives 77/187 et 98/59 sur l’information-consultation en cas, respectivement, de transferts d’établissement et de licenciements collectifs et la directive 2002/14 sur l’information/consultation qui concerne l’ensemble des entreprises de plus de 50 salariés ou des établissements de plus de 20 salariés.

[16Voir la directive 94/41 sur les comités d’entreprise européen et la directive 2001/86 sur l’implication des salariés dans la société de droit européen.

[17Le projet de loi de modernisation sociale de 2002, adopté par la « gauche plurielle », limitait dans son article 107 le licenciement économique aux cas où il est « nécessaire à la sauvegarde de l’activité de l’entreprise », et non plus comme auparavant à la « compétitivité de l’entreprise ». Il s’agissait de rendre hors la loi les licenciements dits « boursiers », réalisés par des entreprises florissantes dans le but de faire encore monter le cours de leurs actions. Le Conseil Constitutionnel a censuré cet article.

[18La Securities and Echange Commission, créée en 1934, est l’autorité de réglementation des marchés de capitaux aux États-Unis.

[19Arthur Andersen a d’ailleurs été mis en liquidation, suite à la destruction de documents compromettants dans l’affaire Enron. Les autres grands cabinets d’audit ont également tous été compromis dans cette série de faillites.

[2016 sur 17 des analystes financiers couvrant Enron ont maintenu des ordres d’achat jusqu’en octobre 2001, attendant les révélations du Wall Street Journal pour réviser leur jugement.

[21Chief Executive Officer, équivalent du P-DG français.

[22Notons que si le texte ne prévoit pas explicitement l’obligation de mettre en place un comité d’audit, il indique qu’en cas d’absence d’un tel comité, la totalité des dispositions s’y rapportant (et notamment l’indépendance des membres) s’appliquera à l’ensemble du conseil d’administration. Le caractère très contraignant de cette disposition laisse donc envisager la constitution d’un comité d’audit dans la très grande majorité des sociétés cotées.

[23L’activisme actionnarial consiste à intervenir dans les Assemblées générales d’actionnaires pour faire adopter des résolutions favorables aux intérêts des salariés ou de l’environnement. La sélectivité des investissements consiste à privilégier dans les achats de titres les entreprises bénéficiant d’une bonne notation sociale et environnementale. Nicole Notat, ex-secrétaire générale de la CFDT, est aujourd’hui présidente de Vigeo, la principale agence de notation sociale en France.

[24L’AFL- CIO (American Federation of LaborCongress for Industrial Organization) constitue la principale confédération syndicale ouvrière aux États-Unis.

[25Cf. le règlement1606/2002/CE, adopté par le Parlement le 12 mars 2002.

[26Le « mécanisme d’adoption » prévu par le règlement n’y change rien. Selon ce mécanisme, une norme comptable fait d’abord l’objet d’un avis par un groupe d’expert placé auprès de la Commission, l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group). Sur la base de cet avis, un comité composé de représentants des États membres, l’ARC (Accounting Regulatory Committee), se prononce par vote sur l’adoption de la norme. L’Union ne peut donc qu’accepter ou refuser une norme ; elle ne peut en revanche ni participer à son élaboration, ni la modifier.

[27On rappelle que le Conseil de surveillance (CS) constitue l’équivalent fonctionnel du CA dans une structure duale de gouvernance. Les commentaires qui suivent tendent donc à confondre CS et CA.

[28Voir Hans F. Sennholz, « Co-Determination in West Germany » (http://www.libertyhaven.com/countriesandregions/germany/codetermination.shtml), pour une intéressante description, d’un point de vue ultra-libéral, de l’innocuité du système allemand de codétermination (hormis le cas de l’acier et du charbon où le pouvoir salarié est réel).

[29On pourrait alors parler de « coactivité » au sens large, désignant par là la coopération dans la production d’un bien ou service, indépendamment des frontières géographiques de l’établissement ou des frontières juridiques de l’entreprise.

[30« RSE ou contrôle démocratique des décisions économiques ? », Conseil scientifique d’Attac, 2002.

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