Biocivilisation ou sociétés du bien vivre ?

mardi 25 mars 2014, par Geneviève Azam

La crise actuelle prend des allures d’effondrement, de perturbation majeure, car la soumission de la plus grande part des activités humaines et des sociétés à l’ordre de l’efficience économique, du profit et de la rationalité technicienne, produit une intrication inédite des crises. En se globalisant, le capitalisme a tenté d’absorber tout ce qui lui était extérieur : il se trouve confronté à des limites sociales et environnementales, qui certes peuvent être franchies, mais sans qu’il puisse se parer des vertus de la civilisation. Il est explicitement un processus de dé-civilisation qui suscite des résistances nombreuses. Quelles sont les voies, les chemins à emprunter pour redéfinir un monde commun entre les humains et entre les humains et la Terre ?

Une crise de civilisation : l’échec de la modernité occidentale dépasse le capitalisme

La modernité occidentale n’a pas permis l’accomplissement du projet d’autonomie des personnes et des sociétés, qui était pourtant à son fondement. Elle s’est accompagnée en effet d’un projet de maîtrise rationnelle du monde, des sociétés et de la Terre, qui fut un des terreaux du capitalisme. La confusion de la raison avec la raison économique a conduit à confondre le rationnel et le raisonnable, à soumettre l’éthique et le politique à la règle de l’efficience rationnelle, à confondre les fins et les moyens. Loin d’accomplir les projets d’autonomie, cette vision unidimensionnelle du monde, exprimée jusqu’à la caricature par le néolibéralisme, fait de l’adaptation et du conformisme, ses points cardinaux. Le temps social, le temps humain, le temps naturel, loin de s’affirmer en propre, ont été absorbés par le temps économique, le « juste à temps » et le temps « réel ».

Le développement des forces « productives », considéré par les « progressistes » comme un passage obligé vers le socialisme, la croissance invoquée comme condition nécessaire de la justice sociale, sont des forces « destructives » réduisant le travail et la nature à des ressources, qui, une fois utilisées, laissent un monde de déchets, un monde en friche. La destruction de toute forme de propriété commune, l’expropriation de la propriété-usage, conduit au dépouillement de masses de plus en plus nombreuses, dont la figure centrale est celle des migrants qui ne trouvent aucun lieu d’accueil.

Le désir d’amélioration a été absorbé dans une figure du progrès, conçu dans un temps linéaire comme une norme historique qui s’impose aux sociétés et aux êtres et dessine le chemin de l’Histoire. Les régressions sont impensées et comprises comme un mal nécessaire sur la route du mieux. Cette vision, qui fut largement consensuelle, dévalorise le passé au point que la continuité historique est perdue. Elle ignore les irréversibilités sociales et écologiques engendrées par la violence du projet de maîtrise rationnelle du monde, identifiée au « progrès ».

Les menaces d’effondrement écologique témoignent de l’échec de ce projet de maîtrise et de domination rationnelle de la nature, antérieur au capitalisme proprement dit. Le dualisme occidental instituant une opposition entre la nature et la société a pu être compris comme un rempart contre toutes les formes de naturalisme social et de justification des inégalités et des dominations. Mais cette séparation a été pensée comme une rupture du lien entre les sociétés et la nature, comme un déni de la part terrestre et naturelle de la condition humaine, comme une possibilité de sociétés fluides, quasiment hors sol. L’émancipation et le progrès ont été vécus souvent sur le mode de la guerre contre la nature : si la nature est pur objet fabriqué ou simple construction sociale, alors « elle n’existe pas ». Cette manière de voir est le pendant du terrible énoncé de Margaret Thatcher : « la société n’existe pas ».

Le défi nouveau pour l’humanité - assurer la pérennité des sociétés sur la Terre- ne peut être relevé à partir de telles représentations. L’humanité concrète, comme peuple de la Terre, est devenue une force géologique : nous ne subissons plus seulement le climat, nous le faisons. L’histoire au long cours de la Terre croise désormais celle des sociétés : nous vivons dans l’anthropocène, une période qui fait de l’humanité une force capable de modifier significativement l’histoire au long cours de la Terre, capable donc, sans le vouloir, de rendre la Terre inhabitable pour les humains et de nombreuses autres espèces.

Démesure et démocratie

La démesure contemporaine se lit notamment dans les capacités de l’économie et de la finance à fabriquer une mégamachine capable de soumettre les sociétés à leurs lois, de briser et franchir les limites de l’entendement humain et des capacités physiques de la Terre. Elle aboutit à la fermeture de l’espace politique, privant les citoyens de la capacité des choix et réduisant le processus démocratique à un rêve obsolète. La démocratie, définie ici brièvement comme un processus dans lequel les décisions d’intérêt commun sont prises au terme d’un débat public entre égaux, tend en effet à être remplacée par un jeu de lobbies et d’experts, relayé par une propagande médiatique diffusant la vision d’un monde technocratique et efficient.

La technique s’est non seulement autonomisée, auto-accrue, mais elle semble capable de se prononcer à notre place, et de manière plus efficiente que nous. Ainsi et pour exemple, les ordres de grandeur du marché global, notamment ceux des marchés financiers, les quantités astronomiques d’informations à traiter sur l’instant pour optimiser les gains, ont favorisé le développement du trading algorithmique qui opère via des échanges entre systèmes numériques sophistiqués qui effectuent des ordres d’achat et de vente. Ce trading haute fréquence, qui remplace la décision humaine, n’est pas marginal : aux États-Unis, trois quart des échanges d’actions se réalisent ainsi.

Ce techno-capitalisme se nourrit de la crise écologique, qui se révèle une épreuve pour la démocratie. Alors que les limites des capacités de la Terre à absorber les conséquences d’un modèle de production et de consommation sont dépassées, les solutions préconisées convergent vers une transformation de la nature en objet financier et la recherche de techniques capables de fabriquer une planète intelligente (smart), des villes intelligentes, une agriculture intelligente, capables de s’adapter aux nouvelles conditions de la vie sur Terre, avec des écosystèmes ravagés. Ce déchaînement des puissances économiques et de la technoscience, dans tous les domaines, ruine les ambitions démocratiques. Comme l’écrivait déjà G. Anders, « Les objets que nous sommes habitués à produire à l’aide d’une technique impossible à endiguer, et les effets que nous sommes capables de déclencher sont désormais si gigantesques et écrasants que nous ne pouvons plus les concevoir, sans parler de les identifier, comme étant nôtres » [1]. De là découlent le fatalisme et la perte du pouvoir d’agir collectivement.

Cette situation est tragique au sens de la tragédie grecque. Certes la tragédie est un spectacle, mais elle met en scène les évènements et leur articulation ; elle rend le destin intelligible. Elle exhibe les méfaits de la démesure, de l’hubris, et elle est finalement un appel à l’autolimitation. C’est le sens de l’attention qu’à porté le philosophe C. Castoriadis à la tragédie grecque, qui fut inventée à Athènes en même temps que la politique et la démocratie. Dans un monde où les lois sont l’œuvre des humains et non plus celle de puissances transcendantes, la démocratie et la transparence dans la délibération publique sont en effet les conditions de la mesure pour l’exercice du pouvoir et pour la maîtrise de la démesure, toujours potentiellement présente dans les affaires humaines.

Une des premières conditions de la démocratie est donc l’acceptation raisonnée et assumée de la finitude du monde et de sa fragilité et ceci d’autant plus que l’humanité, dans son existence, ne va plus de soi : Elle devrait faire sienne cette réflexion d’Albert Camus : « La vraie maîtrise consiste à faire justice des préjugés du temps, et d’abord du plus profond et du plus malheureux d’entre eux, qui veut que l’homme délivré de la démesure en soit réduit à une sagesse pauvre » [2].

Les luttes qui s’affrontent désormais à cette démesure, à la dé-civilisation induite par une planète et une humanité dites « intelligentes » et « augmentées », par des « grands projets inutiles et imposés », par la fabrication et l’amélioration du vivant, par l’accélération de l’extraction des ressources naturelles, par la concentration du pouvoir économique et financier, réactualisent le combat démocratique. Sobriété, convivialité, lenteur, bien vivre, sont les voies d’une sagesse renouvelée.

Les méprises de l’économie verte, une bioéconomie à l’envers

La reconnaissance de la crise écologique par les élites économiques modifie les rapports à la nature. Cette dernière a été pendant longtemps considérée essentiellement comme un objet mort, un stock dans lequel puiser des ressources, un environnement à la disposition des sociétés et des humains pour leurs activités économiques, un monde hostile devant être maîtrisé et dompté pour atteindre la civilisation. Cette représentation moderne n’a pas disparu comme en témoigne la course frénétique à l’extraction des ressources. De même que n’a pas disparu le postulat d’une concurrence naturelle des espèces et sa transposition dans l’ordre économique libéral, selon lequel les individus, munis d’une rationalité économique, font face à la lutte pour la vie et s’accomplissent dans la compétition. C’est pourquoi la justice sociale se trouve réduite à la correction des inégalités et le souci écologique à la réparation des dégâts environnementaux. Le développement durable, mis en avant au sommet de la Terre de Rio en 1992, était l’expression d’une telle représentation, fondée sur la tentative de concilier l’expansion économique, la justice sociale et la soutenabilité environnementale. Les politiques néolibérales ont rapidement emporté avec elles ces illusions : la globalisation économique et financière, la concurrence internationale, ont placé les lois de l’économie aux postes de commande. Il reste donc du développement durable la promotion de l’économie verte, qui a occupé le sommet de Rio en 2012.

Cette économie verte est l’objet des mêmes méprises que le développement durable. Y voir une reconnaissance des limites écologiques au modèle dominant, une tentative de soumettre enfin l’économie à des réglementations écologiques conduit à faire l’impasse sur l’idéologie qui la sous-tend et sur la puissance des intérêts en jeu. De même, y voir seulement une entreprise de greenwashing est insuffisant. Le vert de l’économie signifie la perspective de conquête d’un nouveau continent, bienvenu en ces temps de conscience de la finitude des ressources physiques. Ce continent vert, celui de la biodiversité et des services écosystémiques rendus gratuitement par la nature, se substituerait à l’économie brune du charbon et du pétrole. La nature n’est plus alors seulement un stock mort, limité, mais un objet vivant, une entreprise fournissant en continu les services de purification de l’eau, de captation du carbone, de pollinisation, de traitement des déchets, un laboratoire permettant de recréer à l’infini et à grande échelle les processus naturels. Dans ces conditions, la lutte pour la conservation ou la réparation des écosystèmes passe par la « gestion rationnelle » de ces services, c’est-à-dire par la suppression de la gratuité, l’attribution de droits de propriété et la construction de nouveaux marchés capables de gérer ces services en leur donnant un prix [3].

Cette représentation d’une nature détachée de sa matérialité s’accorde avec celle qui anime la finance globale. Les fonds d’investissement l’ont compris. Citons parmi tant d’autres Canopy Capital, qui en Guyana, dans la forêt amazonienne, n’a pas acheté la terre mais des droits sur les services écosystémiques de la réserve d’Iwokrama, stockage de l’eau et du carbone, modération des changements climatiques notamment. Les communautés locales du Sud ou les États, riches en biodiversité, n’auraient plus qu’à la faire fructifier en bon chefs d’entreprises, en échange de crédits biodiversité fournis aux transnationales et aux fonds financiers et utilisés ailleurs pour compenser des destructions ou pour spéculer sur les marchés financiers.

Dans le monde enchanté de l’économie verte, la notion de nature devient obsolète car elle est absorbée dans le cycle économique. La disparition de la séparation entre la nature et les sociétés, loin d’établir un rapport de coopération qui remplacerait la guerre menée contre la nature, supprimerait les frontières fondatrices entre les éléments naturels et les artifices humains.

Les processus écologiques sont incorporés au processus économique. C’est pourquoi le sens du terme « bioéconomie » s’est inversé. Alors que suite aux travaux de Georgescu Roegen, de René Passet et bien d’autres, il faisait de la sphère économique un sous système de la biosphère, la bioéconomie désigne maintenant l’inclusion de la biosphère comme sous système du système économique.

Réduire le vivant pour le fabriquer et l’inclure dans la machinerie techno-industrielle

Au lieu de la reconnaissance des limites, dans tous les domaines, c’est l’idée d’une nécessaire « augmentation » qui prévaut. L’humanité et la planète doivent en effet être « augmentées » pour s’adapter aux nouvelles conditions de vie sur Terre. La mainmise des humains sur la Nature atteint désormais des échelles gigantesques, puisqu’il s’agit de modifier la planète elle-même avec les projets de geoiengenierie. Mais elle se double d’une mainmise de la technique sur les humains eux-mêmes. La fabrication de la vie, en décomposant le vivant en cellules, tissus, molécules, tend à réduire la vie à de la matière à agencer, à un objet privé de toute subjectivité. De surcroît, l’humain apparaît comme un être inapte à assumer l’ampleur des tâches globales qui sont désormais devant lui ; il est marginalisé car la puissance de traitement par les machines des flots de données supplante la capacité de jugement. La démocratie apparaît alors archaïque et inutilement contraignante face à ces nouvelles puissances : « C’est un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble » [4]. Ce pouvoir se veut soft et ludique, à l’image des objets « intelligents » comme le smartphone, faisant corps avec les humains. C’est un bio-pouvoir, dont les effets peuvent être redoutables :
« Dès le moment où nous avons commencé à déclencher des processus naturels de notre cru (…), nous n’avons pas seulement accru notre pouvoir sur la nature (…), nous avons capté la nature dans le monde humain en tant que tel et effacé les frontières défensives entre les éléments naturels et l’artifice humain qui limitaient toutes les civilisations antérieures » [5].

Le vivant ne désigne plus telle ou telle autre forme concrète de vie, mais un objet abstrait, aggloméré, une fiction, préludes à sa représentation et sa transformation en ressource biologique, en machine à produire des « services écosystémiques ». Il est alors considéré comme une combinaison organisée de cellules élémentaires, un lego emboîtant des molécules, un objet délié et dépouillé de toute subjectivité. La matière vivante peut, semble-t-il à l’infini, être travaillée, agencée, fabriquée, manipulée. Autant de dispositifs qui rendent finalement légitime et souhaitable le remplacement du processus écologique de reproduction de la vie en un processus technologique de production. À l’inertie supposée du vivant, on oppose la dynamique de la technique.

Ainsi le vivant est-il devenu la matière première des biotechnologies qui capturent la capacité de la vie à émerger de manière abondante et gratuite, pour la fabriquer, la contenir, la prévoir et la planifier, pour la rendre efficiente et performante. Mais pour que ce projet s’accomplisse, « le vivant » doit être plié aux règles de la rationalité économique : réduit, simplifié, découpé, raréfié, privatisé, évalué. Ainsi, au nom de la transgression des limites imposées par la vie biologique et donc au nom de la liberté humaine et souvent même du bien-être et de la santé, la vie est capturée, tracée et réduite par les technologies du vivant qui prétendent en faire un objet modifiable et transformable à l’infini, voire un objet éternel.

Dans cet univers, l’antique question philosophique et politique, celle du comment vivre, est hors de propos. Au lieu d’être perçue comme source de sens et de création, la finitude du vivant et de la condition humaine, ses insuffisances et faiblesses, deviennent aliénation radicale, limite qui ne demande qu’à être franchie. Et au lieu du comment vivre, c’est le « comment croître » qui occupe l’espace laissé vacant.

Les limites à poser face à cette ultime volonté de maîtrise constituent un défi majeur pour l’humanité concrète et pour les écosystèmes. Contrairement aux promesses d’un avenir radieux rendu possible par le dépassement des limites biologiques de l’humanité et de la Terre, c’est par l’appauvrissement des capacités de la vie, par l’institution d’une rareté sur le vivant pour en supprimer la gratuité, par la capacité de le capturer et le programmer et donc par la capacité de le limiter, que s’unissent l’économie et la technoscience.

La nature et le vivant sont absorbés dans la grande fabrique productive qu’est la société économique. La relation utilitariste à la nature et à la vie, a permis de s’affranchir des limites matérielles et éthiques à la transformation du monde vivant en ressources économiques.

Parler d’économie de la biodiversité laisse bien entendre qu’elle est un bien économique. Par définition, un tel bien est rare, l’abondance étant contraire à toute dynamique de production et de travail. Or la biodiversité reste abondante, même si elle est aujourd’hui très atteinte. C’est la raison pour laquelle, sa mutation en bien économique exige que soit instituée une rareté, au sens économique du terme, seule à même de lui donner une valeur économique. La mise en place de droits de propriété sur le vivant, de brevets, qui assurent des barrières à son utilisation et instituent la rareté, opèrent ce bouleversement. Le brevet donne le droit d’exploiter sur le marché une invention ou une découverte en conférant le monopole de la commercialisation. C’est un droit de propriété incorporelle, qui assure un droit de jouissance sur l’objet breveté et ses applications. Il n’est pas exagéré de penser qu’il s’agit là d’une véritable rupture anthropologique.

Alors que se mettait en place au XIX° siècle le régime des brevets et des protections des inventions, l’exclusion du vivant n’a jamais été explicitement formulée, tant elle relevait d’une évidence tacite, d’une croyance incorporée ou d’un tabou qui ne saurait être transgressé. La gratuité du vivant et sa capacité infinie de reproduction empêchaient d’en concevoir l’appropriation. La question même de sa propriété ne se posait pas : l’idée de chose commune, de res communis excluait celle d’appropriation. Le développement des biotechnologies va bouleverser cet ordre. Au regard de ces industries, telle une machine, le vivant est réduit à des parties fragmentées, séparables et substituables et devient « matière biologique ».

Dans le domaine du vivant, cela s’est traduit par une transformation des droits de propriété avec l’arrêt dit Chakrabarty, édicté suite à la décision de la Cour Suprême américaine (1980) d’autoriser une demande de brevet sur une bactérie, déposée par Ananda Chakrabarty pour le compte de la société General Electric. La Cour Suprême, après des années de débat, a finalement accepté au motif que la nouvelle bactérie comportait des caractéristiques différentes de celles trouvées dans la nature et qu’elle était de ce fait le produit de l’ingéniosité humaine. À partir de cette période, le mouvement d’accaparement du vivant est lancé. Dès 1981, l’Office Européen des brevets modifie ses propres règles et permet le brevetage des micro-organismes. La rationalisation du droit et l’extension de ces dispositions à l’échelle internationale vont s’accélérer et globaliser ces droits de propriété sur le vivant. Alors que jusque-là, en accord avec l’Organisation Internationale de la Propriété intellectuelle (OMPI) qui dépend de l’ONU, les droits de propriété intellectuelle avaient une base territoriale, la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1994 déterritorialise ces droits et les fait entrer dans les négociations commerciales. Un des accords clé de l’OMC y est consacré, c’est l’accord A.D.P.I.C. (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce). Même si l’article 27 de ce texte évoque en préambule la possibilité de limitations pour les brevets sur le vivant, pour protéger l’ordre public, la santé ou l’environnement, l’article 27-1 de ce traité indique qu’un « un brevet pourra être obtenu pour toute invention, de produit ou de procédé, dans tous les domaines technologiques, à condition qu’elle soit nouvelle, qu’elle implique une activité inventive et qu’elle soit susceptible d’application industrielle ». Le vivant est d’emblée concerné puisqu’il s’agit de toute invention dans tous les domaines technologiques et les entreprises multinationales dans le domaine des bio-technologies peuvent ainsi disposer d’un immense réservoir de ressources.

L’Union Européenne, après une longue controverse, s’est convertie finalement à ce régime des brevets, avec la directive 98/44 de 1998 sur le vivant, qui va dans le sens de la législation américaine et internationale. Conformément au respect constant des pays européens pour la matière vivante comme bien commun, le Parlement Européen a rejeté ce texte à deux reprises en 1995. Après avoir été soumis à des pressions des entreprises transnationales pharmaceutiques et biotechnologiques, la directive sera adoptée en 1998.

S’approprier la « matière vivante » pour la maîtriser, la rationaliser a été la première étape pour sa re-fabrication ; les organismes vivants peuvent alors être considérés comme des entités hybrides, des cyborgs en tous genres, des mixtes biotiques abolissant les frontières entre nature et artifice.

La nature, comme flux infini de vie, est absorbée dans l’espace technique et socio-économique, elle peut être fabriquée, re-construite, voire immortalisée. Ainsi, aurions-nous salutairement aboli le grand partage entre nature et culture, le dualisme de la culture occidentale et sa conception instrumentale et dominatrice de la nature ? À regarder de plus près, cette abolition se concrétise par la fusion entre la nature et les sociétés, par l’abolition de la frontière pourtant nécessaire pour reconstruire un lien de coopération, et non plus d’opposition ou de concurrence, entre les sociétés et les écosystèmes qu’elle habitent.

Les ambiguïtés d’une biocivilisation

Si la crise de la civilisation occidentale peut être analysée comme celle du dualisme entre la civilisation et la nature, de l’opposition radicale entre culture et nature, alors une biocivilisation peut être conçue comme la réinscription des sociétés et des humains dans un univers naturel, dans la biosphère. Pourtant cette approche est à maints égards très problématique. En effet, le capitalisme contemporain répond à la crise en absorbant la nature dans le cycle économique. La bioéconomie ne désigne plus une représentation de l’économie comme sous-système de la biosphère, mais une représentation de la biosphère comme sous-système de l’économie. De surcroît, les technologies du vivant, en recréant ou tentant de recréer une seconde nature, abolissent les frontières entre le naturel et l’artificiel, si bien que la nature est absorbée littéralement par le système techno-économique. La nouvelle civilisation industrielle n’est plus fondée sur la séparation et l’opposition de la civilisation et de la nature, mais sur l’absorption de la nature dans la machinerie industrielle et financière. Elle est à ce titre une sorte de biocivilisation.

C’est pourquoi, cette notion, comme celle de bioéconomie, est détournée de son sens premier. Inscrire les sociétés, les cultures dans l’histoire de la biosphère ne signifie en rien supprimer la séparation entre ce qui relève de la nature et ce qui relève des sociétés. Cela signifie simplement considérer que cette séparation ne signifie pas rupture des liens. Assumer la part naturelle de la condition humaine ne supprime pas l’extériorité des humains par rapport au monde, extériorité qui fait des humains des êtres d’artifice. Les humains transforment en effet le monde qui leur est donné et il y a bien une artificialité de la vie humaine, synonyme de diversité, d’invention, de culture au sens fort, et bien sûr aussi de parure. Cet artifice n’en est plus un dès lors qu’il signifie la fabrication de la vie, la disparition des frontières par absorption des humains et de leur pluralité dans la machine réductrice de la technoscience.

Je préfère pour ma part l’idée d’une civilisation du bien vivre, de la coopération, de la relation entre les humains et avec la nature. Elle suppose un dialogue avec d’autres civilisations qui ont su préserver une « pensée de la relation », selon l’expression d’Edouard Glissant, et donnent sens à toutes les résistances socio-environnentales qui s’expriment dans le monde et dessinent des transformations systémiques.

P.-S.

Illustration : CC by-sa 3.0, Bruno Corpet (Quoique), via Wikimedia Commons

Notes

[1Gunter Anders, 2003, Nous, fils d’Eichmann, p.52, Payot&Rivages, Paris.

[2Albert Camus, L’homme révolté, p.373, Gallimard,

[3Genevieve Azam, Christophe Bonneuil, Maxime Combes, Attac-France, 2012, La naturaleza no tiene precio, Clave Intelectual, Madrid.

[4Michel Foucault, 1976, Histoire de la sexualité, Tome 1, La volonté de savoir, p.179, Gallimard.

[5Hannah Arendt, 1972, La condition de l’homme moderne, p.82, Calmann-Lévy, Paris.

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